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Le chant du monde, métamorphoses du vrai..The song of the world, metamorphosis of the real

Expositions..Exhibitions

Forme(s) simple(s), chapitre 2

La beauté est-elle simple?
La beauté est-elle une forme de vérité?
La vérité peut-elle participer à changer le monde à l'heure de la crise écologique?

Plongeons dans la simplicité vitale de l'art populaire, là où bruisse le chant du monde, un chant qui célèbre l'alliance discrète et essentielle de la beauté, de la vérité et du cosmos.
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Polaroïds de Damien Ropero
Photographies des œuvres par Léang Seng



« La beauté est vérité, la vérité beauté, voilà tout ce que l'on sait sur terre et c'est tout ce qu'il faut savoir. »

John Keats



« Ce n'est pas seulement aux livres, c'est à la Terre elle-même que je me suis adressé pour avoir la connaissance de la Terre. »

Élisée Reclus

« Viens, me dit la Muse

Chante-moi un chant qu'aucun poète ne m'a encore chanté,

Chante-moi l'universel.

Au cœur de cette vaste terre

Au fond même des grossièretés et des scories

sûrement enseveli dans son cœur,

germe le grain de la perfection. »

Walt Whitman

Il n'est pas de beauté plus belle que celle qui est déjà-là dit l'adage zen.
Il arrive que cette beauté se devine dans le ballet magique des arbres d'une forêt, dans l'ivresse du vent, au détour d'un regard posé sur un bout de trottoir. Il arrive aussi que cette beauté naisse de la rencontre gracieuse entre un regard, des gestes et un matériau, de cette alliance complice qui chante un monde que partagent l’entièreté du vivant et de la matière.
Ce sont ces deux visages d'une même simplicité que vise ce deuxième chapitre de notre cycle forme(s) simple(s) en célébrant l'art populaire.



Nymphe(s)

Un chaud soir d'été de mon enfance, j'ai assisté, au bord de la Charente, au réveil de la manne blanche, l'émergence de milliers d'éphémères, ces insectes volants ainsi nommés au regard des quelques heures dessinant leur vie aérienne.
Leur vie fugitive, contenue en une poignée d'heures, me semblait incommensurable. Je ne connaissais pas ce mot et j'ignorais alors que ces nuées exécutaient là leur unique et ultime ballet reproducteur après avoir d'abord passé trois années à l'état larvaire de nymphes. À cet instant, je sentais malgré tout, qu'hors de nos mesures, une vie pouvait se loger, non seulement une existence entière d'insecte, mais aussi une vie humaine, repliée en quelques instants de vérité.
Ce que j'approchais ainsi dans cette expérience de ma prime enfance, c'était d'autres nymphes, c'était la révélation de la scansion de la vie sur Terre, les pouvoirs mystérieux d’une nature toujours plus vivante que ceux qui la peuplent, c'était le poème d'une alliance secrète, la conjuration du vivant et des choses.
Commençait pour moi, une quête invisible pour les vivants et les morts, guidée par l'espoir inquiet qu'aucune vie ne soit en vain, ne soit sans but afin qu'au creux des bruits de la terre, lorsque la mort vient, on rit à gorge déployée parmi les pruniers. (Nagata Koî)

Nous essayons probablement toujours de reconstruire à coups de pelles et d'idées ce que nous perdons ailleurs. Quand je repense à ces toutes premières impressions, je me demande -comme Aldo Léopold- si le fait de grandir n'est pas plutôt une manière de rétrécir. Si l’expérience tant vantée par les adultes, et dont ils prétendent qu’elle manque aux enfants, n’est pas en réalité une dilution progressive de l’essentiel dans les futilités banales de la vie. L’éducation, j’en ai bien peur, c’est parfois apprendre à voir une chose en devenant aveugle à une autre et devenir alors « des petits garçons, des petites filles, des hommes, des femmes, bourrés de science comme d'une paille sèche. » (Jean Giono)

Une chose à laquelle nous sommes certainement devenus trop aveugles, c’est notre faculté à nous sentir partie de la nature. Ceux qui abusent de la Terre la considèrent comme une commodité dont ils disposent alors que la considérer au contraire comme une communauté à laquelle nous appartenons, permettrait de commencer à en faire usage avec amour et respect. Il n’y a (pourtant) pas d’autre moyen si nous voulons que la terre survive à l’impact de l’homme mécanisé, et si nous voulons engranger la moisson esthétique qu’elle est sans cesse capable d’offrir à la culture. (Aldo Leopold, Almanach d'un comté des sables, 1948)

Au départ de notre enquête, il y a la conviction que la conscience d'une beauté simple aide à nous relier au monde, à cette nature dont nous sommes partie.
Certaines œuvres, parce qu'elles sont l'expression intuitive d'une harmonie entre le vivant et la matière, apparaissent comme des chemins de traverses capables de nous reconnecter au primat trop oublié du sensible. « La beauté est d'abord dans le regard et la sûreté du coup d’œil, (elle) n'est ni plus ni moins organique que la délectation du gourmet », disait Georges Salles « (car) il y a autour des deux jouissances le même flou, le même silence de la raison. » Je ne prétends pas que réside en ces artefacts une voie toute puissante, mais plutôt une richesse de relief susceptible de nous rendre attentives et attentifs à certains enjeux capables de bousculer nos vies de leurs cours supposés, et peut-être de les emporter vers des destinations nouvelles.
Nous rendre sensible à leur beauté simple et effarante de naturel, c’est choisir un camp qui lutte de longue haleine: celui où l'on connaît la valeur des gestes discrets -médiateurs clandestins- capables de saisir cette beauté déjà présente. C'est le monde de la vérité des matériaux, de l'indifférence aux hiérarchies de l'art de la société du spectacle, le camp de ceux qui saisissent la beauté où elle est, comme l'outil d'un rapport au monde.



Pourquoi la galerie stimmung -vouée à l'artisanat et au bon design- s'intéresse t'elle encore à l'art populaire?
En nous interrogeant sur les gestes de l'artisan.e, nous touchons du doigt une communauté qui depuis la nuit des temps a initié un rapport plus juste et plus harmonieux à l'usage du monde.
Par son rapport à la matière, au territoire, par l'attention portée au souffle du quotidien, par l'humilité ambitieuse et discrète qu'il suppose, ce que l'on appelle l'art populaire, « 
l'art du peuple, l'art produit par le travail quotidien des humains pour leur usage quotidien », comme le définissait William Morris, forme probablement une des expressions artistiques le plus précieuse de notre humanité.
Il n'y a pas de rupture intellectuelle entre les mondes qui m'intéressent. Ce qui relie intimement ces mondes, c'est probablement le terreau que forment les rapports à la nature que connaissait l'art populaire ancien et qui fonde l'essentiel des pratiques artisanales qui, de la France au Japon en passant par les pays du nord de l'Europe, vont marquer le renouveau des arts décoratifs et notre capacité présente à retrouver une réaction censée aux choses.

