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Fêter la Commune, l'art comme résistance

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En ce printemps de 2021, il est un anniversaire important qui nous offre de repenser la place de l'art dans le champ du politique comme celle du politique dans le champ de l'art.

Il y a 150 ans, entre mars et mai 1871, la population parisienne faisait sécession d'avec le pouvoir ploutocratique et entrait dans une période où devait s'inventer l'inconnu:
C'est la Commune de Paris.

L'art et les artistes y occupaient une place essentielle.

Voici cette histoire.

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« Le souvenir est la vraie mesure de la vie »
Walter Benjamin

« La plus grande mesure sociale de la Commune était sa propre existence en acte.
Paris toute vérité, Versailles tout mensonge. »
Karl Marx

« Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles »
Arthur Rimbaud


L'aube de la liberté

En 1870, la France de l’Empereur Napoléon III est déjà secouée par le mécontentement et l’hostilité de plus en plus explicite du peuple envers le gouvernement dictatorial. Comme une diversion face aux tensions de l’intérieur, Napoléon III veut détourner le regard et déclare la guerre à la Prusse. Sa parade est un échec et tourne à la catastrophe militaire, le 2 septembre Napoléon III est fait prisonnier à Sedan et l'Empire capitule. Le 4 septembre la République est proclamée, un gouvernement provisoire de Défense Nationale dirigé par le Général Trochu organise des élections législatives qui débouchent sur une large majorité monarchiste à l'Assemblée dont une partie du peuple questionne la représentativité. L'ancien monarchiste Adolphe Thiers devient chef de l'exécutif. La guerre Franco-prussienne continue et, le 19 septembre, Paris est encerclé par les troupes allemandes. Commence un siège difficile durant lequel les Parisiens et parisiennes assurent principalement leur défense et leur survie avec le soutien des bataillons parisiens de la Garde Nationale.

Le Parlement très conservateur -qui s'est symboliquement installé à Versailles- signe finalement un armistice avec la Prusse le 28 janvier 1871. Le peuple de Paris, refuse cette paix humiliante, qui cède le peuple d'Alsace-Lorraine comme des têtes de bétails, et les conditions qu’elle impose au peuple déjà fragilisé par la guerre. La défiance envers cette pseudo-République conservatrice est prégnante, le gouvernement veut en profiter pour désarmer Paris et sa Garde Nationale trop ouvertes aux idées populaires hostiles à sa position.
Dans la nuit du 17 au 18 mars, Thiers mène une stratégie de provocation et ordonne la prise des canons parisiens par l'Armée versaillaise. En pleine nuit, cette armée entre secrètement dans la Capitale et tente de rassembler et de convoyer les canons que le peuple parisien avait lui-même financé, et ce, malgré les dispositions du traité de paix qui garantissent la conservation de cette artillerie par la Garde Nationale de Paris.
Les femmes de Montmartre, parmi elles Louise Michel, bloquent l’armée dans sa progression. L’état-major ordonne de tirer sur les manifestant.e.s mais les soldats refusent de tirer sur la foule, la fraternisation se répand comme une trainée de poudre et l'Armée et la Garde Nationale se disloquent entre bataillons insurgés et bataillons loyalistes au pouvoir versaillais. Deux généraux sont arrêtés par leurs propres troupes, l'un est reconnu notamment comme un "boucher" de la répression de la Révolution de 1848, ils sont exécutés.

Le coup de force de Montmartre se répand dans Paris, des barricades s’élèvent dans tous les quartiers populaires de la ville. Mais l’État doit s’incliner face au soulèvement, les insurgés n'ont même pas besoin de lutter véritablement. Le gouvernement de Thiers quitte Paris pour rejoindre le Parlement à Versailles et ordonne l’évacuation des forces armées loyalistes et de toutes les administrations gouvernementales. Il entend revenir avec les forces nécessaires pour abattre définitivement ce Paris révolutionnaire qui s’érige régulièrement depuis 1789 et qui met en péril les rêves économiques de l’expansionnisme capitaliste.

