Café? Café!
À la galerie stimmung nous sommes heureux d'avoir partagé le Café matinal de Lia Rochas-Páris. Au menu, roman-photo, discussion sur l'art, le quotidien et le sens de nos gestes. Merci!
Bonne lecture.
LE CAFÉ MATINAL avec Augustin David
Augustin David est le créateur de la galerie stimmung. Une galerie en ligne où l’on peut trouver des objets sélectionnés avec soin et passion. Des vases, tables, chaises, peintures, lampes… Rien n’est laissé au hasard. La galerie Stimmung nous invite à voir au delà de l’objet. Pour Augustin les objets représentent davantage que ce que l’on perçoit en surface. Selon lui, chaque objet résulte d’une rencontre avec son créateur jusqu’au rendez-vous avec la personne qui sera en contact avec l’objet. Nous nous sommes retrouvés chez lui, à la galerie Stimmung, pour un moment intimiste où nous avons évoqué la philosophie de Heidegger, le mot Stimmung, la valeur de l’artisanat et de la pratique artistique au sens large et personnel mais aussi de sensibilité, d’art de vivre et plus encore. Rencontre avec Augustin David, un homme habité par une quête sensible et historique qui dépasse la simple valeur esthétique de l’objet.
Photographies de Shehan Hanwellage et Laura Ammar, merci à eux!
Lia : Pour commencer, pourrais-tu nous dire ce que signifie le mot allemand « Stimmung » et pourquoi avoir choisit ce nom pour ta galerie en ligne ?
Augustin : C’est venu d’une idée qui datait de bien avant le projet de galerie Stimmung. La Stimmung est une notion que j’ai découverte dans la philosophie de Heidegger qui lui servait à penser une autre ontologie que celle, issue d’Artistote, qui a formé toute la pensée occidentale autour de la division entre l’objet et le sujet. Heidegger, à travers la notion de Stimmung et Stimme, qui signifie la voix, a essayé de forger quelque chose qui sorte de cette bipolarité obligatoire et notamment parce que ce mot dans le langage courant vise aussi bien l’état d’âme de quelqu’un, l’ambiance d’un lieu. Stimmung c’est le même mot pour définir l’esprit de quelqu’un ou d’un lieu. Après c’est un peu plus riche que ça…mais voilà l’origine pour moi.
Lia : La philosophie de Heidegger n’est pas hyper accessible de prime abord ! Il avait fini par envahir mon esprit et pourtant c’est un mode de pensée qui m’a le plus marqué, notamment avec l’idée du Dasein, l’être au monde.
Augustin : Quand on y a été confronté, on ne peut pas s’en défaire. Après, le mot est venu de façon presque logique. Non pas que je cherche à assimiler les gens et les choses mais plutôt à songer que dans les objets vivaient les gens qui les avaient fait, qu’il restait une permanence de leur geste. Pour moi, il y a une raison d’être à chaque acte. Il y a tout un enjeu du contexte qui fait que quelqu’un se met à l’œuvre. Et il me semble que cette notion philosophique transpire tout ça.
Lia : Précisément, la galerie Stimmung propose une pluralité d’objets allant du vase, à la table basse, à une sculpture, une lampe… Et de toute époque ! Tu n’es pas bloqué dans un style.
Augustin : C’est cela, je propose ce que j’aime. Le seul filtre, c’est que ça m’intéresse. Ce n’est pas par égoïsme, mais parce que la meilleure posture pour défendre sa manière de penser c’est de la vivre.
Lia : Bien sûr ! Et certains objets vont correspondre à certaines personnes plus qu’à d’autres. Nous avons tous des sensibilités différentes et c’est ce qui fait l’unicité de chacun.
Augustin : Je me suis toujours intéressé à des œuvres, des objets ayant été créés par des personnes en marge, subversives. Les personnes qui ont fait le retour à la terre, par exemple, dans les années 60-70, ou les personnes ayant œuvré en dehors des circuits commerciaux classiques. Je m’intéresse essentiellement à des profils atypiques qui ont essayé de mettre dans leur art la vie qu’ils ont menée.
Lia : Et par exemple, y a-t-il eu des objets qui t’ont attiré esthétiquement et qui se sont avérés correspondre à ce que tu attendais du créateur, à savoir un profil atypique ? Je ne sais pas si c’est très clair…
Augustin : Si, c’est clair. C’est d’ailleurs ma recherche permanente. Parce que pour moi les objets disent quelque chose. Je me retrouve très souvent à être surpris par la recherche que je fais ensuite. Évidemment, le préalable n’est pas la connaissance des objets, le préalable c’est sensiblement l’attirance que j’ai envers l’objet. Les recherches sur l’origine de l’objet viennent après, je recherche son origine factuelle et ce que ça m’évoque symboliquement. Et c’est clair que j’ai eu des découvertes assez amusantes voire impressionnantes. C’est un micro monde dans le passé et dans lequel on peut se promener. On peut toujours relier ce qui nous intéresse. Il m’est déjà arrivé de feuilleter un magazine et de retrouver un objet dans une image et de voir de nouveaux liens.