Une telle éthique fait passer l’homo sapiens du rôle de conquérant de la communauté-terre à celui de membre et citoyen parmi d’autres de cette communauté. Elle implique le respect des autres membres, et aussi le respect de la communauté en tant que telle.(Leopold)
Nous intéresser à des chefs-d'œuvre discrets de l'art populaire, c'est donc nous donner les moyens de comprendre ce que fut la matrice originelle des artisanats des dix-neuvième et vingtième siècles. C'est rassembler et tenir lié ce que l'historiographie dominante a constamment tenu à distance : une certaine éthique du faire en dialogue avec la matière et son rapport existentiel à la quotidienneté. C'est rendre justice et renouer avec la force des savoir-faire qui s'exerçaient encore partout sur la planète jusqu'à l'imposition du modèle industriel, c'est entendre ce qu'ils peuvent encore dire, provoquer, à l'horizon du désastre écologique.

Fidèle à ma méthode, il ne s'agit point d'appeler ici à un quelconque retour au passé mais bien de comprendre ce que des détours par des passés et leurs pratiques, révèlent des mondes qui se cachent dans l'ombre projetée des choses.
C'est comprendre ce que ces choses nous disent aussi des manières de lutter contre l'intoxication du monde à l'heure du capitalocène.
C'est nous donner l'espoir d’entendre le chant du monde.


Bye bye Fibonacci!

« Aucun changement éthique important ne s’est jamais produit sans un remaniement intime de nos loyautés, de nos affections, de nos centres d’intérêt et de nos convictions intellectuelles. » prévient avec justesse Baptiste Morizot, tandis que dans son Almanach d'un comté des sables, Aldo Leopold soutenait dès 1948 que « la preuve que l’écologie n’a pas encore touché (aux) fondements de notre conduite, c’est que la philosophie et la religion n’en ont pas encore entendu parler. »  Si on ne peut, heureusement, plus tenir aussi fermement cette affirmation aujourd'hui, il reste beaucoup à arpenter pour que nos rapports au monde en soient profondément remodelés.
Partir ici ensemble d'une interrogation sur l'idée de beauté simple nous permet de mobiliser les objets d'art dans ce remaniement attendu de nos consciences.
Dire que la vérité est beauté, et la beauté, vérité, c'est prendre néanmoins un risque car à peine prononcé, le nom de beauté risque de disqualifier le propos qui le mobilise. D'aucuns froncent alors les sourcils, font la moue avant de s'autoriser à encadrer le débat sous couvert d'objectivité, de réalisme, de pragmatisme. Que cela passe par le poncif « des goûts et des couleurs... » ou par les récriminations de l'appareil critique et méthodologique du microcosme universitaire, sonder la beauté demeure difficile.
Elle semble comme entachée par principe, entachée parce que trop subjective, relevant à tout le moins d'une appréciation intérieure. Est-ce si honteux, si peu suffisant de se rendre attentif à ses propres perceptions?
Sommes-nous si différent.e.s les un.e.s des autres pour que nos perceptions ne puissent être partageables, communicables?
Sommes-nous si sot.e.s que nous croyons qu'il existe une objective pureté détachée de toute perception ?
Au fond, cette défiance témoigne d'abord de nos doutes à nous fier à nos sens, de notre capacité à accueillir la possibilité d'états ineffables et plus simplement encore du partage d'une expérience intime.
C'est notamment depuis le dix-huitième siècle, et a fortiori depuis la "révolution" industrielle, que notre époque moderne nie l'importance de la beauté, voire sa réalité. Comme le dit John Griffin, « si le concept de beauté semble aujourd'hui vague et nébuleux, subjectif et ouvert au débat, c'est parce que nous sommes habitués aux affirmations des sciences modernes sur ces sujets, même si celles-ci n'ont pas réussi à établir des mesures pour la beauté ». (De l'origine de la beauté, Hozhoni Editions, 2020)
Au cœur de cette gêne, et de la perte d'autonomie dont elle témoigne, se terrent quelques contradictions de nos sociétés occidentales modernes, notamment dans leur refoulement du métaphysique et du spirituel comme dans les écueils que provoquent sans cesse les dominations institutionnelles.

Au nom du réalisme, d'un pragmatique rationalisme, la modernité occidentale a modelé un être-au-monde qui doit pourtant composer autant qu'il le peut entre tangibilité scientifique mesurable et administrable et ce que son intuition sensible lui dit du sublime de l'existence. « Voyez ce que les réalistes ont fait pour nous. Ils nous ont mené à la guerre et au changement climatique, à une dimension inimaginable de pauvreté, à une destruction globale de l'environnement.
La moitié de l'humanité se couche affamée à cause de tous les chefs d'État réalistes du monde. Je dis aux gens qui me traitent d'« irréaliste » de me montrer ce que leur réalisme a fait. Le concept de réalisme est dépassé
» dit ironiquement l'activiste indien Satish Kumar.
« Dès lors que l'empirisme scientifique ou le réductionnisme dévie notre attention vers l'aspect quantifiable des choses, les découvertes successives de la science peuvent être vues comme autant de voiles, elles ne se contentent pas de dévoiler d’autres réalités, elles occultent aussi ce qui pourrait se trouver là.
En se concentrant uniquement sur ce qui est mesurable, il peut arriver deux choses aux qualités non mesurables du monde : elles sont soit totalement ignorées, soit reléguées à une nébuleuse existence à l'intérieur de la conscience individuelle, elles se muent en états psychiques. Habitués depuis toujours à distinguer les choses matérielles des choses de l'esprit, nous avons oubliés qu'en réalité cette distinction est artificielle.
 » dit autrement John Griffin.
La vérité est que nous doutons sans cesse de nos capacités sensibles, tout en sentant intuitivement que l'essence de la vie se love hors de toute mesure temporelle ou matérielle : « tout ce qui m’arrive d’important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l’on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l’espace d’une seconde ou l’espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.
Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et, par la même occasion, celui des performances que l’on exige de moi. Ma vie n’est pas quelque chose que l’on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n’est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit
» (Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, 1952)




La vérité entraperçue dans des instants de beauté (comme de laideur au demeurant) a été trop assignée en Occident. À l'instar de Victor Hugo affirmant « l'art est à l'Homme ce que la nature est à Dieu » nous, modernes occidentaux, semblons avoir accepté comme imparables des clivages artificiels que d'autres sociétés humaines ne connaissent nullement. Nous avons accepté que notre être-au-monde soit déterminé par une position qui ferait de nous les dominants d'un monde totalisant que nous avons la prétention de lire et d'expliquer à notre seule mesure.

