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L'autre face de la Lune, le japonisme chez Primavera..The other side of the Moon, Japonisme by Primavera

Focus

À l'occasion de la présentation de deux œuvres importantes du japonisme chez Primavera, nous vous proposons une plongée dans l'histoire d'une voix alternative entendue à l’autre bout du monde, une immersion dans la pensée de l'autre.


« Pour qui aborde l’histoire, non pas, si j’ose dire, par la face visible de la lune – l’histoire de l’ancien monde depuis l’Égypte, la Grèce, et Rome – mais par cette face cachée de la lune qui est celle du japonologue (…), l’importance du Japon deviendrait aussi stratégique que celle de l’autre histoire, celle du monde antique et de l’Europe des temps archaïques. 
Il faudrait alors envisager que le Japon le plus ancien ait pu jouer le rôle d’une sorte de pont entre l’Europe et l’ensemble du Pacifique, à charge pour lui et pour l’Europe de développer, chacun de son côté, des histoires symétriques, tout à la fois semblables et opposées : un peu à la façon de l’inversion des saisons de part et d’autre de l’équateur, mais dans un autre registre et sur un autre axe. 
C’est donc (…) dans une perspective beaucoup plus vaste que le Japon peut nous sembler détenir certaines des clés maîtresses donnant accès au secteur qui reste encore le plus mystérieux du passé de l’humanité. »
Claude Lévi-Strauss, L'autre face de la Lune.


« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute: je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs! (…)
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver; cela semble simple: en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse: à l’instar des comprachicos, quoi! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé!
»
Lettre d'Arthur Rimbaud à Paul Demeny (dite Lettre du Voyant, 15 mai 1871)


« L'ami est un autre soi-même avec lequel on partage le fait d'exister, la douceur même de vivre. C'est pourquoi l'amitié ouvre l'espace d'une communauté et d'une politique qui précèdent toute identité et tout partage. »
Giorgio Agamben, L'amitié.


Si je est un autre, dois-je moi-même me percevoir comme un étranger?
Là est l’étrange et féconde invitation adressée à nous-mêmes par Rimbaud.

C’est qu’au commencement nous avons été autres.

Enfants, nous sommes partis de la confusion du moi avec autrui, nous avons parlé de nous à la troisième personne! 
C’est par nos rapports avec les autres que nous avons été amenés à des changements de perspective en expérimentant les sentiments des autres à notre égard avant de prendre conscience de la consistance des nôtres.

L’autre est donc premier, les prémices mêmes de ce que nous percevons comme notre personnalité. C’est par autrui que l’on se trouve soi-même.

Comme Rimbaud le disait à son ami Paul Demeny, par sa célèbre formule Je est un autre, on se contemple penser comme un extérieur. Le monde et les humains transpirent en nous et celui qui voit sait intuitivement ce qui ne procède pas d'un Je solitaire mais de l'autre, du commun inscrit en chacun de nous.
 Kafka, lui, parlait du combat avec soi-même.

Et si, pour les voyants, l'autre est en nous, il est aussi autour, disponible, ouvert aux échanges et à la transpiration des idées dont seules naissent d'autres idées. 

Ainsi, au-delà du registre esthétique, c’est peut-être toute la conception classique du sujet comme pôle d’identité et de maîtrise de soi qui ainsi peut être remise en cause dans l'adresse de Rimbaud.

Cette pensée du commun immanente à l'altérité sera réécrite par Walter Benjamin qui n'évoque pas totalement autre chose lorsqu'il pense la rédemption des vaincus dans les victoires de demain et le retour d'une société sans classe.
Et Simone Weil d'ajouter en une pensée ramassé: « Parmi les êtres humains, on ne reconnaît pleinement l'existence que de ceux qu'on aime. » preuve -s'il en fallait- qu'aimer c'est savoir que l'autre est aussi lui-même.

C'est probablement aussi quelque chose de cet ordre qui hantait l'esprit de Claude Levi-Strauss lorsqu'à partir du Japon, il tenta de questionner des présupposés éthiques et sociaux que l'Occident croyait inébranlables.

Il existe pour ces quatre voix-là la possibilité d'un déplacement qui donne à voir la densité du vécu, le rapport ineffable qui lie le soi et l'autre, et l'intuition que dans ce rapport se jouent des éclats de vérité sur la condition même des formes-de-vie.


Aujourd'hui sur les traces de Levi-Strauss, nous faisons un voyage dans le temps capable d'éclairer un monde pour qui l'autre est une chance de se connaître soi-même; un monde où l'ailleurs et l'avant sont des chances de saisir l'ici et le maintenant. Un lieu où l'on sait intuitivement que l'ailleurs est un ici, que le passé a été un maintenant et que l'on est un autre pour l'autre -comme pour soi du reste, on l'aura compris.

