Forme(s) simple(s), chapitre 3
De quoi la simplicité est-elle le nom?
Est-elle une forme de beauté?
Est-elle une forme de bonté?
La beauté rime-t-elle avec la bonté?
La simplicité implique-t-elle une forme de minimalisme?
Quels liens entrelacent simplicité, origines et devenirs?
Existe-t-il un minimalisme esthétique des pratiques artisanales?
Plongeons au cœur de la quête artistique de simplicité, là où s'articulent formes élémentaires et aplats colorés, là où se manifestent les espoirs et les illusions d'une alliance originelle entre beauté, bonté, vérité et ordre cosmique.
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« L'herbe d'été
et les restes
du rêve d'un soldat »
Matsuo Bashō
Aurait-il fallu commencer par-là?
Lorsqu'il a quatre ans, j'ai initié un cycle d'expositions sur l'insaisissable idée de forme(s) simple(s), je savais que je mettais les pieds dans quelque chose d'élastique.
J'avais tenté de tracer les grandes lignes d'une perspective que je sentais devoir m'accompagner et me tarauder à long terme.
Une entrée générale me semblait alors trop large, trop vaste, trop intenable, aussi, le premier chapitre fut consacré à l'émergence multiple de la forme libre biomorphique dans l’histoire des objets. Il permettait d'aborder ce trop large sujet à partir d'un angle singulier.
Le deuxième chapitre visait une toute autre approche consistant à regarder l'idée de simplicité dans les rapports unissant étroitement la matière et l'artisan.e.
Au travers de ces deux stations, j'avais volontairement remis à plus tard une appréhension plus intuitive et plus directe: qu'est-ce qu'une forme simple au sens le plus partageable, le plus évident?
Avec le recul, c'est cette question éludée que ce troisième chapitre se propose aujourd’hui d'approcher.
Sommes-nous seulement sûrs de ce dont nous parlons lorsque nous invoquons la simplicité ? Qu'est ce qui est simple dans une forme ? Ce qui est simple pour moi l'est-il pour toi ? Parle-t-on surtout d'une simplicité plastique? Conceptuelle? Éthique? Cette simplicité implique-t-elle une beauté?
Et enfin, car cela est au cœur de cette enquête, quel nœud pourrait tenir ensemble simplicité, beauté et vérité? Le discernement intellectuel est-il moins essentiel à la compréhension de la simplicité que l'intuition qui l'accompagne ?
En questionnant les élémentarismes et les minimalismes au travers de l'histoire des arts, en les confrontant aux objets et à l'espace spécifique de l'artisanat, mon but est d'interroger ici, à nouveaux frais, ce qu'est une forme simple au sens cette fois-ci d'une forme minimale voire archétypale en navigant dans les eaux troubles où croisent design et artisanat.
À chaque étape de l'arpentage de la notion de forme(s) simple(s), j'ai essayé d'emprunter une voie des choses, en les interrogeant pour tenter d'y saisir ce que d'autres approches ne pouvaient livrer efficacement. Encore une fois aujourd'hui je voudrais tenter un tour d'horizon de cette notion sibylline pour revenir ensuite aux choses elles-mêmes.
Soyez néanmoins prévenu.es, comme le disait le physicien Niels Bohr "la vérité, c'est le contraire de la clarté", on trouvera donc ici probablement plus de questions que de réponses.
Définitions
Au risque de nous ennuyer, commençons donc par le commencement. Qu'est-ce qu'une forme ? Sans surprise, le dictionnaire Larousse nous informe que le mot a plusieurs acceptions :
Forme, nom féminin (latin forma)
1. Organisation des contours d'un objet ; structure, configuration : Un arbre qui a la forme d'un cône. Vase en forme de corolle. (Synonymes:
apparence - aspect - conformation - façon - figure
)
2. Être ou objet, lignes, masse, contours, silhouette que l'on perçoit confusément : Distinguer dans l'obscurité une forme qui s'enfuit.
3. Manière dont quelque chose se matérialise, est matérialisé ; aspect, état sous lequel il se présente : La forme graphique et la forme phonique d'un mot. (Synonymes :
galbe - ligne - tracé - volume
)
4. Manière dont un produit se présente à l'utilisation : Médicament se présentant sous (la) forme de cachet.
5. Aspect sous lequel se présente une action, un événement : L'entretien prit vite la forme d'une négociation. (Synonymes :
apparence - aspect - état - type - variété
)
6. Mode, modalité selon lesquels quelque chose de général peut exister, se présenter : La république est une forme de gouvernement.