Au cœur de ce déni spéciste et sociétal, nous avons surtout renoncé à éprouver sans expliquer : dans cette crise du langage, ce qui ne s'explique pas, semble devoir ne point pouvoir exister.
Si Kant assimilait encore esthétique de la nature, œuvre d'un divin, et esthétique de l'art, œuvre de l'humain, le renoncement inauguré par Hegel s'impose encore à nos lectures. En harmonie avec les présupposés du dualisme distinguant le corps et l'esprit, Hegel osait affirmer sans ambage -et non sans outrecuidance- que l'esthétique ne doit s'intéresser qu'au beau artistique et non au beau naturel : « nous croyons pouvoir affirmer que le beau esthétique est supérieur au beau naturel, parce qu'il est un produit de l'esprit. L'esprit étant supérieur à la nature, sa supériorité se communique également à ses produits et, par conséquent, à l'art (…) la plus mauvaise idée qui traverse l'esprit d'un homme est meilleure et plus élevée que la plus grande production de la nature ».
L'esthétique devait surtout devenir le bras armé de l’intellectualisme artistique au prix du sacrifice du sensible et de l'intuition.
En quittant le terrain de pratiques courantes, intriquées dans la vie quotidienne, et en s'érigeant en discipline, l'art, fatalement, se disciplinait, il encadrait sa richesse insondable d'un rationalisme qui ne devait lui donner en échange qu'une caste de savant et une place institutionnelle dans la vie sociale et politique.

Rompant ainsi avec son sens pré-moderne en vigueur depuis quelques millénaires, le mot nature a été capturé par le dualisme qui structure la prétendue singularité des humains et de leurs actions au reste du monde, cette cosmologie très puissante est en partie responsable de la crise écologique qui est la notre. Cette rupture s'articulait ainsi parfaitement avec son corollaire structurel : un déni de la pluralité des mondes, une vision qui suppose une domination d'une multitude de biotopes et d'écosystèmes ramassés dans un tout informe, homogène et illisible appelé opportunément Nature. Cette « nature » est le nom donné à la colonisation violente et administrée qui prenait le pas sur le millénaire partage territorial, temporel et inter-espèces des conditions de vies.

Face à l'orgueil de ce désir de « contrôle de la nature  (…), ce vocable conçu dans l'arrogance où la nature était censée être au service de l'Humain», dénoncé par Rachel Carson dans son fameux Printemps silencieux (1962), notre réflexion s'inscrit ici dans l'idée selon laquelle le rapport humain-nature devrait être abordé comme une question conditionnée par l'éthique, une éthique non anthropocentrée dont il faudrait arpenter aussi à chaque instant les expressions dans la vie quotidienne.
Satish Kumar résume ainsi la situation « Lorsque nous découvrons l'unité de la vérité et de la beauté, alors le bien, le bonheur et le bien-être fluent d'eux-mêmes à travers nos vies. Là où il n'y a pas de beauté, il n'y a pas de vérité, et où il n'y a pas de vérité, il n'y a pas de beauté.
Si la beauté est vérité, alors la beauté est au-delà de l'aspect visuel. La beauté est la qualité intrinsèque d'une relation harmonieuse au sein des objets et des sujets, des individus et des communautés, des nations et des continents, des religions et des races, et entre ces diverses entités ; et, par dessus-tout, entre les personnes et la planète Terre.
Lorsque ces relations se rompent, alors il n'y a ni vérité, ni beauté, ni paix, ni liberté.
 »



Nous rendre attentifs et attentives aux doutes nécessaires pour contrer cette domination implique de lutter contre les binarités structurelles qui lient notre liberté d'esprit, d'avoir conscience qu'« une théorie est une façon de regarder le monde, et non pas une forme de connaissance sur la façon dont le monde est » comme le rappelait avec sagesse le physicien David Bohm.
Nous tourner vers l'origine de la beauté, ouvrir une perspective qui n'oppose plus théorie et sensible, c'est prendre acte que les sciences ne sont pas des matrices structurelles du monde. « D’abord, la science n’est pas : elle se fait. Le savant du jour n’est que l’ignorant du lendemain. » prévenait justement Élisée Reclus.

Les rapports que nous entretenons au vivant et au non-vivant, sont une porte d'entrée vers cet état de conscience qu'on ne découvre qu'à tâtons, en se fiant à nos expériences, à notre sensibilité. Il n'y a pas là qu'une image, car ces rapports recouvrent une masse inouïe de pensées et d'associations mentales.
Le non-usage de la beauté rencontrée dans ces relations trahit la difficulté à appréhender le pouls cosmologique qui fait de chaque vie, de chaque matière, la métamorphose de la chair infinie du monde.
Saisir la beauté où elle est, humaine ou non-humaine, médiée ou non, c'est renoncer à certaines visions systémiques -quelques -unes des fausses consolations dont parle Dagerman- et sentir la fécondité du partage du sensible que rend possible l'abattement des frontières brisant la vérité de nos expériences.

Il nous faut ne pas perdre de vue que si « chaque science met en œuvre un ensemble d’hypothèses, ces hypothèses sont autant de décisions quant à la construction du réel. Cela est aujourd’hui largement admis. Ce qui est dénié, c’est la signification éthique de chacune de ces décisions, ce en quoi elles engagent une certaine forme de vie, une certaine façon de percevoir le monde. » (Collectif, Appel, 2003)
Nous ne sommes donc pas seulement au temps de la fin de toute insouciance, mais aussi à celui de la fin de toute négligence.
Nous devons tou.te.s être comme le vieil ascète qui, allongé sur son lit de mort, entouré de prêtres et de disciples qui chantent des hymnes, fait des efforts désespérés pour entendre ce que la blanchisseuse, dans la cour, dit du linge de sa voisine.
Tout est dans l’infime, dans l'invisible dont on sent intuitivement qu'il EST et dont on perçoit, parfois, la lointaine mélodie. La jeunesse d'une vision est sans âge.



Ces mots résonnent avec force devant notre situation présente. Alors qu'un virus, débordement zoonotique conséquence de choix économiques myopes et dévastateurs- redessine les contours de nos vies, il est essentiel de douter de cette arrogance fondatrice comme le fait sans répit une jeunesse furieuse et sans âge.
La jeunesse a toujours raison; qui l'écoute est sage disait Stefan Zweig. Nous ne sommes plus à l'heure des supputations, les explications sont déjà lisibles depuis longtemps contrairement à ce que laisse croire le scepticisme factice entretenu de longue date par ceux qui administrent la domination et la mise au travail généralisée du vivant et de la matière au service du capital. Comme le dit le philosophe Bernard Aspe, « l’aspect désormais le plus évident de la mobilisation de l’ensemble des êtres de nature pour le capital est que celle-ci ne permet pas la régénération des êtres qu’elle mobilise, qu’ils soient vivants ou non. Ce que l’on appelle la sixième extinction de masse et que des écologues judicieux préfèrent appeler une extermination de masse en témoigne. Le capitalisme tend à épuiser ce qu’il s’approprie, et il est incapable de contrebalancer cet épuisement. »
Pour contrer cette « logique qui est à la fois directement responsable de l’apparition du virus, par le biais de la réduction des territoires de la faune sauvage, et de l’impossibilité d’y faire face, en raison des transformations subies par les structures hospitalières sous les gouvernements acquis aux dogmes néolibéraux » l'essentiel est, comme le rappelle le philosophe, « de tenir l’unité de la santé humaine et de celle des autres êtres de nature ; et de la tenir depuis ce qui nous apparente, ce qui apparente notre condition de vivants pris dans les circuits du capital. »