Au soir du 18 mars, le pouvoir a déserté et, quelque peu ahurie de cet état de fait peu prévisible, la ville de Paris est aux mains de son peuple.
Le Comité Central de la Garde Nationale - constitué dès février avec l’objectif de ne pas se laisser désarmer par l’État- se retrouve à l’hôtel-de-ville. Cet organe élu en assemblée populaire qui regroupe des militaires passés du côté du peuple, des révolutionnaires décidés (les blanquistes notamment), des membres de l'Internationale (dont Eugène Varlin, proche de Léo Frankel), se retrouve face à un dilemme: Doit-il se constituer en pouvoir municipal autogéré ou en gouvernement populaire? Commencent d'âpres discussions entre légalistes et révolutionnaires, l’expression de la Commune oscille alors sans cesse entre maintien de la légalité et insurrection; vocabulaire qui l'ancre à la municipalité ou qui au contraire le présente comme fer de lance d'une république universelle en construction.
La rupture avec le pouvoir exécutif national est profonde. Par la suite, les mains tendues par Paris seront nombreuses mais Versailles se montrera sourde à toute écoute, à toute conciliation. C'est que Thiers a une tactique et une stratégie dangereuse. «M. Thiers, c’est le machiavélisme fait homme dans la société capitaliste, avec les moyens de l’état bourgeois.» dit l'historien et sociologue Henri Lefebvre. Opposant modéré sous le Second Empire, centriste de droite, il est celui qui joue (déjà) ce dangereux pari de vouloir neutraliser et briser du même coup l’extrême gauche sociale et révolutionnaire et l’extrême droite impérialiste en un adossement aussi scandaleux que trompeur. Monarchiste devenu républicain une fois que la République le met au pouvoir, Thiers sert avec intransigeance et sans scrupules, les seuls objectifs de la bourgeoisie qu’il représente et dont il connait admirablement les intérêts.

A l’aube du 19 mars, Paris se réveille, « la cité, simplement en manifestant -en se manifestant-, a accompli un acte unique, un acte que l'échec ne rendra que plus inoubliable » dit Henri Lefebvre dans son ouvrage fondateur (La proclamation de la commune, 1965).
« Pendant la nuit du 18 au 19 mars, l’État, l'armée, la police, tout ce qui pèse sur les vies humaines du dehors et d'en haut, tout s'est dissous, évanoui, évaporé. » Ce matin là tout est possible. Une poignée de femmes et d'hommes peuvent inventer l'inconnu selon la formule d'Arthur Rimbaud.
C'est une fête étrange qui commence et qui va tenir bon durant 72 jours, par-delà les attaques et bombardements incessants, en dépit des campagnes de calomnies, et ce, jusqu'au massacre de la semaine sanglante orchestrée par le désir d’anéantissement gouvernemental.

D'un printemps à l'autre

Comme tout anniversaire, celui-ci peut être une commémoration peu ou prou stérile de l'aspiration "égalitaire" qui compose tous les élans révolutionnaires ou au contraire l'occasion de mesurer ce qui nous lie toujours à la Commune de 1871.

Si nous jouissons encore aujourd'hui de ses percées solidaires sans pour autant toujours en connaitre la source, c'est probablement que cette histoire porte une part d'invisible que je vous propose d'explorer.

« Les morts sont des vivants mêlés à nos combats » disait Victor Hugo. Cet anniversaire devrait ainsi être -à minima- l'occasion de ne pas céder à l'oubli des 25000 Parisiens et Parisiennes massacrés par le gouvernement durant la seule semaine sanglante qui scella la dramatique fin de cette géniale incursion de l’internationalisme dans la vie politique (déjà) moribonde d'alors.
Si leurs pensées fécondes n'ont jamais cessé d'irriguer toute une communauté depuis lors, leurs corps gisent dans des fosses communes sous les pelouses du Champs-de-Mars, sous les graviers des Tuileries, au Jardin du Luxembourg où viennent parfois pique-niquer indolemment celles et ceux qui peuvent ignorer jusqu'à l'existence de cette séquence historique déterminante.