Qu’en 1856, la première planche de The Grammar of Ornament (la Grammaire de l’Ornement) d’Owen Jones soit consacrée aux tissus africains témoigne d’un intérêt nouveau pour les objets des civilisations lointaines. « Ce désir de créer, se trouve plus facilement dans les tentatives grossières d'ornementation d'une tribu sauvage, que dans les productions innombrables de la civilisation la plus avancée...(sic) » Le discours est teinté du mépris propre au monde colonisateur mais l'ébauche d'une remise en perspective du sensible y apparaît néanmoins.

Devant les ravages de l’industrie, l’artisanat lointain paraît revêtu de toutes les vertus et les Empires occidentaux vont puiser aux sources, dans leurs colonies ou leurs comptoirs : les Indes, l’Afrique, la Chine, le Pacifique.
Ainsi, à la fin du dix-neuvième siècle, après l'indigence caricaturale des premiers exotismes, quelques artistes saisissent que par leurs différences d'avec nos usages, des peuples éclairent nos formes de vie et donnent à voir ici ce qui demeurait inutilisé et inopérant en nous.

Ayant échappé aux méfaits de la civilisation industrielle, le Japon apparait ainsi en 1862 comme une réserve historique exemplaire : « Ces barbares inconnus nous donnent l'impression de connaitre tout ce que le moyen âge connaissait et même dans une certaine mesure le surpassent et nous surpassent. (sic)» peut-on lire alors...

La découverte de l'art japonais et plus encore des pensées et philosophies qui le nimbent eurent cet effet de déplacement du regard.

 En quelques décennies une perspective nouvelle nourrie de fantasmes et de lectures eurocentristes sur ce lointain Japon devait pourtant modifier pour longtemps certains regards que nous croyions alors porter en propre.
Ce pas-de-côté devait générer de fécondes redécouvertes sur nos structures mentales et esthétiques, nos sens et l'usage de nos gestes.

Cette vogue qui essaimera durant un siècle, d'Édouard Manet à Charlotte Perriand- fut une alliée et les protagonistes qui en saisirent la puissance ouvrèrent une voie pionnière sur la capacité que nous avons à nous regarder dans le miroir inversé d'une alternative, sur l'autre face de la Lune.
Revenons sur un retournement dont nous peinons encore à mesurer l'aubaine.

Japon-isme ?



Le japonisme fut d'abord -comme les exotismes qui l'avaient précédé- une mode, un engouement pour tout ce qui venait du Japon, en imitait le style, la manière, au risque de forger une énième récupération superficielle aux relents impérialistes.
 Cette mode singulière qui dura près d'un siècle, gagna tous les pays occidentaux depuis l’Angleterre et la France, et ses manifestations furent des plus contrastées. S’il produisit, ce qu'on appela tout de suite des japo-niaiseries d'un goût incertain, il participa aussi, et de très près, à la rénovation des perceptions que connut l'Europe entre les années 1860 et le milieu du vingtième siècle.

Cette vogue n'était pas innocente et la lecture rétrospective du texte extraordinaire de Tanizaki Junichirô, Éloge de l'ombre, publié en 1933 ajuste notre capacité à embrasser les enjeux de la mondialisation galopante qui devait dévorer à petit feu les chemins détournés qui avaient pourtant tant offerts dans notre connaissance de nous-mêmes.

À la différence des vagues antérieures d’exotisme – chinoiseries du 18e siècle ou orientalisme du milieu du dix-neuvième siècle -, le japonisme essaime moins dans les milieux académiques ou officiels nourris aux idéaux coloniaux et impérialistes que chez les artistes en quête d'expressions nouvelles.

Dans les estampes d’Hokusai, d’Hiroshige et de bien d’autres moins illustres, les peintres puis les graveurs découvrirent des propositions originales en matière de couleur, de dessin, de mise en page, de perspective ou de format qui, combinées à d'autres influences (celle de la photographie naissante, notamment), allaient produire des bouleversements radicaux dans l'ordre visuel et éthique.

 
À ces sources lointaines, les arts décoratifs eux-mêmes puisèrent non seulement des motifs venant renouveler le répertoire de l'éclectisme ambiant, mais aussi des techniques et des solutions formelles inédites.

Au surplus de ces poncifs formels sur le japonisme, ce que l'orientation du regard devait permettre c'était un retour sur soi, la capacité à penser des alternatives philosophiques, matérielles et éthiques dans le rapport à la création et à la quotidienneté.


Origine

Le Japon est resté pendant longtemps un pays mystérieux. Mis à part quelques rares témoignages de Jésuites ou de négociants hollandais finalement chassés au dix-septième siècle, on en connaissait peu de choses.
Il était en effet impossible d’approcher des côtes japonaises, tous les navires qui s’étaient risqués à cette aventure furent reçus à coup de canon. 
Au début du dix-neuvième siècle, tous ceux qui avaient osé plaider la cause d’une possible ouverture diplomatique auprès du Shogun furent arrêtés sous prétexte de complot. En corollaire, demeurait l’interdiction faite à tout sujet de l’empereur de quitter le royaume.