Les tentatives de nous relier à cette évidence sont parmi les plus fécondes de notre passé récent. Elles bruissent dans des pensées indisciplinées, depuis la large voie dégagée par Jack London, Élisée Reclus et Aldo Leopold, jusqu'aux chemins arpentés par l'anthropologie critique de Marshall Salhins qui traque nos empirismes historiques dans Âge de pierre, âge d'abondance ou qui démonte, dans son merveilleux texte La nature humaine : une illusion occidentale, les faux-semblants de l'opposition nature / culture encore trop souvent perçue comme le fondement de notre condition.
Aujourd'hui nombreu.x.ses sont celles et ceux* qui pointent du doigt la guerre invisible opposant la domination rationaliste institutionnelle à la puissance des marges mythiques, populaires, informelles.
Il s'agit pour nous, avec ces penseurs et penseuses de la critique du partage artificiel entre nature et culture, de repenser la technique dans une perspective non anthropocentrique en la liant au concept de nature et d'accéder, par là, à un sens élargi, non amputé, de ce qu’est une sensibilité qui n'est ni la raison nous coupant de la vérité des sens, ni les sens illusionnant la raison. (Baptiste Morizot)



The answer is blowin' in the wind

Auparavant, dès les années 1920, condensant son admiration et le titre de deux poèmes de Walt Whitman, Jean Giono annonçait : « il y a bien longtemps que je désire écrire un roman dans lequel on entendrait chanter le monde (et qui ferait) percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers ». La formule est belle et marque un seuil.
Lorsque son roman le Chant du monde sort en 1934, il est l'écho extrêmement fécond des questionnements qui secouent alors une frange de la jeunesse qui, depuis le premier romantisme jusqu'à ce présent de l'entre-deux guerre, se positionne contre le productivisme et le rationalisme galopants.
Par-delà sa trame, le récit est parabolique, il emporte la conviction d'un public qui s'émeut avant d'autres, des désastres écologiques et des dominations en devenir dans ce jeune vingtième siècle. Giono agrège à lui bien des aspirations, il sent la pulsation du présent et ouvre l'horizon d'une pluralité de mondes, échafaudant une réflexion sur les relations et influences réciproques qui s'opèrent entre humanité et monde-nature. Son travail prend des allures de quête légendaire, il déplie ainsi sa « vision cosmique » (Pierre Citron) avec intensité dans les années qui suivent au travers de ses nouveaux écrits : Que ma joie demeure (1935) et Les Vraies Richesses (1936).

Giono est alors une figure singulière de la lutte contre cette conception évolutionniste de l’histoire qui croit trop fermement au mythe du progrès qu'alimente le scientisme (à ce sujet voir forme(s) simple(s) chapitre 1). Il a la conviction qu'une telle conception peut difficilement rendre compte du fascisme  autrement que comme une inexplicable parenthèse, une incompréhensible régression qui enserre son époque. Or, comme l’écrira bientôt Walter Benjamin dans ses thèses Sur le concept d’histoire (1938), on ne peut rien comprendre au fascisme si on le considère comme une exception à une norme qui serait le progrès.
Sans être révolutionnaire, Giono partage inconsciemment avec Benjamin, cette critique de la modernité industrielle productiviste. Face aux bouleversements dont il est témoin, il se montre à l'écoute et cherche la posture qui dans la tempête incessante, parmi les décombres du progrès, permettra de tirer le frein d'urgence de l'histoire. Comme l'explique Michael Löwy dans La révolution est le frein d'urgence (l'Éclat, 2019), il s'agit d'une démarche qui traverse de nombreux écrits de Benjamin: « l'utopie révolutionnaire passe par la redécouverte d'une expérience ancienne, archaïque, pré-historique: le matriarcat (Bachofen), le communisme primitif, la communauté sans classes ni État, l'harmonie originaire avec la nature, le paradis perdu d'où nous éloigne la tempête "progrès", la "vie antérieure" où le printemps adorable n'avait pas encore perdu son odeur (Baudelaire). Dans tous ces cas, ce qui est prôné n'est pas un retour au passé, mais -selon la dialectique propre au romantisme révolutionnaire- un détour par le passé vers un avenir nouveau, intégrant toutes les conquêtes de la modernité depuis 1789 » mais la délestant enfin de ses collusions au libéralisme économique, rajouterais-je. 

Même si d'aucuns feignent de ne pas le voir, les idéologies rationalistes sont alors déjà un des terreaux des fascismes en devenir. La cybernétique n'a pas encore pris le relais, mais ceux-là même qui administreront plus tard la confusion si dommageable entre anti-modernisme et conservatisme, sont déjà à l'œuvre dans leur mission de propagande, dans cette course en avant qui projette l'humain au cœur du désastre écologique.
Sans en être nullement gênés, les fonctionnalistes français continuent à vanter l'avènement d'un esprit nouveau où le sensible est abattu au profit du quantifiable où le productivisme et la normalisation semblent les seuls horizons envisageables.
Ce voile jeté sur le sensible, que l'historiographie peine encore à analyser, est heureusement battu en brèche sur plusieurs fronts.
À contre-courant des pensées binaires du dogme moderniste, qui placent sans ménagement toutes remises en cause du seul côté du conservatisme réactionnaire, plusieurs constellations intellectuelles tentent alors des percées contre ses effets désastreux.
La gauche révolutionnaire anticapitaliste et antifasciste s'oppose alors aussi bien au capitalisme vorace qu'au productivisme d'état à la mode soviétique ou encore aux compromissions du réformisme politicien qui abiment les idéaux marxien. Elle donne encore à entendre le souffle des exhortations lumineuses de William Morris et du large mouvement romantique dont on commence alors à gommer la généalogie révolutionnaire.
Dans le champ artistique quelques exhortations émanent des activistes de Dada et du premier surréalisme qui chacun à leur façon esquintent le vernis de la modernité et donnent à penser contre le sens de l'époque, au creux de sa funeste prétention à dominer la nature. « Nous ne sommes pas assez naïfs pour croire dans le progrès. » clament les voix réunies au Cabaret Voltaire de Zurich. « Nous n'acceptons pas les lois de l'économie ou de l'échange, nous n'acceptons pas l'esclavage du Travail, et dans un domaine encore plus large nous nous déclarons en insurrection contre l'Histoire. » prévient quant à lui le manifeste surréaliste.

