«Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu'elle soit voilée, enfouie dans les profondeurs, invisible, lointaine. Elle est pourtant là, ni hostile, ni malveillante, ni sourde, qu'on l'invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient.
C'est là l'essence de la magie, qui ne crée pas, mais invoque.» Franz Kafka
«L'art ne vient pas coucher dans les lits qu'on a faits pour lui; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom: ce qu'il aime c'est l'incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s'appelle.» En fondant cet axiome, Jean Dubuffet exprimait clairement une vérité trop souvent oubliée: l'art n'est pas le nom d'un terrain à part dans la vie.
L'art est une position.
En ajoutant «Je crois que toute création d'art doit capitalement avoir pour effet d'opérer ce transfert de la pensée et du regard porté sur les choses en de nouvelles positions. Toute création d'art valable est philosophique» il nous livre un talisman, une clef pour la vie.
La beauté est d'abord dans le regard et la sûreté du coup d’œil, n'est ni plus ni moins organique que la délectation du gourmet, il y a autour des deux jouissances le même flou, le même silence de la raison.
Dans la compréhension de la beauté, bien plus que la perception intellectuelle, c'est l'intuition qui est proche de l'essence.
Voir c'est aller droit au cœur, alors que connaître les faits qui concernent un objet beau c'est seulement tourner autour. Le discernement intellectuel est moins essentiel à la compréhension de la beauté que l'intuition qui le précède car celui qui ne fait que savoir, sans voir, ne comprend pas le mystère.
Puisque la beauté semble toujours accompagnée d'un sentiment de disparition, elle est un idéal suspendu,
une intuition à saisir, conscient que toutes les idées sont vides quand la beauté ne peut plus être rencontrée dans l'existence de chaque jour.
Sans usage, il n'y a pas de vision complète, car rien n'accentue la beauté des choses comme leur utilisation. De la vision des objets il nous faut passer à leur usage.
La vraie beauté nous appelle, elle demande que nous en usions; on ne peut négliger la beauté. L’œil qui voit commande la main qui utilise.
Voir la beauté c'est percevoir tout ce qui peut s'ajouter au pan de mur par le mirage de notre propre essence, c'est filer l'idée que c'est dans l'amour de ce que l'on expérimente qu'on peut adapter le monde à nos perceptions et non nos perceptions au monde.
Voir la beauté c'est recevoir en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps, c'est refuser l'aveuglement d'une lumière trop concentrée et voir la lueur au plus profond de l'humble et du simple.
Commence alors une phase essentielle car comme le dit Walter Benjamin, «la vraie passion, très méconnue du collectionneur, est toujours anarchiste, destructrice. Car voici sa dialectique: lier à la fidélité envers la chose, envers la singularité qu'elle recèle, une protestation subversive opiniâtre contre le typique, le classable.» Et Hannah Arendt d'enchérir: «La figure du collectionneur, aussi archaïque que celle du flâneur, si elle peut présenter chez Benjamin des traits à ce point modernes, c'est que l'histoire elle-même — en l’occurrence la rupture de la tradition consommée au début de ce siècle — lui a épargné le travail de détruire et qu'il n'a plus besoin pour ainsi dire que de se baisser pour recueillir dans les décombres du passé ses précieux fragments».
Chercher la beauté, chercher à la voir, c'est accepter de se perdre, d'errer à la recherche de l'origine et du sens que prennent les choses abandonnées.
Le temps de la collecte est un temps où l'on apprend à aimer, un temps où l'on invente de nouveaux usages et où l'on porte de nouveaux regards.
Collectionner, c'est avant tout aimer les choses parce d'autres personnes les ont faites, c'est célébrer des personnes au travers de ce qu'elles ont légué au monde. Collectionner c'est donner corps à l'art comme capacité d'un être ou d'une communauté, c'est montrer que l'art est l'expression du plaisir que l'homme a éprouvé dans l'accomplissement de ses gestes, c'est encore une fois comprendre comme Zola que «l'art est la nature vue à travers un tempérament».
Au-delà de toute question d'ancien ou de nouveau, la main de l’homme est l'outil éternel de sa pensée.
Le sentiment du beau est intemporel: on peut dire qu'il existe dans l'instant, sans que ne le limitent ni le passé ni le futur.
Pour le galeriste, collecter, c'est enfin donner à voir, c'est être persuadé que le monde est plein de beauté cachée dont seule une petite portion est découverte. Il y a des chefs-d’œuvre en nombre illimité qui attendent que nous les portions à la lumière car «si un arbre tombe dans une forêt sans personne aux alentours pour l'entendre, fait-il seulement du bruit?»
Puisqu'il faut vivre chaque jour avec des objets, cette qualité d'intimité est une nécessité particulière, cette beauté détermine un univers de grâce et de sensibilité.
N'importe qui peut s'émerveiller de quelque chose d'inhabituel, mais notre regard doit être plus pénétrant. Il ne suffit pas de voir l'extraordinaire dans l’extraordinaire. Il faut saisir la puissance dans l'ordinaire, le naturel, le familier, le simple, l'oublié et le normal. Y a t'il rien de plus rare que de chercher le rare dans l'ordinaire?
Une telle quête se nourrit du beau de la vie quotidienne, elle trouve dans les objets liés aux gestes de la vie quotidienne les aspects les plus élevés et les plus nobles de la beauté.
La beauté s'identifie à l'usage, la beauté nait de l'usage.
L'usage c'est l'indivisibilité de l'esprit et de la matière, la beauté de l'intimité.
Collectionner c'est peut-être voir cette beauté qui nous accroche à la vie. Comme une quête éperdue de vivre intensément le sens de toute chose.
On comprend alors mieux cette phrase prêtée à Diogène, «avec un vieux pot le sage possède l'univers».