Interroger la Commune, c'est aussi nous rendre attentifs  à  "l'épuration sociale et mémorielle" qu’exerça la Troisième République en ajoutant à ce massacre le chiffre ahurissant des 40000 déportations des communeux.ses (nous préférons cette appellation à celle de "communard.e.s", qui, si elle est aujourd'hui largement usitée, est néanmoins née dans la bouche de ses fossoyeurs) ensuite faits prisonnier.e.s. et exilé.e.s jusqu'à l'amnistie concédée en 1880.

Il ne s'agira pourtant pas ici de raconter la Commune, cette histoire à plusieurs voix existe déjà, ailleurs, et mieux que je ne saurai la conter ici.
Je voudrais plutôt interroger le rôle des artistes, des artisans et de l'art -cette matière à abattre les frontières du connu- dans cette histoire trop négligée et présenter une iconographie rarement exposée dans le paysage de l'amateur d'art d’aujourd’hui.

Toute ressemblance avec notre présent ne sera pas du tout fortuite et ne manquera pas de nous questionner. 
Cette réflexion, qui nous fait tant défaut, permettra je l'espère de saisir certains aspects du caractère essentiel de ce que l'humanité nomme art.



L'art est la magie de faire exister différemment le monde!

Il y a art lorsque la vie dessine une juste et harmonieuse combinaison d'une pensée et d'un geste déposés dans une chose. Et tant que reste ouvert le champ infini de sa signification.
Le philosophe Giorgio Agamben le désigne ainsi, « l'art n'est que le moyen où l'anonyme que nous appelons artiste, en se maintenant constamment en relation avec une pratique, tente de construire sa vie comme une forme-de-vie: la vie du peintre, du menuisier, de l'architecte, du contrebassiste où, comme en toute forme-de-vie, ce qui est en question n'est rien de moins que son bonheur. »
La Commune de Paris fut une réactivation de cette manière ancienne de concevoir l'art. Ce n'est pas à proprement parler ce que la Commune a produit en matière d'œuvres matérielles qui nous intéressera ici, mais ce que la participation très active des artistes et des artisans a rendu possible dans la formulation collective d'un futur désirable. Dans la recherche de cohésion entre l'art et la vie.

Dans les mois qui précédent la journée insurrectionnelle du 18 mars 1871, les artistes "anti-académiques" sont déjà à l'avant-garde de la conscience politique. Ils perçoivent les entraves et le dépérissement de la notion d'art comme l'expression -dans leur microcosme- de l'affaiblissement de l'idéal démocratique. Si les élites économiques de la société ploutocratique du Second Empire s'émerveillent de l'éclectisme curieux qui anime les milieux académiques, des artistes militent que l'art doit retrouver sa place au cœur de la vie et renouer avec sa vocation émancipatrice, avec cette exigence de transformation du monde qui le sous-tend à l'échelle individuelle et collective.

L
a lourde mainmise des institutions était déjà palpable depuis longtemps mais la voix des artistes peinait encore à s’attaquer aux signes pétrifiés de l’organisation dominante de la vie.
L'art n’est qu'une expression formalisée et intense des affects qui traversent l'existence en général. Là où il n'y a point de liberté libre comme disait Rimbaud, point d'art véritable, de la besogne virtuose à tout le mieux!
Malgré leur conscience que tout l’espace social peut être pensé en termes politiques, la révocation des académismes semble d'abord, pour les artistes, l'ambition la plus palpable d'une plus large destitution des institutions de l'aliénation.

