« Faire la lumière sur une chose qui a disparu et la regarder avec empathie n’est pas un acte dénué de sens, nous nous retrouvons nous-mêmes en elle. »
Au cœur de nos aspirations, nous voulions depuis longtemps proposer, à partir du bois, une expérience sur la mémoire et le sensible, une exposition tentant d'éclairer un rapport au monde trop négligé.
L'intuition du bois ou comment saisir la beauté lorsqu'elle se présente.
In memoriam Patrick Favardin
« Jadis, les arbres étaient des gens comme nous,
mais plus solides, plus heureux, plus amoureux peut-être, plus sages.
C'est tout. »
Jacques Prévert
Les plantes sont les grandes oubliées de la pensée. On parle de la nature, on parle souvent d’écologie, parfois heureusement de paysage, on parle aussi d’animaux, on tente ainsi de réduire la différence que l’on a longtemps établie entre les hommes et le reste du monde, mais trop rarement il est question du végétal.
Il existe pourtant un monde auquel nous appartenons, mais que par fuite ou par inconscience nous méconnaissons.
Avec le philosophe Emanuele Coccia, nous pouvons rectifier la citation de Buffon «S’il n’existait pas d’animaux, la nature de l’homme serait encore plus incompréhensible» : s'il n'existait pas de végétaux, la nature de l'homme serait sans existence possible.
Ce sont bien les plantes qui, il y a des millions d’années, ont transformé le monde en produisant les conditions de possibilité de la vie animale. Végétaux et animaux sont depuis-lors unis en un équilibre fragile. Notre monde est une "stimmung" garante de la symbiose entre les vivants.
Dans cette mince couche qu'on appelle atmosphère, nous sommes immergés comme un poisson dans l'eau.
Ce ciel où nous naviguons est pourtant un don des arbres. Il est partout, nous sommes en lui, jusque dans la terre.
Pour autant, les débats sur l’écologie, le climat ou l’éthique animale n’intègrent que rarement dans leur champ la vie des plantes elles-mêmes, quand bien même penser les plantes, c’est tenter de se penser soi-même, soi-même dans le monde, au milieu ce qui nous entoure. C’est accéder aussi à la possibilité d'une nouvelle compréhension car «la vie des plantes est une cosmogonie en acte, la genèse constante de notre cosmos».
«On ne peut séparer -ni physiquement ni métaphysiquement- la plante du monde qui l'accueille. Elle est la forme la plus intense, la plus radicale et la plus paradigmatique de l'être-au-monde. Interroger les plantes, c'est comprendre ce que signifie être-au-monde. La plante incarne le lien le plus étroit et le plus élémentaire que la vie puisse établir avec le monde. L’inverse est aussi vrai: elle est l'observatoire le plus pur pour contempler le monde dans sa totalité. Sous le soleil ou les nuages, en se mêlant à l'eau et au vent, leur vie est une interminable contemplation cosmique, sans dissocier les objets et les substances, ou, pour le dire autrement, en acceptant toutes les nuances, jusqu'à se fondre avec le monde, jusqu'à coïncider avec sa substance. Nous ne pourrons jamais comprendre une plante sans avoir compris ce qu'est le monde». Emanuele Coccia, in La vie des plantes : une métaphysique du mélange
Depuis la nuit des temps, les humains utilisent le bois, pour habiter, mettre leurs morts, se chauffer, créer des outils, construire, naviguer, s’asseoir, s'allonger, marcher, grimper. Malgré cette litanie, nous semblons figés dans une ingratitude inconsciente.
Si pour nous, en apparence, le bois n'est que le corps mort de la plante, le rapport à cette matière peut nourrir cette pensée sur la place que nous occupons.
Aimer les plantes et les arbres, interroger leur être-au-monde c'est ainsi entrer dans un ouvert, c'est aimer les histoires et humer un rapport au monde et au temps inédit. C'est observer l'exemple le plus intense de la contemplation comme paradigme de l'être au monde.
C'est aussi éprouver le temps autrement car le temps d'une plante est sans lien avec notre temporalité, si les vieilles pierres nous émeuvent, les arbres nous alpaguent comme horizons utiles.
Pour Coccia encore, «ce n’est pas en reliant entre eux exclusivement les phénomènes qui ont la même nature ou la même forme (les phénomènes physiques, les faits sociaux) que nous pourrons parvenir à comprendre le monde. Le monde n’est pas un espace défini par l’ordre des causes, mais plutôt par le climat des influences, la météorologie des atmosphères».
Ce que nous appelons monde désigne cette liaison entre toutes choses, cette conspiration universelle des idées, des vérités et des choses. Tout communique avec tout, «chaque savoir pénètre et est pénétré par tous les autres».
