En décembre 2020, la galerie stimmung a fêté ses 5 ans.
Les anniversaires sont aussi des occasions d'introspection.
La période sévère que nous traversons avec l'irruption du covid montre, s’il le fallait, que nos équilibres sont fragiles et tiennent, là comme ailleurs, à une certaine attention.
Si je peux affirmer sans ambages que je suis heureux et reconnaissant de ces années de rencontres, de recherches, de découvertes et de partages, je voudrais saisir ce moment pour me demander, avec le recul et avec vous:
Mais au fond, pourquoi faire une galerie?
« Le territoire est n'importe quel lieu défendu »
Gladwyn Kingsley Noble
« Prendre définitivement conscience de notre humanité solidaire, faisant corps avec la planète elle-même, embrasser du regard nos origines, notre présent, notre but rapproché notre idéal lointain, c’est en cela que consiste le progrès. »
Élisée Reclus
« Me souvenir est mon métier »
Nastassja Martin
La galerie stimmung trouve son origine profonde dans le sillon d'une autre crise majeure, celle de 2008, et il n'est peut-être pas vain de voir ce qui relie la situation actuelle et les exigences déçues que la précédente avait mises en lumière.
Cette secousse avait alors profondément affecté ma manière d'entrer en rapport avec les autres et avec l'art. Elle disait pour moi, avec une urgence peu coutumière, la nécessité d'apprendre à se rendre plus présent.e au monde, plus à l'écoute, plus curieu.x.se à ce que les choses font et demandent pour espérer un bon usage du monde.
Ravivant les écarts que mon intérêt pour l'art et l'exigence de transformation du monde qui le sous-tend, rendaient flagrant dans ce présent, je voulais m'appuyer sur mon intuition, sur le sentiment intense et évident que d'une certaine façon le sort de la terre entière reposaient sur d'intenses et rares moments de clairvoyance qui unissaient beauté et vérité, pensées et actions.
À cette époque, pour ma part, ces épiphanies se matérialisaient d'abord à la lueur d'une enquête, d'un souffle que la mémoire vive d'un geste, d'un rapport au monde révélait à tâtons.
Je forgeais peu à peu l'idée motrice d'une autonomie de recherche construite autour et grâce à une « galerie » qui serait aussi bien un lieu de vente que de partage d'intuitions enthousiastes, la liberté d'un cadre qu'aucune institution ne pouvait offrir.
L'activité de vente devait garantir l'indépendance de mes recherches et, un site internet comme vitrine, dessiner la vie quotidienne que nous voulions mener avec l'horizon d'une famille en devenir.
L'enjeu pionnier était de rompre avec la division vente / recherche et avec les enrobages moribonds de ce qu'il faut bien appeler le marché de l'art. Il s'agissait plutôt, à travers nos relations aux objets, d'apprendre à accorder l'attention nécessaire aux respirations des mondes, au double sens de « se rendre attenti.f.ve à » et de la reconnaissance des manières par lesquelles d'autres êtres et choses sont eux-mêmes porteurs d'attention.
Bref, de tracer une voie pour dire ce qui importe.
Puisque l'art est par essence médiation, je gageais que ce qui m'importait pouvait importer à d'autres et stimuler, par l'art, des questionnements plus larges sur l'époque.
En ce sens, ma contribution s'accordait probablement mieux aux questionnements de l'anthropologie ou de la philosophie politique qu'à ceux, trop étroits à mon cœur, de l'histoire de l'art. Je voulais, avec l'appui fondateur d'autres champs de recherches, multiplier les horizons de mondes dans lesquels nous baignons et dans lesquels nous agissons, je voulais « rendre compte, multiplier les manières d'être, c'est-à-dire les manières d'éprouver, de sentir, de faire sens et de donner de l'importance aux choses. »
Cette galerie devrait donc chercher d'abord à lire les signes du temps et à mettre en lumière des manières de penser et de vivre l'art capables de relancer une réaction sensée aux objets et par là, aux mondes que leur ombre projetée met en relief.
Cette réaction s'appuyait d'abord sur une passion ancienne et elle impliquait surtout d'apprendre à connaître, c'est-à-dire à discriminer et à célébrer, à reconnaître de façon plus autonome ce qui importe, à assumer aussi que des différences comptent ou non.
Il y avait bien des mondes dans les choses, et tous ces mondes portaient des êtres variés, des idées variées, plus ou moins utiles, plus ou moins fécondes dont il fallait tâcher de saisir l'essence.
Le sens que l'on y gagne est celui d'une petite révolution de nos habitudes.