L'élitisme et l'esprit de salon parisianiste régnaient alors en maîtres depuis le dix-septième siècle, l'art pour être devenu discipline normalisée se retrouvait corseté par l'époque, par des règles et des procédures de sélection et d'exposition qui liaient l'inventivité et annihilaient la possibilité même de son rôle de transformation du monde. Le poids manifeste du système des salons, la cooptation des milieux académiques et le poids idéologique des classicismes dans l’enseignement académique accentuaient la sensation que l'art était surtout devenu un champ de la culture institutionnelle, une propagande policée et divertissante de l'espace public.
Dans le même mouvement délétère, la pensée critique avait sombré dans un snobisme qui actait de son inoffensivité.
Les artistes militants savent déjà qu'ils ne peuvent se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour leur propre compte. L'instrument politique d'un asservissement ne peut servir d'instrument politique d'une émancipation. Nombreux sont alors les artistes, tels Édouard Manet et Gustave Courbet en France ou William Morris et sa communauté d'esprit au Royaume-Uni, qui revendiquent donc l'impérieuse nécessité d’affranchir l'art des carcans qui le rendent si impuissant à sa mission profonde: redessiner les contours des mondes où des vies désirables peuvent s'épanouir.

Pendant le Second Empire, le monde vampirisant du capitalisme avait lui aussi redessiné -à sa manière brutale- "les contours du monde". La société industrielle bouleverse profondément la capitale, « elle en déblaie le cœur encombré de taudis mais entame ce cœur et commence à le détruire […] l’insurrection parisienne de 1871 fut la grande et suprême tentative de la ville pour s’ériger en mesure et norme de la réalité humaine » rappelle le sociologue Henri Lefebvre.
« La journée historique du 18 mars 1871 achève de rompre la passivité et la résignation qui avait régné pendant l’Empire, pendant la guerre et même pendant le siège de Paris, sans entamer les forces fondamentales » (Lefebvre)
 Ce qui est d'emblée identifié comme l'outil de ces dominations, c'est la verticalité d'une société qui a oublié la fraternité qu'elle brandie pourtant au fronton de ses Mairies. Ce que conteste d'abord ce soulèvement, ce sont les hiérarchies qui jugulent les choses, les gens et les actes.
« La Commune n'est pas seulement une insurrection contre les pratiques politiques du Second Empire, ; il s'agit aussi, et peut-être surtout, d'une révolte contre des formes profondes d’assujettissement social» décrypte Kristin Ross « Dans le domaine de la production culturelle, par exemple, les partages imposés par la sévère censure impériale et les contraintes du marché bourgeois -entre les genres, entre les discours politique et esthétique, entre l’artisanat et l'art, entre l'art noble et le reportage- , toutes ces divisions hiérarchiques font l'objet de violents débats, et, dans certains cas, disparaissent purement et simplement. Ce sont ces gestes anti-hiérarchiques improvisés, conséquence de l'élargissement à la vie quotidienne des principes d'association et de coopération, qui ont fait de la commune un moment essentiellement "horizontal"».
Cette horizontalité symbolique érigée en horizon pratique se manifestera autant dans l'organisation démocratique des conseils, dans la prise de décision populaire que dans le symbole -aussi fort que mécomprit- de la destruction de la verticale colonne Vendôme, ou encore dans les "rues intérieures" percées aux premiers étages des immeubles pour permettre les déplacements horizontaux des insurgés lors des derniers combats, ultime conjuration de la verticalité hiérarchique de la nouvelle architecture haussmannienne. Celles et ceux qui étaient venus à Paris pour travailler sur le titanesque projet de promotion immobilière d'Haussmann viennent grossir le rangs des artisans, des petits commerçants et ouvriers défiant la hiérarchie qui structure leur existence depuis toujours.

«La Commune de Paris,
considérant que la colonne impériale de la place Vendôme est un monument de barbarie, un symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme, une négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat perpétuel à l’un des trois grands principes de la République française, la fraternité, décrète :
article unique - La colonne Vendôme sera démolie."



À l'assaut du ciel!

