À l'occasion du quarantième anniversaire du Symposium de la Borne en 1977, et de la présentation d'une œuvre symbolique, retour sur un moment magique.
« Beaucoup de jeunes cherchent très fréquemment à vivre leur vie sur un canevas d'expression artistique. Le théâtre -qui est en train de crever, parce qu'il n'est pas encore né- va être le mode même de vie de très nombreuses communautés. L'art est devenu la jeunesse, il veut être vécue, parce que jamais dans l'histoire du sacré, il n'y eut un tel besoin d'exprimer sa vie, au lieu de la subir. Les gosses veulent être les auteurs de leur vie...
Huit heures par jours au bureau, deux heures de trajet, ce n'est pas un thème de vie, c'est des obsèques.
Je connais déjà quelques groupes comme ça, rencontrés par hasard ou parce qu'ils ont senti que pour moi, la culture, l'art c'est une façon de vivre, ce n'est pas seulement une façon de regarder ou de lire. Ils rêvent d'un art-artisanat avec leur vie pour matériau: pour la première fois depuis le début de la mimique chrétienne, il y a une jeunesse qui cherche un mode d'expression artistique, vécu, un artisanat de soi-même, une nouvelle liturgie assumée du matin au soir.»
Romain Gary, La nuit sera calme
Il est des moments où le présent atteint une telle intensité qu'il devient pour longtemps un guide pour nos vies.
En 1977, à la Borne, dans le Haut-Berry, dans un contexte international d'une vibration inouïe, qui a vu s'entrelacer des pratiques et des horizons inédits, où le langage, les comportements politiques, les formes-de-vie sont bouleversés par le mouvement autonome et maintes actions, quelques artistes s'organisent pour que dans un lieu a priori reculé une rencontre décisive soit possible.
Elle sera déterminante pour une communauté entière, et son écho n'en finit pas de résonner de son éclat diffus et épiphane : c'est le premier Symposium de la Borne.
La mémoire a retenu confusément ceux qui en ont fait le vœu : Alain Girel et sa compagne Jeanne Grandpierre, aidés de Michel Lévêque, Jean Linard, Jean Pierre Viot, ou encore Pierre Digan et Janet Stedman. Ils ont choisi le débordement, la densité du vécu et des sentiments, convaincus que c'est dans les marges que s'imagine le meilleur.
Sur les murs de Paris, presque dix ans auparavant, s'écrivait une profession de foi largement partagée: Nous ne voulons pas d’un monde où la certitude de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui ; nombreux sont alors ceux qui, dans le sillage de l'insurrection de 68, cherchent l'intensification de leur formes-de-vie, œuvrant par-delà joie et peine et dans un renoncement fécond à inventer ici et maintenant leur présent. Le nouveau mot d’ordre devient «Reprenons la vie» pour élaborer une pratique collective du bonheur.
«Où que l’on aille à l’époque, il y avait des endroits, des rues, des maisons, des lieux où on pouvait faire de nouvelles rencontres, construire des langages, étreindre des corps, fabriquer des machines de guerre au-delà et à l’encontre de tout conventionnalisme» diront certains épigraphes de la décennie suivante.
La fête forme un horizon utile, car comme le rappelle Roger Caillois, cet entracte d’universelle confusion que constitue la fête apparaît comme la durée de la suspension de l’ordre du monde.
Cette communauté inventive, une partie de celles et ceux qui se croisent dans les ateliers des Beaux-Arts ou dans la rue, hume que c'est dans une vie simple que s'animera leur espoir.
Ils choisissent la révolte sous des manières singulières, quotidiennes, dont ils entendent faire usage. Certains optent pour le feu de la lutte quand d'autres en appellent à la terre nourricière ou à la glaise inventive, tout est bon pour que s'agrègent des forces insoupçonnées, ils choisissent d’engager leur propre individualité dans une action dont ils ne connaissent ni ne peuvent prévoir les conséquences. L’outil qu’utilise le mouvement est le plus efficace, celui de la transformation du quotidien.
La liberté demande de l'aide et si l'on veut bien comprendre aujourd'hui ce passé qui fut aussi un maintenant, il faut savoir le lire, saisir ses représentations, les images mythiques et les gestes rituels qui accompagnent l’action, et en particulier son idéal.
Toute forme symbolique peut devenir l'espace de la manifestation de la vérité.
À la Borne, l'idée germe donc d'une rencontre internationale, mais quels contours lui donner?
Les témoignages sont laconiques, lacunaires même, et ce qui sonne aujourd'hui comme une évidence mérite notre questionnement.