Le parallèle avec l'œuvre est évident car une œuvre n'épuise pas la puissance qu'elle porte, une œuvre n’est jamais un monde clos, n'est pas fermée sur elle-même, n'est pas un bloc fini, elle est d'abord une suite des lectures et de lecteurs interminables qui repoussent toujours l’achèvement d’une signification.
Peut-être est-ce seulement pour cela que nous avons tant besoin de ceux qui nous rappellent à la réalité véritable - les poètes, les musiciens, les philosophes, les peintres, les dramaturges, les esprits sensibles, les témoins experts du geste.
Si la position des plantes nous aide à saisir le monde, l'art alimente ce maelstrom des idées, il est sans hiérarchie, sans limite et perméable justement aux influences les plus diverses.
Le sens des rapports qu'il éclaire nous appartient, l'art n'existe dans sa signification que comme rendez-vous avec le présent, un manière de lire les signes du temps évitant la facilité nostalgique de documenter le passé pour ne pas avoir à prendre position dans le présent.
S'il est un art qui intègre ces questions, c'est bien justement celui de l'artisan, qui -sans distinction- agrège dans un mouvement uni son propos et sa matière. Il ne s'intéresse pas tant aux artifices de surface qu'à une vérité sensible. Il sait intuitivement que si la sincérité crée des obligations, en revanche elle rend heureux.
Il respecte sa matière et en fait usage.
Certains artisans semblent en amont de nous dans cette intelligence du monde, ils ont fait de la nécessité du hasard un atout et leur choix d'un matériau porte déjà en lui un rapport au monde.
Ceux qui ont fait du bois leur moyen d'expression ont probablement senti ce qui transparait dans les recherches évoquées ici, ils ont probablement senti ce que la plante peut enseigner.
Chaque œuvre n'est que la tentative ténue d'incarner le souvenir de cette intuition.
Si nous ne le sentons pas, c'est à nous de nous interroger, les artisans, eux, usent ensemble d’une langue commune, les barbares ici, c’est nous!
Matériau millénaire, le bois a d'abord été utilisé massif, brut: menuiserie et sculpture sur bois sont des techniques pratiquées au Moyen-Âge par les huchiers et les imagiers. Au XIVe siècle, dans le terreau renaissant, le procédé de placage apparaît en Italie : le bois massif est incrusté de lamelles de bois, teintes ou non, constituant un décor de surface qui peut être figuratif. Cette technique, très en vogue aux XVIIe-XVIIIe siècles, évolue vers l'ébénisterie et la marqueterie, qui peuvent associer au bois d'autres matériaux.
Le chemin fut long et inventif avec, à chaque jalon, l'espoir, dans le tâtonnement, de faire honneur à la matière selon le tempérament du temps. À chaque peuple son art et ses outils pour sublimer la matière, la faire vivre encore et offrir un écho du monde. L'artisan incarne à chaque fois l’expression directe de la vie du peuple, il indique la culture du peuple et dévoile par là les particularités du peuple. (Yanagi Soetsu)
Qu'il soit utilisé brut ou patiemment laqué, le bois nous appelle. Il forme le projet simple et tellement ambitieux de rappeler la plante -et son monde- au souvenir de l'humain.
Les artisans français connaissaient autrefois la vertu du bois mais n'imaginaient pas ne pas raboter ses sublimes rugosités pour une clientèle accoutumée à la rectitude des travaux d'ébénisterie.
Comme s'il fallait faire oublier son origine, le bois devait être transformé et seules de rares pièces paysannes, brutes, conçues dans une immédiateté et un fonctionnalisme non théorisé témoignent d'un regard que nous possédions en propre mais qu'il nous a fallu réapprendre après l'amnésie suscitée par la révolution industrielle.
Les penseurs de l'Arts & Crafts célèbrent le bois, son essence franche et connectée à un milieu. Le principe d’honnêteté du matériau gagne en aura et, passé l'hygiénisme machiniste de l'entre-deux-guerres, d'aucuns redécouvrent ce que des mouvements collectifs, non courtisans, n'avaient jamais totalement oublié.
À l'aune de savoirs étrangers et du geste de quelques artistes célébrés aujourd'hui, d'Alexandre Noll en France à Carl Auböck en Autriche en passant par la vigueur élégante du nippo-américain George Nakashima, un nouveau rapport à la matière s'augure.
Les exemples japonais réalisés dans le giron de la pensée zen et de la cérémonie du thé sont d'un impact essentiel pour appréhender une beauté simple et éclairante.