La situation évolue au milieu du dix-neuvième siècle. Le contexte est nouveau car après leur victoire sur le Mexique en 1848, les États-Unis, par la Californie et le port de San Francisco, disposent dorénavant d’un accès à l’Océan Pacifique.
Ils essayent rapidement d’en tirer le meilleur profit. Ils ouvrent ainsi le marché chinois pour écouler leurs produits textiles et considèrent la fermeture du Japon comme un affront à leurs velléités marchandes.
À défaut de convaincre, les Etats-Unis décident d’intimider.

Le 8 juillet 1854, l’escadre du commodore Matthew Galbraith Perry, composée de navires de guerre, investit la baie d’Edo (Tokyo). Le commodore Perry et sa flotte de quatre bateaux noirs entrent dans le port fortifié d’Uraga et refusent de se rendre à Nagasaki comme les autorités le demandent. Il présente au shogunat de Tokugawa une lettre du président américain Fillmore adressée à l’Empereur du Japon et refuse de discuter avec les fonctionnaires d'échelon inférieur envoyés pour le recevoir.

Forçant le gouvernement japonais à l’écouter, le commodore Perry s'en va en précisant qu’il sera de retour dans sept mois pour obtenir une réponse.
À son retour, il exerce encore une pression militaire, accompagné cette seconde fois de onze bateaux de guerre, pour s’assurer de la signature du traité autorisant les États-Unis à acheter du charbon au Japon et à commercer dans les ports de Shimoda et de Hakodate.

Le déclin du système shogunal profite à Perry.
Par l’intimidation et de vagues promesses commerciales, il impose aux Japonais d’ouvrir l'accès commercial du pays.
C’en est fini de l’isolationnisme volontaire du Japon. Dès lors, les délégations étrangères se succèdent pour obtenir des autorisations de mouillage et signer des accords commerciaux. En quelques années, les structures féodales disparaissent et le Japon se plie au marché mondialisé (d'aucuns disent -dans une mauvaise foi élémentaire- « à la modernité »).


Laques, soies et porcelaines, objets d'art et estampes commencent alors à affluer en Europe et aux Etats-Unis. Les grandes foires commerciales que furent les Expositions universelles stimulant la demande, le nombre de marchands et de collectionneurs se multiplient, artistes et écrivains s’enthousiasmant aussitôt pour ce qui apparaît alors -après trois siècles de fantasmes- comme une quasi-découverte.
Parallèlement un savoir se constitua, auquel contribuèrent d’abord voyageurs et diplomates, puis critiques et enfin historiens d'art.

Les sources, avec le temps, se firent de plus en plus variées, les connaissances de moins en moins lacunaires, l’Exposition universelle de 1900 finissant par révéler que l’art japonais découvert par la génération impressionniste n’était pas tout l’art japonais, mais un art profane, plutôt populaire, et qu’il existait à côté de celui-ci un art « classique » d’origine chinoise et bouddhiste, dominé par la sculpture monumentale plutôt que par l’estampe, les pochoirs, les netsuke ou les gardes de sabres (tsuba) pourtant premiers sujets de collection des occidentaux.

L'art japonais qui fascine tant Monet ou Van Gogh a pour première qualité à leurs yeux de manifester une proximité avec la nature de caractère presque animiste, en même temps qu’il témoignerait, par le soin apporté à l'esthétique de l’objet le plus quotidien, d’une possible symbiose entre art et société, deux traits qu'on avait, dans la période précédente, attribués plutôt au Moyen-Âge, le grand modèle nostalgique des années romantiques. Et c'est bien ainsi que pouvait apparaître le Japon au moment de sa réouverture au monde après deux siècles et demi de repli volontaire sur soi : un pays arrêté en son propre « gothique », préservé de toute influence étrangère, dont le génie ne survivrait pas au contact avec l’Occident, en même temps que celui-ci en importerait -in extremis- les mourantes séductions.



Le Japonisme et les arts décoratifs

En 1851, les Frères Goncourt dépeignent dans leur Journal un salon décoré d’œuvres d’art japonaises et hument que quelque chose se passe... «Quand je disais que le japonisme était en train de révolutionner l’optique des peuples occidentaux...» (Edmond de Goncourt, Journal, 19 avril 1884) 

À partir de 1853 aux États-Unis, puis après 1855 dans le reste de l'Europe, l’ouverture forcée du Japon au commerce international entraîne l’afflux en Europe de nombreux objets : paravents, éventails, laques, porcelaines, estampes… qui fascinent les artistes et amateurs d’art occidentaux.
Félix Bracquemond devient le premier artiste européen à copier directement des artistes japonais. Sur un service de porcelaine réalisé en 1867 pour le faïencier Eugène Rousseau, il reproduira des figures animales de la Manga d'Hokusai qu'il avait découverte en 1856 dans l'atelier de son imprimeur Auguste Delâtre, rue Saint-Jacques, où elle avait été utilisée pour caler un envoi de porcelaines !

Les nombreux clients de ces œuvres fraichement arrivées se nomment Charles Baudelaire, James Tissot, Henri Fantin-Latour, Dante Gabriel Rossetti ou encore James McNeill Whistler.