7. Modèle selon lequel quelque chose, et en particulier une œuvre, est réalisé : Le sonnet est un poème de forme fixe. (Synonymes :
constitution - structure
)
8. Manière de formuler, d'exprimer une pensée, une idée : Un exposé brillant par la forme, mais pauvre par le fond. (Synonymes :
expression - style
/ Contraires :
contenu - idée - matière - objet - substance - sujet
)
Faisons maintenant la même chose avec le mot simple que nous (et bien d'autres avec nous) voulons lui accoler :
Simple, adjectif (latin simplex)
1. Qui est formé d'atomes d'un seul élément, par opposition à composé : L'eau est formée de deux corps simples, l'hydrogène et l'oxygène. (Synonymes: élémentaire - indécomposable - indivisible / Contraires : combiné - composé)
2. Qui n'est fait que d'une opération, d'un élément, d'une seule action, par opposition à double, triple, etc. : Fermer la porte d'un simple tour de clé. (Synonymes : seul - unique / Contraires : double - multiple - quadruple - triple)
3. Qui est constitué d'un petit nombre d'éléments qui s'organisent de manière claire, par opposition à complexe : Un appareil très simple. (Synonymes : aisé - commode - facile /Contraires : complexe - compliqué - composite - difficile - incommode - laborieux - malaisé)
4. Qui est facile à comprendre, à suivre, à exécuter, à appliquer, par opposition à compliqué : Fournir des explications simples. (Synonymes : accessible - clair - compréhensible - intelligible - limpide - lumineux / Contraires : confus - embrouillé - hermétique - nébuleux - obscur - sibyllin - subtil)
5. Qui est réduit à l'essentiel, sans recherche, sans apprêt, sans surcharges ni ornements inutiles : Se contenter d'une nourriture simple. (Synonymes : dépouillé - frugal - fruste - nu - rustique - sévère - sobre - uni / Contraires : affecté - ampoulé - apprêté - délicat - emphatique - fastueux - grandiloquent - luxueux - magnifique - noble - raffiné - somptueux - sublime - tarabiscoté (familier))
6. Qui suffit à soi seul, qui n'a besoin de rien d'autre pour produire l'effet attendu : D'un simple geste, il imposa le silence.
7. Qui se comporte avec franchise et naturel, sans prétention : Aimer les gens simples. Il a toujours eu des goûts simples. (Synonymes : humble - modeste - ordinaire - quelconque / Contraires : arrogant - compassé - façonnier - fier - gourmé - maniéré - précieux - prétentieux - suffisant)
8. Qui manque de finesse, qui est par trop naïf : C'est un bon garçon, mais un peu simple. (Synonymes : bonasse - candide - ingénu - innocent - naïf - niais - simplet / Contraires : astucieux - débrouillard (familier) - futé - lucide - malin - perspicace)
9. Qui n'est rien de plus que ce qu'indique sa dénomination : C'était une simple remarque en passant. (Synonymes : sans façon (familier) - spontané)
Tenter de prime abord une définition de la forme simple est une gageure et à l'aune de cette fastidieuse liste, on mesure déjà assez bien la complexité qu'il y a à définir ce qui est simple.
On sent surtout, qu'au fond, c'est toujours dans les entre-deux que le sens se dérobe le plus à nous, et pourtant c'est bien dans cet enchevêtrement que certaines des dimensions les plus riches peuvent se profiler.
Intuition partagée
Si, en ce début de troisième millénaire, je m'interroge ou si j'interroge à peu près n'importe qui pouvant se sentir concerné par ce que serait une forme simple en matière d'œuvre d'art, nous aboutissons à peu près à cela: est une "forme simple" toute œuvre (objet, tableau, sculpture, musique etc) dont l'allure générale, les contours, sont immédiatement reconnaissables, lisibles, continus, souples; dont le tracé (modelé) est doux, le coloris uni. La chose évoque une certaine facilité d'appréhension, elle est identifiable, on peut la rapprocher d'une forme élémentaire et son allure générale lui confère une amabilité commune.
D'aucuns mettent aussi en avant sa capacité à se fondre dans l'espace de déploiement des choses car sa forme n'est pas agressive, elle n'est pas aiguë, elle est approchable sans précautions particulières, assez silencieuse pour ne pas entrer en conflit avec le monde autour d'elle.
Tout cela fait beaucoup et bien peu à la fois. Nous nous sentons arpenter une ligne de crête entre ce qui attire et ce qui indiffère, entre ce qui rayonne de son évidence et ce qui est rendu invisible par l'éclat aveuglant de cette flagrance.
Pour éclairer ce trouble, on peut reprendre cette tentative de description en imaginant volontairement que nous parlons maintenant d'une personne. La description en devient délicate, cette figure serait au choix: un parangon de clarté, un as du camouflage, un.e quidam, un être dénué d'aspérité, un archétype, une pop star, ou encore cette sorte de héros-réceptacle dont la bande-dessinée d'après-Seconde Guerre mondiale avait le secret.
On ne fait que tourner autour de quelque chose.
S'ouvre une série de questions connexes: y-a-t-il d'ailleurs un lien si évident entre les caractères de la simplicité et l'attrait que produit une forme? Plus largement, qu'est-ce qui rend une forme aimable? Cette amabilité est-elle une qualité ou au contraire une épineuse fadeur?
Y-a-t-il un espace sensible utile entre un objet largement aimable et un objet qui est si neutre qu'il ne génère aucun rejet, ni aucun conflit? Y-a-t-il une forme de simplicité qui ne soit ni trop simpliste, ni trop facile, et qui ne nous rende pas non plus trop indifférente à elle?
Avec Constantin Brancusi on pourrait soutenir que si "La simplicité n'est pas un but dans l'art, (...) on arrive à la simplicité malgré soi en s'approchant du sens réel des choses." Il y aurait donc dans certains caractères de la simplicité quelque chose comme une quête profonde et dense qui trouverait des contours aimables capables de la rendre apprivoisable.
Atteindre à la simplicité serait un chemin complexe vers le sens profond et primordial de toute chose, de tout monde.