Dans une sphère parallèle, le mouvement folkloriste, né à la fin du siècle précédent, ne semble pas encore sclérosé par le conservatisme patrimonial qui en freinera souvent la vigueur. Encore aligné sur ses premiers idéaux anti-colonialistes, il s'organise pour interroger le monde. Entre son goût pour l’enquête de terrain qui annonce les avancées critiques de l’anthropologie de l'après-guerre et sa tendance conservatrice qui se sent acculée à la muséification d'artefacts et de modes de vie que le monde industrialisé -son ennemi historique- précipite dans l'obsolescence, quelques figures tracent heureusement une voie habitable.



Cette constellation cherche une attention au monde qu'aucune rationalisation utilitariste de la vie ne pourra réduire au silence ou même freiner. Pour cela il lui faut rompre avec les faux-semblants de son présent, notamment le dualisme absurde entre nature et culture, la vaine opposition entre le sensible et la raison ; il faut ruiner ces binarités qui stérilisent déjà la pensée et l'avènement d'autres possibles.
Sentir le pouls du monde semble alors d'autant plus nécessaire.
Le monde que pointe Giono est un guide pour cette partie de la jeunesse qui s'insurge contre la modernité capitaliste et ses corollaires fascistes. Son Chant du monde devient un livre de chevet pour quelques-unes des figures de l'art qui vient et sa voix porte au-delà de la gauche chrétienne dans laquelle il baigne originellement.
Ainsi, la jeune Jacqueline Bouvet (future Jaqueline Lerat, bientôt mariée à Jean Lerat), est-elle adoubée par Jean Giono. Giono est aussi un ami de Jean Bouvet, son père et futur résistant qui sera assassiné par la Gestapo, il vante à ce dernier la voie prise par Jacqueline : « Jacqueline a un esprit si merveilleux qu'il lui a fait choisir un admirable métier. Elle se passionne pour la poterie et vit actuellement avec les potiers du côté de Bourges, à la façon des grands artistes de la Renaissance. Et je crois qu'elle est dans l'admirable vérité qui seule pourrait, si elle était comprise par un plus grand nombre, faire une Renaissance: de tout, de l'art aussi bien que de la vie. Elle vit une vie magnifique, faisant son métier de sa passion, chassant à la piste les secrets artisanaux, le mystère de l'émail, les bonnes fortunes, ou les mauvaises des fours à flammes (déjà elle a compris la préférence que l'on doit donner au four à bois sur le four électrique.). Et ceci est exactement le contraire de l'Industrie et du commun. C'est probablement de l'art et de l'individualité." Point pourtant de dévotion nostalgique pour le passé, Jacqueline l'affirmera plus tard dans ses carnets: « Je pense, voyez vous, qu'il faut être très libre vis à vis de la tradition. La tradition, c'est un point de départ. ».
À la même époque une jeune savoyarde du nom de Charlotte Perriand est doublement marquée par Giono et l'idée communiste, elle délaisse le studio de Le Corbusier avec qui la jeune militante se heurte. Avant même d'aller écouter Giono parler des « vraies richesses » aux rencontres du Cantadour, c'est à l'Exposition Internationale de Bruxelles de 1935, où elle expose avec ses complices de l'UAM (Union des Artistes Modernes) -chantres du mobilier métallique- que Perriand marque un seuil en présentant un fauteuil paillé inspiré des fauteuils savoyards de son enfance. Chagrin, Pierre Chareau y voit un revirement dommageable pour l'esprit moderniste qui lie le groupe ; ce qu'il ne saisi pas encore c'est l'impasse intellectuelle et autoritaire qui menace l'idéologie moderniste. Perriand, elle, sait qu'au fond elle n'opère aucun revirement, elle met simplement en œuvre cette idée qui lui est chère : « se fonder sur les vraies traditions ne consiste pas à les reproduire fidèlement mais à créer du nouveau à partir des lois pérennes qui les régissent», « je compris qu'il n'y avait pas de barrières, pas de contradictions » dira t'elle dans son autobiographie « il y a des lieux, des matériaux, des techniques, des coutumes, des conditions de production, de diffusion pour s'affirmer différemment. » Giono, lui, disait : « il ne faut pas s’étonner, les racines c’est éternel. »
En cet entre-deux-guerres, la logique du sensible regagne du terrain. La logique de terrain gagne en sensible.

C'est en vérité toute une conspiration -un même souffle polymorphe- qui œuvre à reconsidérer les limites que le rationalisme et le positivisme ont imposé au monde occidental. (Sur ces aspects, lire le texte de la séance de séminaire au Collège International de Philosophie)
La quête des nouvelles formes prisent par la vie demande une quête des origines et une humilité devant la face du monde. Cette constellation cachée est aux manettes et unit aussi bien la vigueur du regard métaphorique des romantismes allemand et anglais, la posture ensauvagée d'un Paul Gauguin, le japonisme politisé d'un Jean Carriès, les ambitions écologiques de la communauté de Monte-Verità, jusqu'à l'impulsion d'un Georges-Henri Rivière rêvant son futur Musée des Arts et Traditions Populaires (MNATP). Comme toute tête de pont, elle tente de briser les lignes tout en travaillant humblement au sauvetage du monde.
Tendre l'oreille vers le chant du monde, c'est alors douter avec elle, de ce qui semble être, c'est embrasser une manière d’habiter les mondes, de les considérer dans l'épaisseur de leurs richesses qui donnent une autre consistance à la vie. (et en prendre soin, car on aime mieux ce que l'on connaît bien disait si justement Walter Benjamin)
C'est appréhender les consistances multiples de la vie sur terre, remettre en cause l'opposition nature/culture et éprouver au passage qu'une oeuvre d'art est un coin de la création vu à travers un tempérament comme le dit Zola. (In Mes haines, 1866).


« L'arbre qui tombe dans la forêt fait-il du bruit si personne ne l'entend ? » (koan zen)

Autour de nous tout était silencieux, jusqu'à ce qu'une mélodie oubliée se laisse à nouveau entendre.
S'il n'est pas de beauté plus belle que celle qui est déjà-là, si, comme je le crois, les pratiques et témoignages matériels des arts populaires sont des voies pour en délier l'écoute, alors notre devoir est de les saisir.
Le japon est une nouvelle fois une fenêtre importante pour nous.
Si dans nos sociétés modernes occidentales le spirituel (à ne pas confondre avec le religieux nda.) et sa beauté corollaire ont été éloignés du monde, la pensée philosophique nippone n'y a, elle, jamais renoncé. Gei-dō kore Butsu-dō, la Voie des Arts est semblable à la Voie du Bouddha dit la pensée syncrétique nippone.
Ce que notre rationalité a séparé, faisant de l'émerveillement, du sublime, de l'amour, de la joie, de la sérénité, de l'humilité, non plus le fruit heureux de nos perceptions mais les aléas psychiques de la conscience humaine, la pensée nippone l'a toujours articulé hors de nos dualismes voraces.