Pour répondre à une demande de plus en plus pressante, des magasins ouvrent dans les années 1870, comme en 1874 celui de Samuel Bing à l'enseigne de L'Art Nouveau rue Chauchat, et celui de Philippe Sichel, rue Pigalle, qui publiera en 1883 ses Notes d'un bibeloteur au Japon, et leurs propriétaires entreprennent -comme les époux De Soye, leurs prédécesseurs sur ce terrain- de lointains voyages de collecte au pays du Soleil-Levant.

 À l'exposition universelle de 1862 de Londres, Sir Rutherford Alcock, diplomate en poste au Japon depuis 1859, présenta sa collection personnelle d'objets japonais. Le designer Christopher Dresser lui en acheta quelques-uns puis fut invité au Japon par le gouvernement japonais en 1876. On sait l'influence que ces visions exercèrent sur son art.


Rendus possibles par l’avènement de l'ère Meiji en 1868, des collectionneurs et des critiques artistiques (Henri Cernuschi, Théodore Duret, Émile Guimet) entreprennent des voyages au Japon dans les années 1870 et 1880 et contribuent à la diffusion des œuvres japonaises en Europe, et plus particulièrement en France, tant et si bien que l'Exposition universelle de 1878 présente un bon nombre d'œuvres japonaises notamment des collections Bing, Burty et Guimet.

Vers 1870, l'ébéniste et tabletier Édouard Lièvre crée un atelier où il réalise de luxueux meubles japonisants, dont ceux livrés pour l'hôtel particulier du peintre Édouard Detaille en 1875, puis collabore avec d'autres ébénistes comme Paul Sormani ou des orfèvres comme Ferdinand Barbedienne et la maison Christofle. À partir de 1867, Gabriel Viardot, produit également des meubles dans ce style et en 1877, Whistler réalise le décor de la Peacock Room à Londres.



Arrivé à Paris comme traducteur de la délégation japonaise à l’Exposition Universelle de 1878, Hayashi Tadamasa décide de s'y installer et crée en 1883 avec Wakai Kenzaburô une entreprise d’importation d’objets d’art et d’estampes japonais. 
En 1886, Tadamasa fait connaître aux Parisiens l'art et la culture de son pays à travers un numéro spécial du Paris illustré, dont la couverture figure La Courtisane d'Eisen, que Van Gogh copiera l'année suivante dans un tableau.


Regard de l'autre / Autre regard

La découverte des arts du Japon renoue avec l'idée d'un art affranchi des mutations nées à la charnière de la Renaissance et du Grand Siècle.

 L'esprit Zen chers aux arts nippon, essaime et initie une redécouverte possible de nos paysages, de nos techniques et oriente durablement des vagues d'artistes qui y trouvent sens.
Sans rester une manière japonaise déracinée en France, ce pas-de-côté permet donc aux artistes occidentaux de questionner leurs pratiques en voyant autrement.


L'opportunité est alors extraordinaire de pouvoir (re)voir les sources déjà présentes. 
Comme le Japon, la France jouit d'une longue et dense tradition d'arts populaires, d'une poterie d'usage d’exception et de nombreux artistes épiphanes d'une redécouverte en jeu. Ainsi de Gauguin qui -anticipant sur les enjeux d'une ethnologie locale- se balade en Bretagne, en Martinique ou aux Marquises à la recherche du simple, du déjà-là et de la beauté usuelle, conscient que c'est là que se retrouve le sens de l'art. Il se consacre même exclusivement à la céramique durant quelques années où il produit parmi les chefs-d’œuvres de cet idéal d'une ré-union de l'art et de l'artisanat.


L'horizon de cette (re)connaissance de l'artisanat est surtout l'outil d'un questionnement plus général sur l'art et son usage.


D'autres acteurs interviennent ensuite à leur façon notamment par le biais des diffuseurs. C'est ainsi que le grand magasin du Printemps, qui a souvent été présent dans le courant de rénovation des arts et de l’artisanat dès le début du vingtième siècle entre dans la danse.


En 1900 déjà, il avait commandé un pavillon Art Nouveau à l’architecte Charles Risler et à l’affichiste Jules Chéret pour l’exposition universelle de Paris. En 1909, il participe à la section Arts Décoratifs du Salon d’automne.
En 1911, Gustave Laguionie, directeur du Printemps, et son fils Paul approchent René Guilleré, pour valoriser au sein même du Printemps la création et faciliter la collaboration entre les artistes, les artisans et l’industrie. À quelques encablures, en Allemagne, les acteurs du futur Bauhaus élaborent un programme aux échos similaires.

Art et artisanat sont séparés depuis plusieurs siècles, la pensée académique a ruiné leur intime relation. En abordant la question de biais et sans franchise, vous l'avez compromise pour longtemps comme le dit Hugo en d'autres circonstances.
Pourtant, la pensée ne butte alors pas encore totalement sur les apories qu'une lecture simpliste opposant tradition et nouveauté alimente toujours.
Le chemin d'une juste relecture est en jeu et le demeure encore à l'heure où nous parlons.