Malgré tout, en soulevant ces questions, on sent toujours cette difficulté corollaire mais tout aussi insurmontable: tenter de décrire ce qui est simple sans faire usage du mot simple. Décrire le simple sans simplisme.
C'est bien ce qui est étonnant pour nous regardeurs et usagers des œuvres, cet écart déstabilisant entre l'évidence de nous trouver face à une forme simple et notre difficulté à dire ce qui caractérise cette flagrance, à en témoigner. On touche à une difficulté proche de celle consistant à décrire une couleur à quelqu'un de non-voyant. Comment parler d'une couleur sans la comparer à d'autres, comment ne pas buter sur l'autoréférentialité du langage? Comment dire en somme l’ineffable simplicité?
Faut-il la dire ou la saisir se manifestant?
Sur cette difficulté, Constantin Brancusi offre une autre belle formule: "la simplicité, c'est la complexité résolue" et il synthétise avec son adresse peu commune, ce qu'Élie Faure visait autrement : "La simplicité est une incessante conquête que des embûches attendent à tous les tournants de la route et qu'il n'appartient qu'aux poètes d'arracher à la somme immense et toujours renouvelée de l’inconnu."(in L'Esprit des formes)
Une forme (d'art) simple serait peut-être cette beauté de l'évidence. Une forme si aboutie qu'elle rendrait inassignable son essence autant qu'elle exposerait sa propre puissance dans un naturel aussi incontestable que silencieux. Elle serait une forme de bonté évidente et improbable (qu'on éprouve sans pouvoir la prouver) de certaines choses.
Comme le disait déjà Platon dans La République il y a 2500 ans: “la simplicité véritable allie la bonté à la beauté.”
Forme minimale
Dès les prémices de l'art humain, les gestes et les objets semblent témoigner d'une irrésistible nécessité de tenir ensemble l’idée et la forme, la beauté et la bonté de ce qui se laisse apprivoiser. Dans les cultures écrites, on suppose un passé où l'image et le mot n’étaient pas séparés, car si nous l'avons le plus souvent oublié, l'origine picturale des systèmes d'écriture atteste d'un temps où dire c'était montrer et où montrer c'était dire.
Dans les civilisations de l'oralité, souvent animistes, le temps du mythe parle aussi d'une époque perdue où les hommes, les animaux et les choses n’étaient pas encore distincts, où tout avait la même forme, où tou.tes se comprenaient naturellement dans un monde en devenir peuplé d'êtres métamorphiques.
Cette quête d'une simplicité témoigne de l'harmonie primordiale du monde, et fut l'objet d’une attention sans cesse renouvelée au fil des siècles. Dans ce ballet incessant, artisans, artistes et autres chamans sont tous les intercesseurs du besoin humain de compréhension et d'articulation.
L'indescriptibilité du chaos apparaît trop insupportable, l'informel est un monstre qu'il faut domestiquer aussi par-delà le temps et l'espace, maintes cultures et religions se sont donc essayées à comprendre les supposées lois magiques d'un ordre invisible du monde. Dans cette quête, le recours aux représentations d'ordre géométrique fut un outil récurrent. Le(s) monde(s) se serai(en)t construit à partir de formes élémentaires -minimales et primordiales.
Dès lors, on peut penser que toutes les tentatives d’atteindre à la simplicité formelle se confrontent à une réminiscence de ce chaos primordial bientôt ordonné pour faire monde, et à l'espoir démesuré de cheminer vers des formes capables de manifester cet ordre immanent et rassurant.
André Malraux dans une préface rédigée au tome consacré à Sumer de la série l'Univers des formes (Gallimard, Paris, 1960) précise que déjà "le sculpteur sumérien est hanté par une obsédante référence aux formes primordiales, à des formes élémentaires qu'elles commandent (...) comme si de telles formes étaient par elles-mêmes des moyens de communication avec l'éternel."
Dans l'Antiquité grecque, Platon dans son Timée décrit « Or, ainsi qu’il a été dit au commencement, tout était en désordre, quand Dieu introduisit des proportions en toutes choses, à la fois relativement à elles-mêmes et les unes à l’égard des autres, dans toute la mesure et de toutes les façons qu’elles admettaient la proportion et la symétrie.»
Plus tard, dans le Philèbe (ou Sur le plaisir) Platon assure du lien entre ordre harmonieux du monde et géométrie: "Ce que j'entends par beauté de la forme n'est pas ce que le commun entend généralement sous ce nom, comme, par exemple, celle des objets vivants ou de leurs reproductions, mais quelques chose de rectiligne et de circulaire, et les surfaces des corps solides composés avec le rectiligne et le circulaire au moyen du compas, du cordeau, de l'équerre. Car ces formes ne sont pas, comme les autres, belles sous certaines conditions, mais toujours belles en soi." Il appréhende un monde qui nous échappe, par une sorte de mythe primordial, il explique l'harmonie du monde en mobilisant cinq solides de base à partir desquels le monde matériel a été créé et qui sont les rares expressions visibles du seul monde parfait, celui des idées. Celui qui considère habituellement que l'idée s'oppose à la forme visible des choses, que l'intuition que nous avons du monde qui nous entoure est par nature illusoire, ouvre un espace d'exigence où le tangible du réel peut à cette occasion se confondre avec l'idée.