Ainsi, près de nous, au moment même où Giono porte sa vision en France, un intellectuel nippon promis à un rayonnement important, Yanagi Sōetsu, s’intéresse auprès du céramiste anglais Bernard Leach (1887-1979) au mouvement Arts and Crafts et découvre le romantisme de William Blake (1757-1827), la poésie de Walt Whitman (1819-1892) et pose le défi que “les progrès futurs de l’humanité dépendront d’une mutuelle compréhension entre l’Orient et l’Occident”.
Il théorise ce qu'il baptise Mingei (de minshû (peuple) et Kogei (artisanat)) :Ce qui est naturel, sincère, sûr, simple, telles sont les caractéristiques du Mingei”. À contre-courant de l'égotisme occidental, Yanagi Sōetsu rappelle que « l’intuition est vitale dans la compréhension du beau puisque c’est la faculté qui nous permet de regarder directement les objets. (…) ce n’est qu’après que le soi a été réduit à rien que l’intuition peut se donner libre cours; car seulement alors se dissipe l’opposition entre le voyant et le vu. Le voyant n’est pas entravé par sa subjectivité et le vu n’est pas limité à son objectivité; le sujet est lui-même objet et l’objet  est lui-même sujet. Quand l’intuition est à l’œuvre, l’objet n’est jamais objectif; ou, selon la terminologie bouddhique, la vision intuitive signifie qu’on entre dans la sphère de la non dualité. »
Il donne, à sa façon, à saisir l'aura invisible de l'art populaire millénaire “ce que l’on exprime par les mots de "banal" ou "ordinaire" est un état antérieur à la séparation du banal et du non-banal. Mépriser la banalité et priser l’extraordinaire n’est qu’un point de vue qui a sombré dans la perception secondaire. Le buji ou l’ordinaire sont des états simples et naturels. A côté, l’extraordinaire n’est que ce qui est fabriqué. Les premiers sont des unités qui ont dépassé la dualité, le second est une dualité qui ne parvient pas à l’unité. Ce qui est extraordinaire est loin de l’idéal. Il n’y a pas d’idéal qui surpasse l’ordinaire. L’habituel est l’état ultime des choses. L’idéal du beau ne saurait être que cet idéal de l’habituel. La beauté de l’ordinaire, la beauté du buji, telle est la beauté suprême” (Soetsu Yanagi, La civilisation de l’artisanat 1941).
En cela , Yanagi réactive essentiellement différents outils de la pensée du bouddhisme zen, selon laquelle le sens de la beauté naît quand s’est dissoute l’opposition binaire entre sujet et objet, quand la beauté réunit en une seule figure indistincte le créateur, la matière et l'usager.
Le mouvement Mingei évoque par exemple la notion ancienne de shibui forgée durant la période Muromachi (1333-1568) : La vraie beauté shibui n’est pas celle que le créateur déploie devant le spectateur, elle émane de l’intérieur de l'œuvre (elle a un écho évident avec l'aura benjaminienne). Dans cette perspective, « créer » signifie plutôt: faire une chose pour amener celui qui la contemple à en dégager la beauté par lui même. La beauté shibui fait donc aussi du contemplateur un artiste, un voyant dirait Rimbaud.
Cette idée nous invite à saisir le rapport originel de l'œuvre avec la vérité : contempler signifie à l'origine « être avec une portion du ciel », c'est-à-dire regarder en s'absorbant dans l'objet et en le considérant en vérité, par la pensée et le sensible dans son usage.
Le zen utilise aussi l’expression kenshō dans laquelle ken signifie « voyant » et shō  « nature »: assemblés, les deux mots ne veulent cependant pas dire « voir la nature » mais plutôt « voir indistinctement dans sa propre nature comme dans la vérité de la nature ». Dans kenshō, l’artiste et son interlocuteur ne sont plus deux entités distinctes. Le faire de l'artisan et l'usage de tout un chacun conspirent d'un même souffle.


Œuvrer

« -Est-ce parce que tu as des mains que tu es un bon artisan ?
-Non, c'est parce que je suis un artisan que j'ai de bonnes mains.
 » dit un ancien conte égyptien.
À ce stade de notre dérive, on comprend que les œuvres choisies pour cette exposition en ligne sont toutes unies par ces horizons particuliers qui célèbrent la conspiration de la beauté et de la vérité. Chacun de ces objets est à la fois langage et beauté. Arme contre la crise de vocabulaire et de sens du rationalisme.
De la paysanne du Pays-fort au célèbre maître de thé, du potier anonyme au sculpteur de pierre, du tronc au sublime siège philippin, du morceau de bois à la coupe creusée avec légèreté, de la roche brute à l'auge millénaire, de l'argile grasse au vase délicat, de la cotonade au mystérieux sakabukuro, ce qui se laisse approcher ici, c'est la métamorphose qui est au cœur de toute condition de la matière.

Ces chefs-d'œuvre de l'art populaire sont les témoins d'une transformation respectueuse s'appuyant sur les propriétés du matériaux, comme la voix d'une intervention discrète et essentielle qui donne à voir le meilleur des possibles, une forme surgit d'un dialogue serré et attentif entre l'artisan et la matière, la vérité de qualités magnifiées par la simplicité du traitement.
Ces choses disent diverses manières d'appréhender une beauté déjà-présente à l'état de nature, elles sont l'évocation de rapports matériels et sensibles harmonieux. En sublimant un matériaux (terre, pierre, bois, fibres) auquel l'artisan distingue des qualités profondes ou en n'intervenant qu'à minima dans la mise en perspective d'une beauté fortuite qui préexiste à sa médiation, il s'agit d'abord d'exposer la beauté, de la révéler dans le champ de l'humanité et de la considérer comme l’évocation d'une commune parenté dans la nature.



Les œuvres sont autant d'entrées dans l'invisible du monde. Depuis la nuit des temps, l'humain utilisent le minéral, le végétal et plus largement le vivant, pour jouer, se nourrir, habiter, s'occuper de ses morts, se chauffer, créer des outils, construire, naviguer, s’asseoir, s'allonger, marcher, grimper.
Par delà leur inquiétante étrangeté, les crânes votifs décorés des cochons sauvages que conservent les tribus Atoni du Timor dans l'intimité de leurs demeures sont une trace de cette harmonie. Comme tous les peuples animistes, ils savent que l’entièreté du vivant est en parenté avec eux. Ils sont la marque de la célébration d'une relation qui ne hiérarchise pas le vivant, qui n’infériorise pas le cochon, mais en fait au contraire l'outil nécessaire d'une force d'individuation pour d'autres vivants. En le mangeant ils restent néanmoins respectueux du don de sa vie, du coût et de la force symbolique de sa mise à mort et du respect qu'elle doit imposer.
Ce partage de la Terre avec des « parents » n'implique ainsi nullement qu'il est défendu de manger des animaux mais pose plutôt la question des égards qui sont nécessaires pour chasser, élever, cultiver et manger décemment des êtres vivants avec lesquels nous sommes en parentés. Avoir conscience de cette parenté pose nécessairement la question en des termes qu’aucun rationalisme ne pourra même approcher. Car en chacun de ces partages s’entremêlent des récits, des expériences sensibles où conspirent cette harmonie qui est hors de son horizon.