Lia : Ton œil doit être tellement aiguisé à repérer des objets que tu dois tomber sur ce types de signes qui ne sont plus des coïncidences mais des « rendez-vous ». C’est impressionnant comme les choses peuvent prendre d’autres dimensions à partir du moment où l’on s’y intéresse.
Augustin : Tout à fait, tu parles de « rendez-vous » et d’ailleurs je considère l’histoire de l’art comme ça. D’ailleurs, Walter Benjamin parlait de « connaissabilité » de quelque chose qui est ce moment où une œuvre aurait la meilleure réception possible dans son histoire. Ce n’est pas forcément le moment de sa création, ce n’est pas non plus forcément le cadre public attendu par l’artiste. Je m’intéresse énormément à ça, finalement chaque œuvre se présente d’abord comme un rendez-vous. Avec moi-même d’abord, puis parce je mesure ce que les hommes ont en commun j’espère que ce rendez-vous s’opère avec d’autres personnes.
Lia : Pour rebondir sur la « connaissabilité » et donc la temporalité avec ces rendez-vous avec les objets, il faut savoir faire preuve de patience pour que le rendez-vous avec un autre puisse s’opérer.
Augustin : Exactement, et c’est tout le travail d’un antiquaire ou d’un galeriste.
Lia : Ces rendez-vous avec des objets uniques ou rares ne sont pas aussi accessibles qu’avec les objets fabriqués en masse. Aujourd’hui, vivre avec un objet représente bien plus qu’une approche « instagramique ». Il me semble que certaines personnes oublient que l’objet (en plus de sa fonction) est une présence avec lequel nous vivons au quotidien et n’est pas seulement voué à être photographié le temps d’une prise. On revient à ce que tu disais précédemment, l’objet a un relief non visible qui appartient à son histoire. Il faut avoir envie de creuser, ne pas rester dans la superficialité de l’image.
Augustin : C’est ce qui fait que mes rencontres sont riches. Ma clientèle est, de fait, réduite. Rien dans notre époque ne va dans ce sens là, ou trop peu. La rencontre humaine avec un amateur prend un sens évident, une relation plus profonde. Nous sommes loin des tendances comme la mode du 50 ou du 60 ou du « design ». Pour revenir aux créateurs en marge, avec l’objet il faut accepter de regarder ce qui n’est pas immédiatement évident. Il faut aller au-delà vers des formes qui sont plus complexes, plus étranges ou rugueuses…s’intéresser pour aimer.
Lia : Et la maladresse trahit le geste du créateur d’ailleurs ! C’est beau.
Augustin : Exactement ! En fait, la beauté est partout, il suffit de savoir la saisir.
Lia : Et pour savoir la saisir, il faut un apprentissage, qu’en penses-tu ?
Augustin : Nous avons eu une discussion avec ma femme hier en regardant un dépliant de Bayard Presse…la brochure parlait des manières « d’éveiller le goût du beau chez les enfants ». Je trouvais que l’idée du « goût du beau » sonnait comme une forme de vulgarité, comme si certaines personnes étaient dépositaires d’un goût. Passé le titre accrocheur, au fond la manière dont c’était traité était assez bien faite. Plus que le terrain glissant du goût, c’est l’éveil à ce qui est bien fondé, je dirais, qui révèle une certaine beauté. Et effectivement, ça se cultive quotidiennement en observant les arbres, un paysage qui peut être urbain et sale, une expression, quelque chose qui révèle un champ bien plus important que ce qu’il a l’air d’être. C’est d’ailleurs le sens d’une œuvre d’art pour moi qui est en constante discussion avec autant de possibilités que de regards de ceux qui la regardent. N’importe quelle œuvre véritable n’est pas un monde clos. Les œuvres ne sont pas fermées sur elles-mêmes, ne sont pas des blocs finis, elles sont des suites de lectures et de lecteurs interminables qui repoussent toujours l’achèvement d’une signification.
Lia : En effet, plutôt qu’un apprentissage au beau, il s’agit d’un éveil, une capacité à observer ce qui nous entoure et ressentir ce que cela nous procure. Le tout c’est d’être en harmonie avec nous même. Et ici, on sent une harmonie dans le choix des objets !