Certaines de ces formes deviennent dans la géométrie euclidienne des archétypes, des formes intelligibles, le cercle, le carré, le triangle, et leurs dérivations, l'ovale, le rectangle, le losange et le trapèze semblent ressurgir irrémédiablement dans les cosmologies les plus diverses. La géométrie faisant alors médiation nécessaire entre l'existant et un ordre caché du cosmos.
Cet héritage sera millénaire et plusieurs générations d'artisans seront en quête de faire usage de cette intuition mythologique. Origines et devenirs se confondent et servent un horizon commun de transformations.
Origines / Devenirs
La révolution gothique, pourtant en rupture avec l’héritage antique, fait aussi sienne cette description géométrique du monde "C’est à partir des trois bases fondamentales : le cercle (la forme ronde), le triangle (la triangulation) et le carré (quadrature) que naissent les édifices gothiques les plus élaborés, car sans l’aide de la ligne droite, de l’angle, du cercle, de l’arc de cercle, du triangle, du carré et du polygone, il est impossible de construire concrètement." rappelle Franz Rziha dans son Études sur les Marques des Tailleurs de Pierre (1883, rééd. Vega, Paris, 2010).
Dans un monde où le divin structure la vie, la mystique ouvrière médiévale laisse logiquement la part belle aux symboles géométriques, l'Occident se rêve démiurge et bientôt l'alchimie vient former un autre laboratoire significatif de cette quête des origines.
À la Renaissance, la redistribution des contours des sphères d'influences entre christianisme, sciences et humanisme opère un changement qui ne rompt pourtant nullement avec cet idéal antique. Replongeant dans les sources grecques et hébraïques de première main, sans interprétation latine, les humanistes cherchent une antiquité vivante auprès d'eux. Le "nombre d'or", ou "la divine proportion" sont de toutes les recherches picturales et architecturales, des traitées d’architectures de Palladio jusqu'à la cité du Soleil de Campanella en passant par la relecture que Léonard de Vinci fait de Vitruve.
C'est toute une société qui en Occident cherche à arpenter le monde et à le décrire par une lecture nouvelle que la science dispute à la foi. Aussi attrayante que glissante, une brèche sourde s'ouvre bientôt qui confond retour aux origines et toute puissance du devenir. L'arpentage géographique de la Terre décrit des territoires pourtant habités par des vies multiples comme des "nouveaux mondes" bientôt rendus disponibles par une colonisation qu'il faut lire comme un gigantesque accaparement réduisant toute altérité à l'état de ressources.
Classicisme, néo-classicisme(s) et divers camps de l'Ordre, chercheront au fil de l'Époque moderne à renouer avec l'idéal antique et son désir d'ordonnancement, mais géométrie et simplicité ne seront plus toujours lovées dans le même creuset historique. Ainsi malgré ses revendications, le classicisme du dix-septième siècle ne sera pas celui d'une quête de simplicité élémentaire mais plutôt le regard nostalgique vers l'Arcadie perdue, ses tentatives approchées, ses oublis, ses regrets.
Lorsque à la fin de dix-huitième siècle, Goethe interroge la forme, elle lui reste une aporie: "La matière, tout le monde la voit devant soi, le contenu par contre n'est trouvé que par celui qui possède quelque chose à y ajouter, quant à la forme, elle demeure un mystère pour le plus grand nombre" (in Johann Wolfgang von Goethe, Écrits sur l'art, Flammarion, Paris, 1996).
Le dix-neuvième siècle qui point bientôt va aborder autrement les enjeux de vérité en art. L'ouverture contenue dans le désir de compréhension d'un ordre descriptif et analytique semble oubliée. Ne reste presque plus qu'une domestication : un ordre qui ordonne, qui enserre en se faisant discipline (au double sens de la matière et de ce qui régit). L'académisme et son formalisme prescrit -loin de tout idéal de simplicité- sont néanmoins vilipendés par de jeunes artistes. Le formalisme est attaqué dans ses fondements mêmes, le romantisme ne se présente plus comme un art formel mais comme une critique fondamentale de la modernité, comme une rupture avec l'illusion d'une harmonie ordonnée, de toutes façons toujours hors de portée, il « est depuis son origine éclairé par la double lumière de l'étoile de la révolte et du soleil noir de la mélancolie (Nerval) » (Michael Löwy et Robert Sayre, Révolte et mélancolie, Payot-Rivages,1992)
Le réalisme quant à lui veut montrer le monde tel qu'il est sans souci d'harmonie symbolique car aucune harmonie ne pourrait donner sens aux misères en cours. Le réalisme ne veut rien expliquer, il dénonce. Le siècle des révolutions s'engage politiquement, peu lui importe la quête d'une forme si elle n'est pas dictée par le sens et l'émancipation comme horizon des luttes.