Il me fallait donc distiller les savoirs et croyances préalables pour entrer dans un autre agencement plus juste ou plus fécond. Cette voie aurait pu passer par mille espaces de réflexion, et en l’occurrence elle devait trouver à circuler autour de l'intuition qui la révélait à mes sens, qui la rendait pour moi à portée de main : l'artisanat et sa constellation de vies, d'histoires, de rencontres avec des matières, avec des gestes et des trajectoires capables de dire, d'exposer, des usages du monde et de nourrir nos êtres-au-monde. Cela passait ainsi par ce que Gilles Deleuze nomme des déterritorialisations, c'est-à-dire des manières de défaire des agencements pour se reterritorialiser par un autre type d'agencement à même de territorialiser autrement celui qui y pénètre, des territoires pratiques et symboliques pour nos vies quotidiennes.
Sous ces mots complexes s'expose la quête de rapports plus riches, plus respectueux à l'entour de nos vies, aux mondes associés et complices qui sont agis dans ce terrain de jeu.
Il fallait réinterroger le sens de l'art, traquer ses généalogies, peser les catégories et les frontières pour espérer les reconsidérer, les désactiver. Mes outils seraient l'émotion ressentie et l’intuition perçue devant un pot, un panier, un tissage ou un pichet. Ces choses devraient servir de seuil d'accès à une dérive. Dans ces chemins, la matière agie matérialisait un territoire. Terre, roches, bois étaient l’écho de rivières, de montagnes, de forêt, de marais, elles faisaient apparaître des paysages et permettait d'humer un sol et un climat, des trajectoires, des communautés et leurs conspirations au vivant et au non-vivant. Un morceau du puzzle planétaire prenait forme dans un motif, une panse, une anse, un bec, un tressage.
Les histoires oubliées devaient êtres relues, redécouvertes, et les œuvres montrées car elles devenaient ainsi des agencements qui importent.
On sortirait d'une histoire qui porte un horizon court et purement plastique, d'une histoire de l'art trop modelée par le marché pour arpenter des mondes, pour saisir les contours du plurivers, des tonalités affectives, des stimmung qui pouvaient participer -même humblement- à rompre des frontières, à gratter les vernis trop opaques d'une modernité en crise.
À ma façon, c'est bien ce à quoi je me suis attelé depuis longtemps, ailleurs, puis ici, en complicité aussi avec les enseignements que je trame à l'Université Paris 8.
Et si l'idée d'une galerie sans "pignon sur rue" faisait encore sourire quelques-uns à l’époque du lancement, si j'ai dû composer depuis avec quelques écumeurs et la condescendance d'autres demi-habiles, j'ose croire que le travail exigeant mené depuis, a démontré quelques intérêts et que la matière dorénavant disponible sur le journal de la galerie dessine peu à peu et à long terme la perspective consciencieuse et sincère qui m'anime.
L'ensemble de ces recherches est disparate, varié, il prend à bras le corps ce que l'on appelle l'art populaire, le design ou l'artisanat à ce qui me semble être de bons endroits, des foyers incandescents dont les flammèches peuvent autant éclairer le présent qu'incendier ce qui doit l'être du monde d'avant.
«La liberté demande de l'aide» disait Maria Montessori, le soutien nécessaire est parfois lové dans les méandres discrètes du passé. C'est ce qui vient qui rend la mémoire si utile.
C'est ce qui vient qui justifie nos égards à celles et ceux qui l'habitent déjà et l'imaginent depuis la nuit des temps. C'est «dans la vie sauvage (que) repose la sauvegarde du monde» disait à sa manière Henry D. Thoreau.
Que celles et ceux auprès de qui je me nourris insatiablement soient ici vivement remercié.e.s, ces ami.e.s, ces semblables inconnu.e.s, ces foyers de révolte, ces chercheur.ses passionné.e.s qui dans leurs champs respectifs œuvrent à semer le doute sur le (non)sens de notre présent, à en déplacer les lignes pour dessiner des futurs désirables.
De la fréquentation assidue des lisières dépend l’entrée dans les métamorphoses.
Que vous soyez au cœur de mes lectures, de mes rencontres, que vous soyez par ricochet un.e lecteur.trice, un.e collectionneu.r.se, un.e amateur.trice, un.e proche bienveillant.e, je vous remercie aussi de tout cœur pour votre soutien et vos encouragements qui me guident tout autant.
Votre attention est essentielle pour les trajectoires marginales comme celle de la galerie stimmung.
Heureuse année. Qu'elle soit riche de rencontres, d'actions, d'amitiés et de tendresse.
Augustin DAVID, janvier deux mille vingt-et-un