Augustin : Et j’ai de la chance que ça marche bien, j’ai des échos valorisants de personnes, chacun peut s’y retrouver d’une certaine façon.
Lia : On sent une vraie liberté dans les choix. Avec les tendances de styles en références à des époques passées, les personnes sont devenues de plus en plus frileuses par rapport à leur propres choix. On pourrait presque parler d’une dictature du « bon goût » auquel on assiste à travers les réseaux comme Instagram ou Pinterest.
Augustin : Je ne voudrais pas vivre dans le passé ! Je n’ai pas peur de mélanger les styles et j’estime que c’est ce mélange là qui fait notre époque ou du moins une des formes d’aujourd’hui. Au même moment, il existe heureusement plein de pensées qui se côtoient. Mon angle de bataille c’est d’assumer de vivre avec les objets. Je ne vois pas pourquoi un tableau serait plus important qu’une lampe, qu’une coupe en bois, qu’un vase. À mon avis, un tableau peut aussi se réduire à un corps assez simple qui serait un bout de tissus et des pigments, de l’huile…
Lia : C’est un long débat !
Augustin : C’est quelque chose qui relève vraiment de la posture. Cette non-distinction entre ce qu’on appelait autrefois « art mineur » et « art majeur » est un combat digne d’être vécu. Le seul sens de s’entourer d’objets c’est de vivre avec eux, de s’en servir, de s’en nourrir sensiblement. Les objets sont des supports de sensations, d’excitations, de réflexions. Et je ne vois pas pourquoi j’aurais moins de sensation en buvant mon café dans une tasse auréolée de toute la trajectoire de celui qui l’a fabriquée que devant un tableau au mur avec le même raisonnement… ! Je te sens sceptique ?
Lia : Je comprends cette approche de rendre hommage aux objets après il me semble qu’une œuvre, prenons par exemple une peinture, invite à davantage d’évasion selon le regard que l’on porte dessus. Selon moi, une œuvre se présente comme une porte ouverte par l’artiste à travers laquelle nous découvrons des sensations qui nous sont propres. Et ces sensations peuvent changer de jours en jours en écho avec ce que nous vivons. Enfin, quelque chose comme ça.
Augustin : Je comprends pourquoi tu dis ça, mais à mes yeux, je pense que nous avons simplement plus d’outils ou croyons en avoir plus, pour se raccrocher à une toile par exemple. On est tellement habitué à penser de cette façon depuis deux siècles et demi. Mais on peut changer cette vision. C’est insondable. J’ai la chance d’être aussi enseignant à l’université, et la semaine dernière mon cours portait sur le courant « Arts and Crafts » et la pensée de William Morris, mouvement relativement enseigné dans les écoles d’art et en histoire de l’art, mais toujours sous un angle étriqué plutôt que sur la pensée qui l’anime. Alors qu’il y a quelque chose de vraiment profond qui s’est joué dans les écrits et l’enjeu était de rendre les objets et gestes du quotidien acteurs d’une révolution sociale. Ça demandait de croire profondément dans le sens du geste de l’artisan et dans l’usage que chacun va faire des produits…ça demande aussi de bien vouloir s’interroger sur les condition de création d’un objet, les conditions du travail. On n’a peut être pas besoin de tant de produits que ça, ce n’est peut être pas dans la « démocratisation » par la quantité mais par la qualité… L’idée qui était intéressante et qui est parfois oubliée des avants-gardes révolutionnaires aujourd’hui, c’était que pour changer le monde il faut d’abord changer des choses dans le quotidien et en chacun par le regard que l’on porte sur des situations. Si chaque élément du quotidien est une matière à vivre sensiblement le quotidien alors on aura peut être moins besoin d’un art spectaculaire, désincarné, muséal, on aura peut être moins besoin de se défouler par ailleurs, ou peut-être moins besoin de hiérarchiser les temps… Avec des choses bien fondées, on vivrait peut être une vie plus simple et plus sensée.
Lia : On revient à la notion du « Dasein », cet état d’être au monde, de vivre le moment présent. Et en effet, quand on boit dans une tasse, si on vit pleinement le présent, on fusionne avec l’objet.
Augustin : Sensiblement, quelque chose s’opère, les lèvres se posent dessus, et dans ce moment, dans cette sensation il y a tout un monde qui s’invite. J’ai la conviction que l’art n’a d’autre vertu que de penser le temps présent et donc rendre capable d’appréhender l’avenir pour construire des formes de vie. Il a une dimension profondément politique et sociale.