Il faudra attendre la vogue ésotérique de la fin du siècle pour renouer dans les arts avec la mobilisation du vocabulaire de base de la géométrie euclidienne comme outil d'émancipation. En 1869, comme un signe de défi aux temps qui viennent, Lautréamont mobilise à contre-courant la réminiscence d'un ordre mathématique du monde "Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! Il mériterait l'épreuve des plus grands supplices ; car, il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante ; mais, celui qui vous connaît et vous apprécie ne veut plus rien des biens de la terre ; se contente de vos jouissances magiques ; et, porté sur vos ailes sombres, ne désire plus que de s'élever, d'un vol léger, en construisant une hélice ascendante, vers la voûte sphérique des cieux. La terre ne lui montre que des illusions et des fantasmagories morales ; mais vous, ô mathématiques concises, par l'enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cette vérité suprême dont on remarque l'empreinte dans l'ordre de l'univers." (in Isidore Ducasse, dit Comte de Lautréamont, Les chants de Maldoror, 1869, Paris)
Bientôt, c'est le japonisme qui vient ébranler les certitudes occidentales pour mieux renouer avec l'idée d'un ordre cosmologique originel caché. Comme le note habilement Élie Faure, c'est, dès lors, tout l'art occidental qui sonde les "origines orientales de la pensée". On sait déjà qu'en Chine la terre est symbolisée par le carré, et le ciel par le cercle; et que le cosmos est répétition. Lao Tseu dans son Tao Te King, "le Livre de la Voie et de la Rectitude", pose que : "Le Tao donna naissance à Un.
Un donna naissance à Deux
. Deux donna naissance à Trois
. Trois donna naissance aux dix mille êtres.
Tout être porte sur son dos l'obscurité et serre dans ses bras la lumière.
Le souffle indifférencié constitue son harmonie".
L'Occident découvre aussi à peine les "trois origines" du bouddhisme zen et du shintoïsme, représentées par trois figures géométriques: le triangle, le carré et le cercle. Le triangle est à l’origine de toutes les formes de la nature, dupliqué il permet au carré d'apparaître, multiplié en spirale, il aboutit au cercle et à toutes les formes du visible. Quelques décennies auparavant, vers 1800, le moine Sengai (Sengai Gibon, 仙厓 義梵, 1750-1837) peintre de l’école de Rinzai avait tracé ces trois signes dans une calligraphie restée célèbre et que l'on nomme parfois "L'Univers" ou "Cosmos" (conservée au Idemitsu Museum de Tokyo). Le carré, le triangle, le rond rassemblent en un geste l'équilibre du monde. Comme le dit avec justesse Christine Buci-Glucksman: "La matérialité japonaise tend (...) à l'abstraction, comme dans le célèbre tableau de Sengai, L'Univers, où ce dernier est tout juste figuré par un carré, un triangle et un cercle. Cette abstraction immanente au traitement du matériau renvoie d'abord à toute une tradition, où la différence entre arts et arts décoratifs n'a jamais existé (...) Car toutes ces textures relèvent d'un même souci: inscrire le temps dans le mouvement microscopique du détail, pour créer une exactitude infrasensorielle" (in L'Esthétique du temps au Japon, Galilée , Paris, 2001)
Le doute s'est (enfin) immiscé dans les Beaux-Arts occidentaux mais la leçon reste ardue à comprendre.
Au début de vingtième siècle, les artistes occidentaux renouent autrement avec la mystique de l'harmonie universelle. De multiples tentatives viennent à nouveau relancer cet élan de simplicité formelle que l'on croit capable de construire un autre monde. Dans son journal en 1902, Paul Klee formule déjà un vœux qu'il va partager avec quelques-uns de ses contemporains: "Je veux être un nouveau né, ne rien savoir de l'Europe, absolument rien. Ignorer les poètes, être sans élan; presque origine." Si sa voie sera celle des marges questionnant la normalité occidentale, d'autres useront de la voie platonicienne et de sa comparse la géométrie élémentaire.
Paul Cézanne veut "traiter la nature par le cylindre, la sphère et le cône", tandis que la doctrine élémentariste à l'œuvre en Hollande chez Piet Mondrian et Théo Van Doesburg, trouve un écho chez Kasimir Malévitch puis vient bousculer le premier Bauhaus de Walter Gropius, Johannes Itten et de Wassily Kandinsky qui convoquait pourtant déjà les mises en doute des philosophies orientales précédemment évoquées.
Il n'y a plus seulement les formes qui questionnent mais aussi les couleurs. Les théories de la couleur chez le vieux Goethe, les recherches de Michel-Eugène Chevreul, les théories de la perception font des couleurs primaires les homologues des formes primaires. Bleu, jaune, rouge sont projetés au centre des questionnements sur la quête d'une simplicité formelle. Kandinsky dans son célèbre Du Spirituel dans l’art (1910), médite sur les rapports entre la forme et la couleur, la peinture et la musique, et travaille à définir la valeur expressive des formes et des couleurs et de leurs combinaisons. « Créer une œuvre, c’est créer un monde." dit l'artiste qui met l'accent sur les trois couleurs primaires qu'il relie bientôt aux trois formes élémentaires dans son petit ouvrage fondamental Point, Ligne, Plan (1926).
Autour de la notion d'abstraction, beaucoup d'artistes cherchent le primat de ce qui relie ensemble les formes du monde et leurs significations. En quête d'une synesthésie primordiale, c'est tout un petit monde qui s'active à lire les signes de l'espace-temps, à relire les traces du passé pour fonder un art nouveau: "Le carré n'est pas une forme subconsciente. C'est la création de la raison intuitive. La face de l'art nouveau!
Le carré est un nouveau-né vivant et majestueux. Le premier pas de la création pure dans l'art. Avant lui il y avait des défigurations naïves et des copies de la nature. Notre monde artistique est devenu neuf, non objectif, pur. Tout a disparu, seule est restée la masse du matériau dans lequel sera construite la forme nouvelle. Dans l'art suprématiste, les formes vivront comme toutes les forces vives de la nature" (Kasimir Malévitch, in Du cubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalisme pictural 1915.)