On lui donne le nom de symposium en référence au symposion, ce rituel antique du banquet public où le fait de manger et boire ensemble fonde la communauté civique. Le symposion, c'est ce moment précis du repas partagé où après la nourriture du corps, la parole se libère pour nourrir l'esprit. L'enjeu est fort, hautement plus dense que dans les festivals d'aujourd'hui.
Dans l'esprit des initiateurs, Girel et Grandpierre en tête, l'art est vital lorsqu'il cesse d'être une simple production matérielle et qu'il embrasse la magie de faire exister différemment le monde.
Leur symposium peut signifier cela.
Kàroly Kerényi ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme que, "de semblables actes s’accomplissent seulement dans la fête : et seulement à un niveau de l’existence humaine différente du quotidien. La tradition remplace cette nécessité intime seulement pour accéder à ce niveau."
Ce sera l'occasion d'un rassemblement et d'un mouvement commun où toutes les singularités quelconques se côtoient et s'agrègent en un fécond maelström. Le temps s'y fera ouvroir -lieu ou l'on œuvre-.
À fin de visibilité, on y convie le sculpteur César en invité d'honneur. Le choix étonne certains mais à défaut de l'avoir vu les doigts dans la terre, la présence et l'attention du sculpteur font bon écho dans certains témoignages.
Nul besoin d’un programme politique. Personne n’attend qu’on lui fournisse un programme pour instaurer de nouvelles formes de communauté. Il faut juste avoir un plan pour un travail de liaison.
Le monde de la poterie possède une force qu'il nie trop souvent, il est un monde libre, autonome au sens politique, un monde de tradition orale, de débrouille et de résistance. C’est pourquoi il échappe à toute capture. N'en déplaise à ceux qui pensent que la voix du plus fort est un horizon, car c'est une fuite. L'existence matérielle y est certainement plus dure, mais la vie y apparaît comme une fête, nourrie par le désir, le plaisir, la passion, la révolte.
La sincérité crée des obligations, mais elle rend heureux disait Robert Walser. Le potier le sait aussi.
Au cœur du projet, une idée germe : imaginer ensemble une cuisson collective dans le vieux four couché Foucher-Bernon -fierté du village- mais éteint depuis 1908 d'où sortait autrefois d'innombrables chefs-d'œuvre ordinaires du savoir-faire bornois.
Un geste essentiel est esquissé, que l'humain oublie trop : ce temps de la rencontre sera le trait d'union entre les gestes historiques des potiers d'autrefois et la puissance toujours réactivée d'un village où le désir se réinvente sans fin.
Beaucoup d’interdits et de séparations sont abolis, l’adhésion à tout ce qui est inhabituel devient habituel et favorable. L’atmosphère est au relâchement et non au défoulement. Ce n’est pas un but commun qu’ils doivent tous ensemble atteindre.
La fête est le but, et il a été atteint.
(Elias Canetti)
Nous n'aurons que ce que nous saurons prendre !
Girel et Grandpierre sont alors les émissaires de cette histoire non écrite, ils savent partager cette intuition qu'une tradition vit dans ses ruptures sans jamais signifier la fixation d'une forme.
Une tradition vive se tient distante d'un formalisme tutélaire car elle est plutôt un élan commun transmis comme témoin et guidé par l'intuition qu'une vie d'homme est trop courte pour construire certaines choses.
Dès lors il faut se placer sur un terrain plus long où une maturation et une force engrangées par des vagues d'humains successives porteront plus densément un mouvement fait de lignes et d'interférences.
Ces ruptures sont, au défi des lectures trop rapides, le souffle même de la tradition car pour rompre quelque chose, il faut connaître, et seul l'élan de vies successives rend possible cette connaissance. Cela n'implique donc nullement la perte ou la dévalorisation du passé.
La perte de la tradition signifierait plutôt que le passé a perdu sa transmissibilité pour n'être qu'objet d'accumulation.