Écrivain et collectionneur, Guilleré était une personnalité du «  monde du design  », diraient certains aujourd’hui. 
Dix ans auparavant, il avait fondé avec des amis peintres et sculpteurs la Société des Artistes Décorateurs dans l’idée, empruntée aux courants anglais de réforme des arts, de reconnaître aux arts du quotidien un statut équivalent aux «Beaux-Arts» et de forger pour leurs créateurs une aura à même de rendre inopérante l'opposition vaine entre artiste et artisan.

Pour le Printemps, René Guilleré était donc le partenaire idéal et de la rencontre des deux hommes naît la création en 1912, au sein du magasin du Printemps, de Primavera un atelier de création des arts de la maison où devaient collaborer artistes décorateurs, artisans, architectes. (Sur Primavera, voyez notre article réalisée au moment de l'exposition que nous avions imaginée en 2015)


Lorsqu'en 1912, Laguionie et Guilleré inaugurent le projet Primavera le contexte de redécouverte des arts populaires est en route et le japonisme qui en fût un moteur essentiel encore bien en mémoire.

Des nœuds se dénouent dans une jubilation certaine et quelques pièces issues des terroirs du Berry ou de Puisaye laissent éclore la part japonaise de leur lisibilité.
Jean Carriès est passé par-là et une page essentielle de l'art céramique français demeure ouverte. Et avec elle une brèche dans les certitudes canonisées dans l'art depuis le XVIIe siècle.
Une veine s'ouvre pour que vive -enfin- l'idéal d'une posture qui rassemble art et quotidien, art et éthique, beauté et simplicité.
Quelque chose de cet ordre avait irrigué le temps médiéval qui n'avait pas échappée aux frondeurs de l'Arts & Crafts et à leur génial mentor William Morris mais il semble qu'il fallut l'intercession inconsciente d'un lointain ailleurs pour que la révélation advienne en France.

L’histoire des formes, comme celle de la mode, est faite d'entrelacs, de passerelles branlantes et de ponts grandioses et parfois même de tunnels souterrains.
D'une fragile lueur venue du Japon, une révolution éthique va bousculer les codes courtisans et le grès jusqu'alors utilisé dans les chefs-d'œuvre quotidiens des terroirs potiers ruraux d'Alsace, de Normandie, du Beauvaisis, de la Puisaye ou du Berry connait un élan inédit qui va accompagner une possible réévaluation du sens de l'art.


Des artistes reçoivent le message invisible de l’Extrême-Orient. Habitués aux décors surchargés des porcelaines extrême-orientales destinées à l'exportation, ils virent dans ces bols en grès revêtus de vernis sombres aux épaisses coulures, une manifestation originale et savoureuse des arts du feu. S'en inspirant, des artistes comme Paul Gauguin, Ernest Chaplet, Auguste Delaherche, Jean Carriès ou ceux que l'on appelle aujourd'hui l’École de Carriès, trouvèrent dans les terroirs français les équivalents de ce que les cités séculaires de Bizen ou Shigaraki incarnaient pour les esthètes nippons.
La vrai beauté réside dans l'usage, dans l'ordinaire que l'œil ouvert et hanté sent intuitivement.
C'est une beauté qui nous appelle chaque jour.



Au cœur des arts du Japon, se love un double concept philosophique, éthique et esthétique intimement lié à l'histoire de la cérémonie du thé et parfois vu comme l'essence de la notion japonaise de la beauté : une beauté au-delà du beau et du laid, le Wabi-Sabi.

C'est avec l'introduction au Japon de la mystique Zen au XIIe siècle que l'art de la prestigieuse Chine des Song avait pénétré dans la société nippone mais c'est aux temps médiévaux des Seigneurs de guerre que s'épanouit le Chanoyu, la Voie du thé, un exercice spirituel questionnant le sentiment du quotidien au travers de "ce frisson douloureux de la chose qui va disparaître" (Mono no aware). Au moment de son apogée à la charnière des seizième et dix-septième siècles les deux notions Wabi et Sabi s’imposent comme pivots essentiels.
(sur ce sujet, lire notre article Wabi Sabi, éloge de la simplicité)

Wabi vise un raffinement nourri de simplicité, une élégance sobre, une noblesse sans sophistication, l'intuition d'une beauté réduite à sa simplicité essentielle, qu'une simple fleur dans un joli pot peut parfaitement exprimer (Alain Delaye). Wabi recouvre ainsi différents aspects que l'Occident sut saisir par la médiation des tenants de l'Arts & Crafts  : l'éloge de l'ombre, la vertu du vide, l'honnête simplicité des matériaux, autant de critères qui mettent en avant la richesse de l'esprit et de l'être en l'opposant au séducteur, à l'artifice et au brillant dont le trop fort éclat peut aveugler nos sens.