L'ambition est forte: " La beauté n’est ni basse ni haute. Ces mots proviennent de l’ancien monde et doivent pour cela être annihilés (…) je bâtis une réalité nouvelle qui n’existe pas encore. (...) Travailler et encore travailler, sérieusement, précisément. Ce sont là les éléments permettant de découvrir des « Amériques » écrit l'artiste letton Gustavs Klucis à son amie Valentina Koulaguina le 5 janvier 1921.
De Vienne à Paris, de New York à Moscou, la forme géométrique se demande parfois ce qu'elle sert, mais elle est partout, en quête des origines et source des devenirs. Dans l'art subtil de Koloman Moser, Josef Hoffmann et de leurs Wiener Werkstätte, dans les toiles manifestes de Kasimir Malévitch évidemment, dans les tissages d'Annie Albers et les tableaux de son mari Josef, dans l'approche du Bauhaus dont témoigne le travail de Marianne Brandt avec son "Couleurs et formes élémentaires" (1923-24), dans l'art déco du skyline de New-York ou dans les sculptures de Josef Cazky, dans les céramiques de Robert Lallemant et dans les meubles de ses comparses de l'UAM (Union des Artistes Modernes), dans l'art d'Albert Gleizes et de ses suiveurs, dans le modernisme architectural des C.I.A.M.
Minimaliste?
Après la Seconde Guerre mondiale, le courant minimaliste reprend à son compte le réductionnisme géométrique élémentaire des modernistes du début du siècle. Dans les arts considérés comme majeurs, il va donner l'ultime souffle à la quête de structures primaires où s’indistinguent quête ontologique et quête métaphysique. Influencé par le dernier Bauhaus de Max Bill qui cherchait à faire émerger de "nouveaux espaces", l'art se fait soustraction. Les plasticiens Donald Judd, Frank Stella, visent un dépouillement formel, une neutralité plastique voulant désaliéner l'art pictural de toute représentation symbolique ou figurative pour devenir non-subjective. « Ma peinture est fondée sur le fait que seul s'y trouve ce qui peut y être vu » assume Frank Stella. En dépit des apparences, on croirait entendre le critique Edmond Duranty parler avec ferveur de Gustave Courbet.
Ce minimalisme qui pourtant remet en cause la tradition picturale issue de la Renaissance renoue paradoxalement avec l'un des traits les plus radicalement modernistes de l'art renaissant. Tels les artistes du Cinquecento et les contraintes sociales qui pèsent sur l'homme de cour décrit par Balthasar Castiglione dans son Livre du courtisan, l'artiste minimaliste doit limiter dans son œuvre toute trace de facture picturale ou d'intervention de sa main. C'est un art réduit à des structures simples: quelques couleurs et formes élémentaires, ronds, carrés, lignes droites. Inspiré de l'axiome « Less is more » (« Moins c’est plus ») asséné par l’architecte Ludwig Mies van der Rohe (1886 -1969), ce minimalisme veut réduire à néant les critères d'un art qu'il estime défait et défaillant. L’original ne peut pas exister, il est dissout dans le processus de reproduction que le design victorieux exige. L'objet du designer n'est plus l'œuvre de l'artisan. La simplicité est une exigence pratique et fondamentale, et dégage l'œuvre de toute représentation subjective, de toute symbolique. C'est un fantasme fait corps qui prétend ne plus jouer que sur les formes et les couleurs en appelant un art tout de sensation et dénué de sentiments. Cela est aussi palpable dans le champ de la musique où pour le meilleur Philip Glass, Steve Reich ou John Cage sont dans une perceptive dans laquelle le silence, la répétition du simple deviennent des outils principaux de la musicalité et non plus des contrepoints. La seule imprévisibilité acceptée est celle des éléments extérieurs qui s’intègrent à l'œuvre de manière accidentelle pour participer de son unicité fragile. L'ombre bienfaitrice du zen japonais rode dans certaines œuvres qui évoquent des rituels ou protocoles dans lesquels l'art confine à l'exercice spirituel. Artistes et chamans arpentent les mêmes sentiers.
Un artisanat minimaliste existe-t-il?
On l'aura compris, la constellation de la forme simple géométrique, si elle emprunte une trajectoire aux contours mouvants, sera malgré tout, au vingtième siècle plutôt du côté des rationalismes, de l'industrialisation galopante et d'un universalisme souvent sourd aux singularités qui auraient pourtant pu lui donner son sens le plus riche. La force émancipatrice d'une refondation fondée sur une intelligence des origines laisse ainsi place à l'idée de tabula rasa.
Peu à peu et souvent insidieusement, c'est une histoire amputée de toute conflictualité qui tend à être ainsi racontée. Cette histoire, c'est l'histoire victorieuse du modernisme manifeste et d'un progrès illimité que l'on se refusait à questionner en profondeur mais que les récits critiques d'aujourd'hui tendent enfin à mettre à l'épreuve. Le récit moderniste tourmenté par la philosophie du vivant et l'anthropologie des sciences de la nature doit intégrer le récit de l'Anthropocène. Le récit d'un ordre caché et impérieux du monde, accordant la part belle à une humanité capable et volontaire pour le dévoiler, est ainsi mis à mal par des approches nouvelles et plus critiques: le récit de l'anthropocène qui reconduisait une lecture prométhéenne se voit dorénavant opposer celui du Capitalocène qui pointe du doigt la responsabilité du capitalisme productiviste.