C'est par ces ruptures dans la tradition, c'est-à-dire étymologiquement dans une transmission à travers le temps de l'homme, qu'est offert à chacun de se mouvoir librement au présent, vers le futur, sans être entravé par le poids de son passé, sans que jamais il ne se retrouve -comme l'exprime le philosophe Giorgio Agamben- «coincé entre un passé qui s'accumule sans cesse derrière lui et l'opprime avec la multiplicité de ses contenus devenus indéchiffrables, et un futur qu'il ne possède pas encore et qui ne lui fournit aucune lumière dans sa lutte avec le passé. »
Comme l'expliquait simplement un jardinier japonais d'un célèbre jardin séculaire de Kyoto, « la tradition c'est ce qui permet que je participe maintenant à une idée pensée il y a plusieurs siècles, c'est ce qui me permet d'œuvrer par-delà le temps pour participer à un mouvement qui dépasse de loin le possible de ma seule petite vie d'homme. »
À leur manière, les organisateurs du Symposium convoquent donc la voix d'une multitude, l'anonymat du potier d'autrefois, le génie humble de Jacques-Sébastien Talbot et la facétie de sa fille d'esprit Marie, les rires sur le chemin des écoliers allant à Henrichemont, la générosité de Bedu, l'élan respectueux de Beyer, de François Guillaume et des Lerat, le regard aiguisé de Jean Favière, l'audace d'Ivanoff, les certitudes et les doutes de Joulia, de Mestre, des Mohy, la liberté de Kjærsgaard... Ils saisissent et donnent à entendre le souffle de La Borne et son écho sans fin. Le brouhaha devient chant et le symposium le moment de révélation d'une onde qui dépasse chacun pour nourrir tous.
Leur savoir est devenu action, leur pensée a quitté la connaissance purement discursive, leur considération de l’homme est devenue une intuition intellectuelle : ce sont des gnostiques de l’action comme disait Georg Lukàcs dans un autre contexte.
Il y a bien sûr des frictions, des hauts-cris qui ponctuent les rapports houleux que les humains entretiennent mais d'aucuns savent que quelque chose se passe, quelque chose qui unit.
La fête est réussie, le temps est suspendu, les forces s’agrègent et s'inventent, on se parle, on rit et on dessine les contours d'une vie heureuse dont chacun des présents conservera un feu en lui.
Cela dure près d'un mois, le présent est sans échéance, sinon la cuisson finale, et près d'un millier de pièces sont imaginées. Après cuisson, les deux cents plus réussies sont disposées dans l'ancienne école primaire, en vue de la vente aux enchères publique légendaire qui clôture l'évènement.
Les témoignages sont nombreux, tous porteurs d'une vitalité qui a durablement guidé ceux qui furent là.
C'est l'idéal du symposium.
Le génie de la fête.
Marqués à vie par ce qui s'invente dans la rencontre, les participants français et étrangers emportent en eux le feu éternel. A leur tour d'irriguer le monde de cette force vive, à leur tour d'être les oracles d'une forme-de-vie expérimentée cet été-là.
Le flot de leurs paroles silencieuses nous étreint encore après quarante années...quelles formes voulez-vous donner à votre vie ?
Une manière d'y répondre est de nous souvenir qu'il fut un moment où des mains et des âmes ont donné corps à un idéal, avec les flammes et l'humain pour témoins.
Leur chant rit encore dans nos oreilles!
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La chimère du symposium
À l'occasion de ce quarantième anniversaire, nous sommes heureux de présenter une pièce extraordinaire et hautement symbolique née sous les auspices flamboyants du Symposium.
Son histoire demeure marquée par le mystère, elle sonne comme un symbole essentiel, la chimère d'une communauté sans nom: Le génie de la fête.
Œuvre née du souffle d'une invitée polonaise -aujourd'hui devenue fameuse- Janina Karczewska-Konieczna, elle fut conservée jusqu'à nous dans la collection personnelle des mentors de cette fête, Alain Girel et Jeanne Grandpierre.
Chimère à quatre visages, elle arbore un corps de lion, bien campé, accroupi, que surmonte un buste quadricéphale. On l'aperçoit fièrement juchée sur une image de l'enfournement du vieux four.
La chimère y est fidèle à sa représentation mythologique, un corps de lion, modelé vivement qui évoque la rudesse délicate chère à Guidette Carbonnell. Les chairs sont vibrantes et une crinière ondoyante donne des airs de ballet de seiche à la bête.
Son visage est un mystère, les traits sont placides, sages, hiératiques de majesté, ils convoquent l'éternité des sphinx millénaires. Le masque est combinatoire, il décompose la figure unique en quatre visages en profil qui selon les points de vue, s'oublient ou se devinent, s'embrassent ou se répondent.
La morsure du feu est belle, vive malgré les difficultés d'une cuisson quasi expérimentale. La terre est d'une coloration subtile que l'aléa propre au feu du vieux four communal ne laissait pas espérer si facilement. Il semble qu'une place de choix l'ait rendu possible, la pièce était au centre du four, dos à l'alandier, en haut d'une pile, juste sous la voute. Les flammes ont léché la pièce sur son flanc gauche, l'auréolant d'une carnation vert céladoné que les cendres ont le pouvoir d'imaginer.