Dans d'autres civilisations, certaines œuvres témoignent ainsi du déplacement symbolique d'une chose en un autre contexte pour former le support d'une quête de vérité intime et introspective. Ce type d'art, cet espace qui uni geste, usage et perception, nous ramène au défi que posait en Occident le ready-made Duchampien, tentative féconde de questionner les paradoxes et apories du moderne rapport occidental à l'art.
Le ready-made consistait bien à exposer un objet préconçu en place d'être contemplé pour en faire le support d'une expérience sensible et d'une pensée renouvelée. Marcel Duchamp en ce sens réactivait une ambition ancienne et radicale, l’intérêt de ne pas distinguer entre beauté « naturelle » et beauté « construite ». Crachant au visage d'Hégel, il posait la reconquète d'un rapport oublié par la modernité. En appui de sa démonstration Duchamp utilisait des objets industriels qu'il détournait de leur fonction première, il voulait en finir avec la suprématie du goût et l'administration de l'art qui l'avait élu roi. ll voulait dégager de la fantaisie dans des usages détournés et exposer ainsi d'autres réalités que celles qui dominaient son temps, convaincu que l'expérience du présent n'appartient à personne : « La Roue de Bicyclette est mon premier ready-made, à tel point que ça ne s'appelait même pas un ready-made. Voir cette roue tourner était apaisant et réconfortant, c'était une ouverture sur autre chose que la vie quotidienne. J'aimais l'idée d'avoir une roue de bicyclette dans mon atelier. J'aimais la regarder comme j'aime regarder le mouvement d'un feu de cheminée. (…) C'était une fantaisie. Je ne l'appelais pas une "œuvre d'art". Je voulais en finir avec l'envie de créer des œuvres d'art. »



Bien avant les avant-gardes occidentales et leur cohorte de riches remises en question de l'essence de l'art, le japon connaissait depuis plusieurs siècles déjà, un détournement d'une autre nature. L'art du détournement au Japon consistait dès l’origine à accorder une place prééminente à la perception et à déplacer le regard posé sur l'existant. C'était l'idée simple et ô combien ambitieuse de porter un regard nouveau et différent sur une chose connue. Idée, élément de la « nature » ou artefact, la chose ainsi considérée se trouvait exposée à une autre lumière, déplacée dans un autre contexte, en une nouvelle position, dans un nouvel usage à même de l'affranchir de sa re-connaissance automatique et de rendre lisible une beauté qui sinon n'aurait probablement pas été reçue.
La langue nippone parle pour cela de Mitate. Ce terme, qui veut dire littéralement « (tate) instituer (mi) par le regard » est une figure de style, sorte de métaphore utilisée à l'origine dans le monde lettré pour rompre avec les conventions et jouer d'allusions subtiles.
À l’époque Edo, les amateurs se réunissaient dans des salon appelé Ren, afin de composer des poèmes. Ils apportaient aussi dans ces réunions des objets de la vie quotidienne qu’ils s’amusaient à considérer en tant que mitate, faisant de ces objets simples, nouvellement considérés, des trésors où s’entrechoquaient sans limite bouffonnerie et exercice sensible.
« Pour ces lettrés de l’époque Édo qui n’étaient jamais sortis de leur pays, il était indispensable de disposer d’instruments pour élargir leur horizon et dilater à loisir leur imagination. c’est ainsi que le thé, les animaux et les végétaux, les coquillages, les pierres, la peinture, les livres, le chant, la poésie haïkaï ou les poèmes chinois les ont ouverts à un univers nouveau. » (Yuko Tanaka, Le monde comme représentation symbolique. Le Japon de l'époque d'Edo et l'univers du mitate)
Le mitate était donc à l’origine une méthode permettant aux humains de côtoyer le monde du divin tout en arpentant la vie quotidienne, c’était le moment et l’espace de l’indistinction entre le trivial et le sublime.



Les objets choisis de la cérémonie du thé (l’ensemble des ustensiles : bol, pots, rouleau calligraphié, cuillère et fouet, etc) devinrent ainsi des outils de discernement, d'échappée et de contemplation. Le moment de leur choix en fonction de l’humeur, de la saison, du temps qu'il fait mais aussi leur observation, structuraient un rituel qui devenait l’expression d’une tournure d’esprit. « Par l’intermédiaire de ce « discours sur les origines », le monde du mitate se rattachait au monde extérieur par strates successives. » (Yuko Tanaka) À l'image des boîtes enchâssées qui s'imbriquaient les unes dans les autres au gré des différentes possesseurs, les récits agrégés sur la chose densifiaient la richesse et la sensibilité des mondes partagés grâce à elle.
Parler d’un bol, c’était parler de son chemin, de la terre, de ses possesseurs, de son harmonie avec l’espace et le temps, parler de la cuillère de bambou ou du vase des fleurs présent dans la pièce, c’était convoquer la nature, le moment où la matière avait été sélectionnée et prélevée dans la forêt de bambou, ouvragée et confiée au monde des humains. Faire usage des choses dans cet ordre du discours convoquait des histoires, des représentations qui, chargées dans la chose, en changeait la nature. La chose devenait art -épiphanie- sous la médiation du contemplateur.
Ainsi de ces cailloux divins, les suiseki, ces pierres qui sont en réalité des idées. Comme, plus près de nous, la beauté dissimulée des paésines toscanes, le suiseki (littéralement pierre travaillée par l'eau) est un art japonais relatif aux pierres de forme particulière, ses collectionneurs recherchent les pierres dont la forme ou le dessin évoquent une ruine, un animal, une figure humaine, un paysage ou simplement une belle forme abstraite qui devient alors outil de contemplation. « Un bon suiseki a le pouvoir de représenter aux yeux de l’homme, sur quelques centimètres, la terre entière et le cosmos » dit Matsuura Arishige. Ce que nous pouvons percevoir comme art sont de simples pierres exposées. Leur exposition comme telle est le fruit du regard humain qui pour célébrer la beauté de la pierre -sa vitalité comme parcelle de l'Univers- la magnifie en orientant la perception que nous en avons, la monte sur un précieux petit socle de bois parfaitement ajusté et l'expose ainsi à un être-là conditionné.