Sabi évoque l'écoulement du temps, la patine, le renoncement à l'éclat d'une beauté neuve et le sain délaissement face au temps s'écoulant inexorablement. Sentir le sabi, c'est accepter les usures, les rides, l'éphémère, les irrégularités. Au-delà de les accepter, c'est les aimer comme la marque du temps qui auréole les choses, les rend intelligibles et apprivoisables. C'est renoncer à la nouveauté comme qualité première.



A la croisée de ces deux notions millénaires, les Japonais ont forgé l'idéal d'une beauté intuitive, humble et discrète qui est ressentie plus que vue, une beauté incluse dans le mouvement de la nature entière où les marques et les imperfections sont assumées comme des qualités.
La perfection de la création se trouve alors dans son contenu et non dans ses contours, elle hante l'invisible et cette beauté est librement accessible à tous ceux qui acceptent de voir avant de savoir; de rencontrer avant de reconnaître.


La poterie est l'art bien-aimé des Japonais, ils y recherchent les sources de la spiritualité, elle leur inspire la plénitude de la vie. 
Comme tout artisanat, il fut d'abord d'usage quotidien, et s'est empreint au cours des siècles d'une valeur particulière, esthétique et philosophique. 
Au Japon -loin des encombrantes et académiques querelles- la céramique a toujours été considérée comme un art, un art de l'usage et du symbole.


L'esthétique des Chajin (les adeptes du thé) et leur volonté de communier avec la nature exigeaient des formes simples, d'aspect humble et contraignaient le potier à un exercice de variation où la richesse d'invention proprement céramique, la variété des jeux du four et des vernis furent telles qu'elles ont, lorsque ces poteries furent tardivement révélées à l'Occident, provoqué une révolution parmi nos artistes.

A l’instar d'autres avant-gardes, cette absence de séduction démonstrative nous mobilise par une beauté que l'on croit naturelle. La terre changée en roche par le feu nous lie à la matière, nourrit un face à face inévitable avec la texture du grain, la profondeur du modelé, la réalité superficielle et profonde de l’argile qui mute avec l'émail en une réalité nouvelle sublimant cette terre gisant sous nos pieds, puisée, modelée et incendiée. La terre et le feu s'accouplent rageusement et l'homme observateur y décèle les enjeux qui alimentent notre éternité lorsque par le feu ou la terre nous serons voués à l'état de poussière.


Les rapports initiés par cette influence ne relèvent pas uniquement d'un enjeu esthétique. Ce qui s'augure c'est l'épiphanie d'un art modeste qui recherche une harmonie entre sa pratique et ses produits, une délicieuse cohérence entre ses moyens qui sont autant de fins.
 C'est sur cet appel de l'Orient, ce regard vers la face cachée de la Lune que dans un centre traditionnel français Jean Carriès initie une trajectoire. Après avoir eu l'intuition d'un autre possible, l'artiste quitte le monde parisien et la facilité d'une carrière artistique de sculpteur pour plonger corps et âme dans la richesse de la terre de Saint-Amand-en-Puisaye.
Carriès veut faire des pots, il intègre un savoir empirique sur les forme historiques des poteries locales et réinvente intuitivement une relecture qui convoque autant l'orient épiphane que l'amorce de la redécouverte ethnologique que le vingtième siècle vivra peu après. Carriès semble déjà savoir que l'ailleurs est aussi près de nous et qu'une révolution dans l'art peut passer par un autre rapport à la tradition. Il vit en un temps où l'historicisme génère une sclérose, où le maintien d'un savoir-faire semble parfois faire buter l'imagination.

Carriès et quelques autres vont appliquer des manières de penser et de regarder qu’ils pensent japonaises et qui les poussent à questionner le patrimoine local pour l'aimer davantage.

Dans les premiers élans du japonisme alors en vigueur, il existe un hiatus et un déséquilibre, car si certains y voient un nouvel outil ornemental, d'autres y décèlent le champ des possibles d'une réunion des arts, le moyen d'un possible avènement d'un art non segmenté voué à la beauté du geste et de la vie qui le présuppose et l'accompagne.

Dans un premier temps, l'industrie céramique s'en empare sous l'angle limitant du motif mais rapidement pour quelques artistes l’exemple japonais offre une parabole et ouvre la voie à une autonomie où la production d’artistes est l'expression d'une forme-de-vie.

En un sens, Carriès est probablement le fer de lance d'un mouvement qui unit en des chemins tortueux les traditions orales et séculaires d'un terroir rural, la révélation d'une mémoire niée telle que la vivra l'élan de Georges-Henri Rivière et du mouvement folkloriste des années 1930 à 1950 avec les perspectives passionnantes d'une Charlotte Perriand qui dans l'immédiat d'après-guerre saisit ce qui demeure trop oublié de nos jours sous le diktat moderniste : « se fonder sur les vraies traditions ne consiste pas à les reproduire fidèlement mais à créer du nouveau à partir des lois pérennes qui les régissent ».

Au sein de Primavera, le creuset ouvert vingt ans plus tôt par Carriès demeure vivace sous des dimensions renouvelées.