L’établissement du pouvoir révolutionnaire issu de cette journée insurrectionnelle aboutit à l’élection d'une assemblée communale représentative élue et proclamée souveraine le 28 mars 1871. Ce qui se joue alors n'est rien moins que la prise en main des prérogatives de l’État. « Nous avons la mission d’accomplir la révolution moderne la plus large et la plus féconde de toutes celles qui ont illuminé l’histoire. » (La Commune, Déclaration au peuple français, 19 avril 1871.) Pour ce faire « Il s'agit aujourd'hui non plus de couper les têtes, mais d'ouvrir les intelligences. » écrit Henri Rochefort dans Le Mot d’ordre du 5 mai 1871.



L’essence même de la Commune, c’est la manifestation de la déconsidération de l’État politicien et de sa politique. La vraie démocratie politique -qui se définit par un gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple- trouve à ce moment, l'une de ses expressions les plus concrète. Le mandat des membres du Conseil de la Commune est impératif : si l’action des représentants issus du peuple, choisis par lui sur un idéal et un programme n’est pas conforme aux décisions du peuple, ils pourront et devront être révoqués.
Le mouvement d'une politique érigeant vraiment le bonheur et la protection des plus fragiles comme horizon valable est ainsi lancé: liberté de la presse, reconnaissance des unions libres, reconnaissance des naissances hors-mariage, séparation des églises et du pouvoir politique, encadrement et limitation du temps de travail, encadrement des loyers, enseignement laïc et gratuit et obligatoire, ébauche d'une santé publique et de la gratuité des soins, droits à la retraite des veuves de combattants, lutte pour l'égalité entre sexes, création de crèches collectives, interdiction du travail de nuit, etc, une large part de ce qui est encore trop souvent présenté comme des réalisations de la Troisième République s'invente en réalité durant la festive Commune.
« La Commune de Paris? Ce fut d’abord une immense, une grandiose fête, une fête que le peuple de Paris s’offrit à lui-même et offrit au monde. Fête du printemps dans la cité, fête des déshérités et des prolétaires, fête révolutionnaire et fête de la Révolution, fête totale, la plus grande des temps modernes, elle se déroule d’abord dans la magnificence et la joie. » rappelle justement Henri Lefebvre.

En l’espace de 72 journées intenses, une poignée de femmes et d'hommes animent une démocratie directe fédérative à l'échelle des quartiers et réalisent ce que l'autoritaire régime qui les assassinera dans un bain de sang mettra trente ans à copier et à s'approprier dans un révisionnisme mémoriel honteusement toujours en vigueur. « Faites attention à l'histoire que l'imposture se charge d'écrire » disait avec bon sens François-René de Chateaubriand.



Dès le 29 mars, les 92 membres fraichement élus de l'assemblée de la Commune, d’origines sociales très diverses (ouvriers, travailleurs manuels, artisans, enseignants) organisent dix commissions chargées de réfléchir à l'élaboration d'une politique répondant concrètement aux aspirations du soulèvement. 
Dans son programme daté du 19 avril 1871, la Commune affirme : « La Révolution communale, commencée par l'initiative populaire du 18 mars, inaugure une ère nouvelle de politique expérimentale, positive, scientifique. C'est la fin du vieux monde gouvernemental et clérical, du militarisme, du fonctionnarisme, de l'exploitation, de l'agiotage, des monopoles, des privilèges, auxquels le prolétariat doit son servage, la Patrie ses malheurs et ses désastres. »

Certaine que la transmission du savoir est la base de la possibilité même de toute justice sociale, la Commune de Paris et son délégué à l’enseignement, Édouard Vaillant, sont chargés d’établir un modèle d’enseignement intégral, laïque et gratuit, incluant les arts et la culture pour tou.te.s, filles et garçons. Le peintre Gustave Courbet, élu du 6e arrondissement, est délégué aux Beaux-Arts dans la commission d’Instruction publique de Vaillant.