L'après-guerre fut fécond dans cette redécouverte d'une beauté naturelle et la nouvelle perméabilité aux vertus nippones du wabi-sabi, popularisées en France par Charlotte Perriand, y fut aussi pour beaucoup, malgré le silence opportuniste qui règne aujourd'hui sur cette dimension dans l'univers des collectionneurs-investisseurs-chefs d'industrie.
A l'orée de l'après-guerre, une nouvelle génération d'artisans sensibles à cette force des matériaux naturels trouve une visibilité inédite, alternative, dans un monde où le plastique et les matériaux de synthèse tendent à s'imposer. Ces artistes séduisent alors une petite clientèle inspirée capable de saisir cette beauté sauvage sans artifice.
Le Sud de la France devient le centre d'un bel artisanat d'olivier quand, ailleurs, des tabletiers nourris du modelé cher à Gauguin, livrent un autre ton.
Le bois devient une trace frappante de ce regard sensible que de rares artisans surent poser sur les forces en mouvement.
Alors la main de l'homme caresse le bois, et, selon l'essence de son choix, elle vise à rendre majestueux les reflets de la maille, le rythme des cernes, les accidents des nœuds, la rudesse de l'écorce.
Chaque pore, chaque fibre devient le pivot d'une relation à l'artiste qui convoque la mémoire d'un été sec, d'un hiver rude, d'une tempête sauvage ou d'un printemps inondé. La gouge et le couteau soulignent, coupent et creusent le bois en une étreinte intime.
Chaque essence dicte ses règles, ses possibles et la partie est toujours serrée pour le sculpteur. C'est bien de sculpture dont il est question.
Le bois ne se laisse pas facilement magnifier, il impose une lecture, demande de l’attention pour se prêter à cette partie de cache-cache avec les souvenirs de sa vie.
Le sculpteur porte son attention sur un morceau, l'observe, le sélectionne et commence alors le ballet des outils pour inscrire ce bois dans une éternité.
Parfois, comme dans les laques nipponnes, l'idéal est ailleurs, le bois se fait oublier pour porter en surface une brillance insondable au cœur de laquelle le souvenir respire encore.
Un bois laqué, c'est l'union du bois et de la sève dans un dernier spasme tendre et occultant. Après avoir abrité sa propre sève comme fluide vital, le bois choisi par l'artisan est nimbé de l'habit singulier de la sève du Rhus verniciflua, le fameux arbre à laque. Le mariage est parfait, l'union féconde, la forme ne dispute plus sa place à la surface, seul l'ensemble compte, seuls les contours soulignent quand l'aplat sombre dans les profondeurs du noir, du rouge et des frottements du negoro.
Les créations rassemblées ici sont d'origines très diverses, d'époques diverses, d'aspirations diverses.
Ce qui les unit par-delà le temps, c'est la réminiscence qu'elles recèlent, mémoire d'homme et mémoire d'arbre.
Et puisque l'idée de mémoire nous anime et nous hante, qu'elle seconde les interrogations sur notre place, il nous semblait essentiel d'interroger le passé par ces choses, convaincus que pour questionner le présent, l’homme doit d’abord vivre avec les morts, puis avec les vivants et enfin avec lui-même.
«Les morts remontent dans la sève. Les morts affluent sous l'écorce. Leurs doigts s'agitent au bout des branches, leurs yeux brillent dans les nœuds. La résine de leur sang chante sous les brindilles.»
Ce sont les expressions de ces legs qu'il nous faut maintenant redécouvrir: non par nostalgie, mais pour recréer une continuité vivante entre l'intelligence de regards passés et l'audace d'un présent.
Notre sélection est une invitation, un humble outil dans l'exercice spirituel que l'arbre espère de ce drôle d'animal bipède qui le toise car «quand la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plaît»
Augustin DAVID, janvier deux mille dix-sept
Bibliographie sélective mise à jour
:
Comment pensent les forêts, Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Eduardo Kohn, Zones, sensibles, 2017
Useful Work versus Useless Toil, William Morris (conférence de 1884 reproduite in La civilisation et le travail, William Morris, présentation d'Anselm Jappe, Le passager clandestin, 2013)
Par-delà nature et culture, P. Descola, Gallimard, collection Bibliothèque des sciences humaines, Paris, 2005
Histoires de France racontées par les arbres, Robert Bourdu, Editions Ulmer, 1999.
L'ouvert: de l'homme et de l'animal, Giorgio Agamben, Payot et Rivages, Bibliothèque Rivages, 2002
Face aux arbres, Apprendre à les observer pour les comprendre, Christophe Drenou - Georges Feterman, Editions Ulmer, 2009.
La vie sensible, Emanuele Coccia, Payot et Rivages, Bibliothèque Rivages, 2010
La vie des plantes, une métaphysique du mélange, Emanuele Coccia, Payot et Rivages, Bibliothèque Rivages, 2016