Les dessinateurs de Primavera encouragent les emprunts techniques et proposent de nouveaux dessins tirés du répertoire exotique, ajoutant un chapitre à l’histoire du primitivisme. Parfois une simple forme est reprise : Gu chinoise transcrite en céramique, plateau de cérémonie du thé devenu coupe ou bien c’est le souvenir de tatouages et de scarifications que l’on retrouve sur une panse.

Nombre de céramiques venues d’ailleurs empruntent des chemins tortueux. Une technique à elle seule peut trahir une origine : coulures japonisantes, « nuage d’orage » coréen, gouttelettes chinoises.

Les exemples si variés de Primavera seront des guides plus ou moins éclairés, mais lorsqu'ils sont des discrets chef-d'œuvre à l'image des deux pièces présentées aujourd'hui (voir sous l'article), Primavera peut se targuer de dresser à sa façon un regard aiguisé sur les influences lointaines qui participèrent au nécessaire renforcement des arts. Chacun à leur manière, Eugène Lion, potier fameux de Saint-Amand-en-Puisaye ou René Buthaud, le prestigieux céramiste invité à superviser la direction technique l'atelier Primavera de Sainte-Radegonde usent de l’héritage symbolique nippon pour convoquer les voix de savoir-faire français.

Plus d'un siècle après, leur souvenir est vivace pour qui prend le temps de caresser un galbe ou une lèvre, pour se souvenir que demeure disponible la source d'un déplacement du regard.

Ce regard ravivé c'est l'autre qui nous l'offre. L'autre face à soi et en soi, comme certitude que le possible déployé par d'autres humains soit reçu autrement que comme un objet mort, muet ou vain sans qu'il soit possible d'accueillir son héritage, car c'est la vie qui se fane là où le possible se tarit.

Deux œuvres



Un rare vase japonisant par Primavera, France (vers 1914)

Ce vase extraordinaire -tout en délicatesse et en mesure- déploie ses diaphanes effets sur une forme emblèmatique de la production de Primavera. Nous sommes encore dans les débuts d'un projet grandiose de réunion des arts, l'atelier Primavera s'équipe d'un atelier pour mener à bien recherche et production sur d'ambitieux projets autonomes. L'écrin sera la renommée manufacture de Gustave Asch à Sainte-Radegonde, faubourg de Tours. Asch est décédé en 1911 et laisse un atelier aux moyens importants et affutés. Primavera s'approprie donc un espace de travail rêvé où peuvent être façonnés les modèles dessinés à Paris et terrain d'expérimentation pour les créateurs qui y œuvrent telle Paule Petitjean (1895-1989) présente sur place ou Charlotte Chauchet à Paris. Le directeur technique sera  René Buthaud dont la renommée n'est déjà plus à faire.

Si la forme de notre vase est déjà utilisée par Primavera dès 1914-1915 et René Buthaud viendra dès 1924 partage ce savoir en matière d'émaillage et inaugurera pour Primavera une période très faste où la beauté des formes dispute à la grandeur des effets de surface. Notre vase est sur ce terrain un chef-d'œuvre: guidé par une suave influence nippo-coréenne, il déploie un motif de ciel nuagé stylisé baignant avec vigueur et mouvement dans un fond céladon craquelé gourmand comme un glaçage pâtissier. L'oxyde de fer prend des reflets conjugués de beige, de vert d'eau, qui révèlent la délicatesse du mouvement et de la technique apportée par un Maître es-matière.
Contrairement aux idées reçues, Buthaud ne livre lui-même aucun modèle. Il ne tourne pas à Sainte-Radegonde mais offre aux équipes parisiennes sa culture, son acuité et le champ entier de son savoir-faire technique
Sans pouvoir être jamais rattaché à une manière précise, le sublime vase est comme tout enveloppé d'une aura japoniste. La délicatesse des teintes, l'entrelacement du motif dans le fond, le souffle des nuages tempétueux forment autant de détails merveilleux où s'accroche la rencontre fructueuse entre orient et occident où s'entrecroisent japon, Corée et une pincée d'un néoclassicisme si européen.

Pièce rare, notre vase est un témoin exemplaire des mariages heureux que Primavera sut faire éclore en résonance aux enjeux si particuliers de cette époque qui savait encore combien est fausse l'alternative entre progrès et mémoire.