"Il n'y a pas de ligne d'arrivée, il y a le présent. Nous sommes le passé obscur du monde, nous réalisons le présent" prévenait déjà, à l'endroit du féminisme, la critique d'art et activiste Carla Lonzi en 1970 dans Nous crachons sur Hegel aujourd'hui réactivé par celui de l'écoféminisme qui met en relief le lien entre crise écologique et patriarcat ou encore le récit décolonial qui réactive autrement la perspective marxiste de lutte des classes.
C'est une pluralité de regards et leur intersectionnalité fertile qui donnent à comprendre d'autres faces du monde, ce qu'il serait plus ajusté d'appeler la pluralité des mondes.
La face nocturne des mondes a enfin droit de cité. On ne confond plus ontologie (ce qui est) et métaphysique (ce qui permet de tenir ensemble l'immensité des étants contradictoires). L'art institutionnalisé est mis sur la sellette. L'artisanat et ses rapports aux singularités de matière et de territoires ne sont enfin plus cantonnés à la caricature de repoussoirs du progrès, ils deviennent même parfois les ferments les plus riches pour repenser les modalités de la création et les relations oubliées entre art et vie quotidienne comme pour remettre en cause des millénaires de hiérarchies et de dominations aliénantes.
Ces dimensions ont été abordées ici en de multiples occasions (ici, ici, ici aussi ou encore là, là et là) mais ce troisième chapitre du cycle forme(s) simple(s) ouvre un espace supplémentaire.
Alors que Walter Gropius publiait en 1919 le manifeste et le programme du Bauhaus, où il annonçait la vocation de l'école en ces termes : « Le but de toute activité plastique est la construction ! (…) Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir à l'artisanat, parce qu’il n'y a pas d'“art professionnel”. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. » À Paris dans les années 1960, Alberto Giacometti se rappelle sentir dès les années 1930 que l'objet pourra être au cœur de l'art de son présent: "je me suis rendu compte que je travaillais un vase exactement comme les sculptures et qu'il n'y avait aucune différence entre ce que j'appelais une sculpture et ce qui était un objet, un vase! (...) Il fallait retourner aux sources et tout recommencer" (in Écrits, articles, notes et entretiens, Hermann, 2007. L'avant-garde révolutionnaire de l'après-guerre appelle de ses vœux cette collusion nécessaire entre art et vie quotidienne «Toutes les idées sont vides quand la beauté ne peut plus être rencontrée dans l'existence de chaque jour» dit Guy Debord en d'autres perspectives.
L'objet est au centre d'une nouvelle appréhension des formes simples. La vie quotidienne rejette l'art virtuose et amphigourique de l’assommante litanie des styles historiques (Styles Louis XIII, Louis XVI et suivants) comme l'art éternel et pragmatique de la seule vie rurale. Si de ce point de vue la géométrie était d'abord ailleurs, dans les arts rituels de l'Afrique précoloniale, dans l'art du Japon éternel, dans le vocabulaire ornemental des somptueux arts islamiques, elle trouve à s'épanouir dans le renouveau de l'artisanat entre les années 1900 et 1970.
Reste à renouer avec la simplicité.
La forme est vide
Ce seront probablement les arts décoratifs qui réussiront plus que tous les autres à renouer avec la puissance mystérieuse d'une quête millénaire de simplicité formelle.
Le triangle, le carré, le rond, et leurs déclinaisons, mais aussi les simples aplats colorés deviennent des archétypes des modes d'existence des objets de la vie quotidienne. Rondes sont les assiettes, les plats, les déflecteurs des lampes. Le plat est d'abord un creux, une prise, une étanchéité, il est un réceptacle, l'espace d'une offrande à soi-même et aux commensaux. La lampe dirige la lumière et fait exister l'espace. Quadrangulaires sont les bases des fauteuils, les tapis, les plateaux divers; composés sont les vases à symétrie axiale de la poterie tournée. La couleur en aplat devient une clefs des pratiques artisanale. Le matériau vient dire une texture que seconde le geste de la main. C'est bien elle, la main de l’artisan qui a poli ce grain du bois sur un plateau à thé senchabon; qui a déposé ce délicieux émail mat sur ce vase d'un potier livrant la cour impériale japonaise, qui a multiplié patiemment les couches de laque sur cette boîte urushi, qui a tourné ce vase de sol, qui a soufflé ce cylindre parfait et serein né dans les profondeurs de la forêt finlandaise, qui a dessiné cette forme tendre et rassurante au terme de la vie gracieuse de Georges Jouve, qui a conçu ces lampes minimalistes bientôt manufacturées par l'équipement du bon design advenu.
L'artisanat, à la différence des avant-gardes évoquées précédemment ne peut pas être vampirisé par la froideur du rationalisme qui exige de taire les gestes.
Chez la potière, le tabletier, l'orfèvre qui réinventent le rond, le carré, le triangle, qui jouissent des aplats que la matière prodigue consciencieusement, une pensée du minimal s'épanouit radicalement différemment que dans les arts plastiques ou dans le design industriel. Ce minimum n'est pas tant une économie, un impératif de production, un désir de se raccorder à un ordre discipliné que l'expérience concrète de la simplicité.