Comme le dira Guy Debord à l'aube de mai 1968, « l’impression des insurgés d’être devenus les maîtres de leur propre histoire, non tant au niveau de la décision politique « gouvernementale » qu’au niveau de leur vie quotidienne » est l'élément majeur de cette insurrection et dès lors de celles qui suivront.
Début avril, dès les premières semaines de liesse, la Commune de Paris acte donc la laïcisation intégrale des écoles publiques et leur démocratisation. Les principes fondateurs en sont les suivants : « que l’instruction religieuse ou dogmatique soit laissée tout entière à l’initiative et à la direction libre des familles ; qu’on n’emploie exclusivement que la méthode expérimentale ou scientifique ; que l’instruction soit considérée comme un service public de premier ordre ; qu’en conséquence, elle soit gratuite et complète pour tous les enfants des deux sexes ; qu’elle soit obligatoire, en ce sens qu’elle devienne un droit à la portée de tout enfant, quelle que soit sa position sociale, et un devoir pour les parents ou pour la société »


Dans le champs propre de l'art, le peintre Gustave Courbet affirme « (qu') il est à désirer que les artistes eux-mêmes (comme en province et dans toutes les nations voisines) prennent l’initiative de leur propre direction. »
Dès avant la victoire du 18 mars, dans une tribune de presse intitulée Les Arts libres, Gustave Courbet, le guide du Réalisme par qui le banal atteignait le sublime, avait déjà appelé les artistes à se fédérer pour organiser la conservation des collections publiques et pour œuvrer à la fondation d'une nouvelle appréciation de l'art qui permette de se délivrer de la tutelle de l'état et des académismes: « La revanche est prise. Paris a sauvé la France du déshonneur et de l’abaissement. Ah! Paris! Paris a compris dans son génie qu’on ne pouvait combattre un ennemi attardé avec ses propres armes. Paris s’est mis sur son terrain, et l’ennemi sera vaincu comme il n’a pu nous vaincre. Aujourd’hui, Paris est libre et s’appartient, et la province est en servage.
Quand la France fédérée pourra comprendre Paris, l’Europe sera sauvée.

Aujourd’hui j’en appelle aux artistes, j’en appelle à leur intelligence, à leur sentiment, à leur reconnaissance, Paris les a nourris comme une mère et leur a donné leur génie. Les artistes, à cette heure, doivent par tous leurs efforts (c’est une dette d’honneur), concourir à la reconstitution de leur état moral et au rétablissement des arts, qui sont sa fortune. Par conséquent il est de toute urgence de rouvrir les musées et de songer sérieusement à une exposition prochaine; que chacun, dès à présent, se mette à l’œuvre, et les artistes des nations amies répondront à notre appel.
La revanche est prise, le génie aura son essor; car les vrais Prussiens n’étaient pas ceux qui nous attaquaient d’abord. Ceux-là nous ont servi, en nous faisant mourir de faim physiquement, à reconquérir notre vie morale et à élever tout individu à la dignité humaine.
Ah! Paris, Paris la grande ville, vient de secouer la poussière de toute féodalité. Les Prussiens les plus cruels, les exploiteurs du pauvre, étaient à Versailles. Sa révolution est d’autant plus équitable qu’elle part du peuple. Ses apôtres sont ouvriers, son Christ a été Proudhon. […]
Aujourd’hui je le répète, que chacun se mette à l’œuvre avec désintéressement: c’est le devoir que nous avons tous vis-à-vis de nos frères soldats, ces héros qui meurent pour nous. […] »