 

Rare coupe japoniste d'Eugène Lion pour Primavera, France (vers 1915‑20)

Dès son lancement en 1912, l'équipe de l'atelier de création du Printemps, Primavera, écume la France à la recherche du savoir-faire artisanal. Les grès forment alors une part importante de cette mise en valeur centralisée à Paris. La démarche annonce le vaste mouvement de redécouverte des folklores vivants et éteints des régions françaises mené par Georges-Henri Rivière en vue de la création du Musée des Arts et Traditions Populaires. " L'art du peuple pour le peuple " -comme disait Yanagi presque au même moment au Japon- soulève l'enthousiasme et les liens invisibles et secrets unissant Avant-gardes, Arts populaires et éthique de l'art tendent à se révéler aux esprits curieux.
La dynamique de Primavera, est alors duale, si certains modèles sont dessinés à Paris et  interprétés en province par des artisans érudits, d'autres œuvres, fruits de l'imagination d’auteurs fameux, sont simplement repérées et plébiscitées à Paris. Celles-là font l'objet de commandes spéciales bientôt affublées au-delà de la signature de l'artiste d'une marque Primavera...
Eugène Lion est, en ce début du vingtième siècle, une figure essentielle du grès français. Il est le maillon qui relie la génération de Carriès et l'avenir -en germe- du renouveau d'après-guerre.
Né en 1867 dans une famille potière traditionnelle issue d'une dynastie active depuis le dix-septième siècle, il accompagne la puissance du mouvement rénovateur de la poterie en réunissant dans ses gestes et son enseignement des idéaux abreuvés à l'éthique asiatique et la volonté de renaissance du vocabulaire formel local en désuétude.
Lion réactive des formes et des gestes anciens, il innove dans sa palette et les possibles d'un secteur frondeur mais parfois conservateur.
Le "Père Lion" fait montre d'une hospitalité légendaire et offre en exemple discret et passionné ses simples pots, reflets d'une maestria qui rassemble et agrège des forces insoupçonnées et en apparence étrangères. Si son histoire reste à raconter, on mesure son action dans le foyer essentiel que fut la jonction entre Berry et Puisaye. Lion côtoie les derniers représentants de l'École de Carriès, Jeanneney, Pointu, Lee et  Pacton mais aussi les potiers traditionnels qu'il connait depuis toujours.
Chose essentielle également, il assure le lien entre son terroir poyaudin et le collectionneur et décorateur François Guillaume qui cherche alors à relancer des formes et la matière d'une imagerie à réinventer autour du vivier historique de l'axe Saint-Amand-en-Puisaye / La Borne. Ce sera lui qui installera Jean Lerat à La Borne dans le sillon de Paul Beyer. Il forme aussi une jeune femme en rupture avec le circuit mondain parisien qui l'a vu naître, une amie de Jean Giono dénommée Jeanne Boutet de Monvel, future Jeanne Pierlot qui avec son époux Norbert et leur communauté de Ratilly vont accompagner les suites du mouvement du grès dans l'après-Guerre. Mais ceci est une autre histoire.

Dans notre pièce, Lion met en scène une recette très personnelle d'émaillage anticipant sur son rouge de cuivre qui lui vaudra une médaille au concours Lépine en 1933.
Nous sommes ici bien avant 1925, date après laquelle Primavera renonce aux grès au bénéfice exclusif d'une nouvelle orientation moderniste et exclut ceux qui ont pourtant fait ses beaux-jours de Lion à Lourioux, en passant par Lucien Arnaud ou Charles Greber.

Sur le modèle nippon, Eugène Lion transforme une déformation en atout, la pièce vibre, ondule, quand en surface, les effets de fusion et les émaux s’interpénètrent en fécondes coulures de vert d'eau sur lie-de-vin déployées sur un tracé concentrique. L'effet est saisissant et l'harmonie des plus heureuses. L'art de la poterie est comme condensé en une simple coupe qui mobilise dextérité, aléa du feu, souffle vibratoire et terrain symbolique. On y sent une relecture personnelle et incantatoire des effets des céramiques chinoises Jun-Yao des dynasties Song et Yuan ou des fameux émaux Tobi Seiji du Japon.
L'œuvre n'en est pas moins française, directement née du creuset poyaudin, exemplaire forcément unique d'une pénétration des perceptions qui irriguent l'œuvre de Lion et qui tel un sésame, sonne comme une révélation à ceux qui ont fait de la céramique un des angles pour lire les signes du temps.

Augustin DAVID, hiver 2017


Bibliographie indicative

Tanizaki Jun'ichirô, Éloge de l’ombre (1933), Éditions Verdier, 2011 et Éditions Philippe Picquier, 2017. (traduit du Japonais par Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré)

Yanagi Sōetsu, Artisan et inconnu : La beauté dans l'esthétique japonaise (1919-1960) adapt. par Bernard Leach ; avant-propos de Shoji Hamada ; trad. de l'anglais par Mathilde Bellaigue, L'Asiathèque, 1992.

La Découverte du Japon par les Européens (1543-1552), Trad. Xavier de Castro, préface de Rui Loureiro, Ed. Chandeigne, 2013.

Le Japonisme en France, de l’impressionnisme à l’Art déco, Bibliographie sélective, BNF, 2009.

Augustin David, Jean-Louis Gaillemin, Céramiques de l'Atelier Primavera, Éd. Le Passage, Paris, 2015

Lionel Lambourne, Japonisme : échanges culturels entre le Japon et l'Occident, Paris, Phaidon, 2006.

Patricia Monjaret & Marc Ducret, L'art de la céramique à Saint-Amand-en-Puisaye (1888-1940), L'école de Carriès, Editions de l'Amateur, 1997.

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