Toute l'histoire du grand feu est là, toute la tradition poyaudine et berrichonne est là et Shigaraki semble même, en cet instant, à quelques encablures seulement.
En juste reflet de ses quatre visages, la pièce porte quatre mentions manuscrites sur le dos: la signature «Janina» mais aussi «Jeanne + Alain» et une dernière graphie peu lisible qui rappelle nettement la signature d'Yves Mohy; pour autant la présence de Mohy n'a pas marqué le symposium dans la mémoire de ceux qui restent... la question demeure donc ouverte.
Les lectures de l'œuvre sont à l'image de l'évènement, multiples, insaisissables, livrées autant en témoignage qu'en suppositions.
Quel sens viendrait prendre alors ces noms fameux juchés ensemble sur le dessus de la bête?
C'est peut-être une sculpture réalisée à plusieurs mains par Janina aidées du couple Girel-Grandpierre et d'un dernier compère.
La pièce peut aussi avoir été simplement co-signée dans un élan spontané, à cet égard on connaît une pièce malheureusement disparue, une borne réalisée par Pierre Baey sur laquelle un maximum de participants avait apposé leurs noms.
Enfin, -on l'ignore encore- mais la pièce n'est peut-être pas passée par le feu des enchères et alors la mention "Jeanne + Alain" peut aussi faire office d'envoi, de dédicace au couple hôte de cœur de l'artiste polonaise.
Après une longue et minutieuse enquête, le mystère reste presque entier.
Janina Karcewska, que nous avons pu contacter par l'ambassade de sa petite-fille, s'est évanouie dans un mutisme définitif après une première réaction pourtant émue et enthousiaste sur cet épisode marquant de sa jeunesse...d'aucuns se souviennent encore ici d'une jeune femme animée que la perspective d'un retour en Pologne terrassait et dont la gravité contrastait avec la joyeuse ébullition de cet été là.
Parfois la mémoire préfère n'être pas remuée.
Rêve poursuivi, le symposium n'aura pas été une illusion, une évanescence, et sa figure chimérique semble avoir été balayée par l'action réelle et durable du mouvement.
Talisman du souvenir vivace, cette œuvre est peut-être la marque toujours présente de ce rythme partagé qui subjugua toutes les pratiques avant de disséminer ses apôtres de par le monde. La pièce est encore-là, auréolée de sa force, ses quatre visages nous toisent en un office évident: garder vivant le sens profond de la fête.
Augustin DAVID, printemps 2017
Remerciements:
Nous remercions de tout cœur Michel Lévèque, Salvatore Parisi, Bernard Thimmonier et Jean-Pierre Viot pour leur précieux témoignages et pour leur aide dans l’enquête minutieuse qu'il a fallu mener autour de l'origine de cette œuvre.
Nous remercions également Michel Lévêque, Aude de Vinck et Olivier Réchou pour l'usage des images illustrant notre article. (© Archives Antoine de Vinck + Archives Michel Lévèque + Archives Olivier Réchou.)
Depuis la rédaction de ce texte, un formidable film La Borne 77, un film autour du pot est miraculeusement réapparu, il s'agit du premier film de Philippe Bonnier, tourné pendant le Symposium et présenté en 1978. Son visionnage a soulevé maintes émotions et corroboré pour nous des intuitions, nous le remercions vivement pour ce témoignage essentiel.
Ils étaient au symposium de 1977:
Michel Lévêque, Jacques Aslanian, Imrich Vanek, Jean Paul Van Lith, Franck Rousseau, Catherine et Claude Champy, Jean Claude De Crousaz, Elisabeth Joulia, Joelle Deroubaix, Yan Van de Leeuwen, Martine Duranty, Philippe Bonnier, Jean Linard, Alain Girel, Jeanne Granpierre, Giancarlo Schianella, Jean-Pierre Viot, Nicole Giroud, Marcel Beaucage, Salvatore Parisi, Pierre Baey, Michel Ruffe, Maxime Darnaud, Agathe Larpent-Ruffe, Evelyne Porret, Michel Pastore, Yngvild Fagerheim, Antoine de Vinck, Bernard Gaube, Hugo Glynn, Ulla Viotti, Janina Karczewska, Paul Donhauser, Heinz Gerber, Clapès i Flaque, Robert Deblander, Jacques Laroussinie, César, Jean Girel, François Gueneau, Bernard Dejonghe, Daniel Pontoreau, Daniel Sarver, Ivân Levasseur, Hermann Daert, Edouard Chapallaz...et bien d'autres.