C'est la bonté évoquée au départ de ma pérégrination qui resurgit à cet instant précis: une simplicité qui relie le territoire à la matière, les vivants aux choses, les choses aux gestes du faire et aux gestes d'utilisation, qui relie aussi la forme à la jouissance du regard et d'un usage ajusté. « Vous avez cru que tout pouvait se mettre en chiffres et en formules. Mais dans votre belle nomenclature, vous avez oublié la rose sauvage, les signes du ciel, les visages d’été, la grande voix de la mer, les instants du déchirement et la colère des hommes. » disait à sa façon Albert Camus.
La forme simple minimale est bien l'union inséparable de la bonté et de la beauté, une union partagée comme évidence pour qui veut bien se laisser modifier par les mondes qui nous baignent. L'objet ne saisit rien mais ne repousse rien. Il reçoit mais ne conserve pas, il accompagne. Comme le dit l'adage zen: La forme est vide et en ce sens elle libère un espace. La chose transforme ce vide en beauté.
Ces sortes d'archétypes prenant corps, ces formes simples, rendent possible -sans parole- le tissage de liens étroits avec nos gestes quotidiens, boire un café, verser de l'eau, mettre des fleurs dans un vase, transporter une collation, nous éclairer.
Formes intelligibles, ces archétypes sont ces modèles idéaux que les choses sensibles imitent. Chaque œuvre devient un idéal réalisé. Le platonisme fait son grand retour au cœur de la matière et de l'artisanat. Sa cosmologie y trouve une place car, dans dans ces choses les plus triviale de l'art quotidien, cohabitent les cinq facteurs que mobilise Platon : le démiurge (qui symbolise le pouvoir causal, le principe organisateur de l'univers), les idées (formes intelligibles à imiter), la matière (khora), l'Âme du monde, le corps du monde: « Sans l'intervention d'une cause, rien ne peut être engendré. Aussi, chaque fois qu'un démiurge fabrique quelque chose en posant les yeux sur ce qui toujours reste identique et en prenant pour modèle un objet de ce genre, pour en reproduire la forme et les propriétés, tout ce qu'il réalise en procédant ainsi est nécessairement beau. » Platon (in Timée, 28b)
Cette simplicité archétypal exhale aussi dans une certaine lecture volontariste de la pensée de la psychanalyse jungienne lorsque Carl Gustav Jung appelle archétype ce qui organise et structure l'ensemble des processus psychiques. Dans le champ des représentations, les archétypes sont des pré-formes vides, disponibles, qui organisent les images mentales (pensées, fantasmes, rêves…) selon leurs dynamismes propres et structurent l'inconscient collectif que Jung s'attache à décrire. Volontairement déplacée à l'endroit des choses, l'approche de Jung dévoile et permet de toucher plus intensément cette propriété de forme vide, matrice ou réceptacle propre aux formes simples qui rend possible leur cohésion et leur amabilité sensible fondatrice. Chacun.e d'entre-nous, face à certaines formes simples, fait l'expérience silencieuse d'être en prise non seulement avec l'illusion millénaire d'un souffle caché du monde mais plus encore se retrouve capable d'y projeter (y sommes-nous invités?) pensées, rêves, fantasmes. D'habiter l'espace-temps.
Simplifier est un impératif. Il y a des fulgurances que la forme simple fait advenir ou actualise.
Devant la beauté d'une harmonie éprouvée, devant la douceur qui l'habite, devant l'évidence de la forme simple, ce qui est agi en nous, c'est probablement cette réminiscence, vaine et salutaire à la fois, de nous sentir en lien avec les coordonnées multiples de nos mondes, hors du langage comme de la raison.
Comme dans le haïku cher au Zen qui nous aura accompagné dans toute cette traversée, "Il y a un moment où le langage cesse, et c'est cette coupure sans écho qui institue à la fois la vérité du Zen et la forme, brève et vide, du haïku (...) ce qui est posé ne doit se développer ni dans le discours ni dans la fin du discours; ce qui est posé est mat, et tout ce que l'on peut en faire c'est le ressasser" (in Roland Barthes, L'Empire des signes, Seuil, 1970)
Reste à espérer -à aspirer- à ce que cette prise silencieuse rendue visible suffisamment ressassée ne soit plus, dès lors, l'outil d'une énième domination mais l'ouverture par la simplicité d'un espace, d'une cohésion, d'une sensation et d'une puissance agissante à faire partie d'un tout auquel nous devons humilité, soin et attention avant de pouvoir prétendre à toute harmonie possible.
Augustin DAVID, février-mars 2023
Ce chapitre rebondi sur le travail mené en 2016 par Jean de Loisy et son équipe pour l'exposition Formes simples, qu'ils et elles soient remercié.es pour la voie ainsi ouverte et pour la richesse de leur proposition initiale dans Formes simples, Centre Pompidou Metz, Fondation d'entreprise Hermès, Juin-novembre 2014.
Merci de tout cœur à Charlotte pour sa relecture amicale et sensible.
Merci à celles et ceux mobilisé.es depuis Janvier pour dessiner un autre monde où l'ordre n'est plus discipline, contrainte et domination mais aspire à l'équilibre de toutes vies. Bonté et vérité riment ensemble.