On sent bien aussi les rapports privilégiés qui existent entre le minéral géologique et le pseudo-minéral démiurgique du potier dont ces sublimes « jambes de chien » témoignent. De banals éléments de cuisson servant à étager les pièces dans le four du potier sont érigées en beauté digne d'être montrées et utilisées, ils sont le fruit fortuit de l'alliance aléatoire de la terre, de l'eau, du feu et du geste. Il y a bien un monde invisible ici-bas qui devient le support de nos rêveries labiles. Sa contemplation nous susurre quelque chose de «cette convergence entre la recherche de la connaissance et le sentiment de la beauté du monde» comme le dit Augustin Berque.
Les arts populaires sont au cœur de cette harmonie. Le parallèle entre la beauté de la nature et celle de l'œuvre est évident car ni plus ni moins qu'un paysage, qu'une roche, qu'un arbre, que le spectacle d'une parade nuptiale, une œuvre n'épuise la puissance qu'elle porte. La chose n'est qu'une métamorphose de la matière orchestrée par le geste.
Une œuvre n’est jamais un monde clos, n'est jamais fermée sur elle-même, n'est pas un bloc fini, elle est toujours une suite des lectures et de lecteurs interminables qui repoussent toujours l’achèvement d’une signification.
Entendre le chant du monde, détordre les images qui nous font oublier que nous sommes vivants parmi les vivants et le non-vivant, interroger leur être-aux-mondes c'est ainsi entrer dans un ouvert, c'est aimer les histoires et humer un rapport au monde et au temps inédit.
Car c'est nous qui sommes les éphémères de la pierre et du végétal.

« Ce qu’est la beauté, je l’ignore » disait Albrecht Dürer « l'art véritable est dans la nature; qui sait l'en extraire, le possède. » Qui sait le voir, en jouit, dirions-nous aujourd'hui plus volontiers.
Seul l'artisanat a toujours pris cela très au sérieux.
S'il est bien un art humain qui intègre ces enjeux, c'est celui de l'artisan.e, qui -sans distinction- agrège dans un seul mouvement son propos et sa matière. L'artisan.e ne s'intéresse pas tant aux artifices de surface qu'à une vérité sensible. Il.elle œuvre au cœur d'une complicité dans laquelle si la sincérité crée des obligations, en revanche elle rend heureux. La femme ou l'homme qui fait alliance avec un matériaux et qui cherche à dessiner une vie harmonieuse et respectueuse sur le territoire qui lui offre ce matériau en fait probablement l'un des plus beaux usages possibles.
Celles et ceux-là sont en amont de nous dans cette intelligence du monde, ils.elles ont fait de la nécessité du hasard un atout et leur choix d'un matériau porte toujours-déjà en lui un rapport au(x) monde(s).
Le matériau qu'ils.elles utilisent qu'il s'agisse du bois ou d'un minéral, est vivant, ils.elles trouvent dans la matière l'image du début et de la fin, de la jeunesse et du grand âge. Ceux qui ont fait d'un matériau leur moyen d'expression ont probablement senti ce que la plante, la pierre, la terre peuvent enseigner. Bien d'autres choses échappent à l'explication rationnelle, par trop plate. Chaque œuvre n'est au fond que la tentative ténue d'incarner le souvenir de cette intuition.
Aussi, la main caresse le bois, la roche, la terre humide, elle vise à rendre majestueux les reflets de la maille, le rythme des cernes, les accidents des nœuds, la rudesse de l'écorce, la couleur de l'argile, sa texture, son épaisseur, elle célèbre un rapport au cosmos.
Chacun des gestes du menuisier, de l'ébéniste, ou du tabletier digne de ces noms écoute le langage des arbres et de leur mémoire inscrite dans les cernes de leur tronc. Cette mémoire est aussi précieuse et précise que les traités d’histoires de nos bibliothèques. Dans le bois, chaque pore, chaque fibre devient le pivot d'une relation qui convoque la mémoire d'un été sec, d'un hiver rude, d'une tempête sauvage ou d'un printemps inondé. Le bois qui s'est embelli au fils des années n'est pas beau du seul fait de son aspect, mais parce qu'il a pour ainsi dire, acquis l'expérience de la vie. Le sculpteur qui porte son attention sur un morceau, l'observe, le sélectionne , commence alors le ballet des outils pour inscrire ce bois dans une éternité. La gouge et le couteau soulignent, coupent et creusent le bois en une étreinte intime, il ne se laisse pas facilement magnifier, il impose une lecture, demande de l’attention pour se prêter à cette partie de cache-cache avec les souvenirs de sa vie.
L'artisan japonais, le paysan suédois comme le tabletier provençal qui laisse surgir une lampe des racines d'olivier, chantent le bois, ils le caressent et en prennent soin comme on chérirait le souvenir d'un être aimé. Le paysan ou la paysanne qui dans les siècles passées, en Angleterre ou en Auvergne, découpent un morceau de bois pour y dessiner une coupe nécessaire à la vie quotidienne, où celles et ceux qui en Norvège -où le bois est rare- sculptent une coupe en l'honneur des mariés, tou.te. sont en harmonie avec le monde. Ils subliment le quotidien, saisissent une beauté trop souvent ignorée.



À l'instar de ceux-là, le tailleur de pierre sonde le sol, le plancher des vaches et son origine tellurique. Il travaille le terroir en lui même, adapte ses outils et ses gestes aux possibilité du matériaux qu'il foule. L'auge est une beauté sourde, une discrète et laborieuse percée qui transforme le sol en objet, qui rend plastique et sensible l'immuable pesanteur géologique. Le siège des tribus Atoni pourrait n'être qu'une pierre mais il est bien plus, il est la roche sélectionnée et érigée en siège par une pure décision, il est le minéral mobilisé dans la convivialité du quotidien. Ensuite c'est le temps qui l'a seul façonné créant une union improbable entre la roche et la peau, une patine, une macule, qui vient sublimer le caillou devenu siège. La roche devient de plus en plus souple, douce et son modelé, ses reflets fortuits sont autant de notes de ce chant du monde.

Le chant du monde c'est la vibration qui unit la matière, le geste ou les forces qui l'agissent, la raison-d'être d'une forme, et le langage qui s'y expose ensemble en vérité. Ce sont les métamorphoses du vrai.



Je pourrais multiplier les exemples, sans fin, mais cela ne serait pas digne de votre attention.
Entendre le chant du monde, c'est au fond avoir les égards nécessaires aux mondes qui nous entourent, à leur émanations multiples et informelles, c'est aiguiser sans cesse nos capacités de réception et donner consistance à ce qui s'imaginait seulement il y a un instant. Être vivant, c'est être perçu par d'autres êtres.
Comme le disait Giono, « Si on s'emmerde, c'est bien notre faute », car l'arbre qui tombe dans la forêt fait du bruit, et nous sommes bien plus nombreux.ses à l'entendre que nous le croyions.
Il est grand temps d'arrêter d'en douter.

Augustin DAVID, été / automne 2020

 

* Je pense notamment à Sophie Gosselin et David Gé Bartoli, Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Emilie Hache, Donna Haraway, Christophe Bonneuil, Armel Campagne, Deborah Bird Rose, Baptiste Morizot ou encore à leur manière Emanuele Coccia ou Bruno Latour.


Je remercie de tout cœur mon ami Damien Ropero pour son aide précieuse, pour l'élan qu'il me donne par la beauté de ses images.
Merci à Léang Seng pour la confiance avec laquelle nous travaillons ensemble, pour la joie d'avoir un collègue quelques jours par an.
Merci à Charlotte, pour l'amitié et le souffle.

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