Dès la mi-avril est donc esquissée une Fédération des Artistes guidée par la volonté de « confier, aux artistes seuls, la gestion de leurs intérêts. […] Il s’agit d’instituer une fédération des artistes de Paris, en comprenant sous ce titre tous ceux qui exposent leurs œuvres à Paris. »
« J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. Quel siècle à mains ! – Je n’aurai jamais ma main » fulmine Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer en 1873. Comme lui, ces artistes clament leur désir d'abattre les hiérarchies entre les arts dits "majeurs" et "mineurs", il n'y a pas la main ou l'esprit, il n'y a que la main et l'esprit. Il s'agit dorénavant de mettre en perspective la nécessité de l'art, sans distinction, d'affirmer aussi son caractère essentiel et inassignable.
Il s'agit enfin de ne plus laisser place à l'emprise politicienne dans le champ de l'art pour y substituer au contraire l’assurance de la place déterminante de l'art dans la construction de modèles pour le champ du politique. Courbet l'affirmera peu après: « Paris va tout seul comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. En un mot, c’est un vrai ravissement. Tous les corps d’état se sont établis en fédération et s’appartiennent. C’est moi qui ai donné le modèle avec les artistes de toute sortes. »

Le manifeste de la Fédération des artistes -reproduit ci-dessous- est exemplaire. Il se propose de libérer l’art de la tutelle gouvernementale et de l’emprise de la classe dominante pour en faire, en tout premier lieu, bénéficier le peuple. 
L'art renoue avec le réel. Pour la première fois, depuis l'institutionnalisation d'un champ culturel séparé du quotidien à la fin de la Renaissance, l'art semble redevenir une matière puissamment politique, comme l'intuition que « l’essence discrète et préinstitutionnelle du politique se joue dans les déplacements des seuils qui commandent ce qui mérite l’attention » (Baptiste Morizot).
L'art est bien l'un des outils de discernement de ces seuils.


Dans les locaux de l’École de Médecine, plus de 400 artistes de Paris se regroupent en assemblée générale pour constituer cette Fédération des artistes. À cette fin, ils élisent un comité de 47 membres issus des différents métiers : des peintres (notamment Gustave Courbet précité, Édouard Manet, Jean-François Millet, Jean-Baptiste Corot, Honoré Daumier), des sculpteurs (dont Jules Dalou (le futur auteur du Triomphe de la République de la place de la Nation) qui devient responsable du Musée du Louvre), des architectes, des graveurs et lithographes (Félix Bracquemond, André Gill, caricaturiste, devient conservateur du musée du Luxembourg), 10 membres sont élus avec la précisions importantes qu'ils sont "représentants des arts décoratifs" (Émile Reiber, Eugène Pottier) et non des "arts industriels" comme le précise le texte contre ce néologisme propre à l'idéologie impérialiste vilipendée par les intéressés.
Ainsi fédérés, les artistes et artisans remettent en cause les hiérarchies entre leurs métiers et se chargent d'assurer « la libre expression de l’art dégagé de toute tutelle gouvernementale et de tous privilèges, et l’égalité des droits entre tous les membres de la fédération. »
La Fédération a pour mission ambitieuse « la conservation des trésors du passé, la mise en œuvre et en lumière de tous les éléments du présent, de préparer l’avenir par l’enseignement. ». Elle protège les monuments, les musées, les galeries et collections publiques, les bibliothèques d’œuvres d’art, et veille à les mettre à la disposition du public « pour favoriser les études et satisfaire la curiosité des visiteurs. »
La manifeste forme le vœu sublime « (qu') enfin par la parole, la plume, le crayon, par la reproduction populaire des chefs-d’œuvre, par l’image intelligente et moralisatrice qu’on peut répandre à profusion et afficher aux mairies des plus humbles communes de France, le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle. »
Comme le précise Kristin Ross, professeure de littérature comparée à l’Université de New-York, dans son superbe L'imaginaire de la Commune : « dans son sens le plus étendu, le “luxe communal” que le comité tend à inaugurer suppose de transformer les coordonnées esthétiques de l’ensemble de la communauté ».
Ironiquement, si Gustave Flaubert pense fustiger la Commune en la désignant comme la «dernière manifestation du Moyen-âge», cela sonne comme un compliment aux oreilles de ceux qu'il vilipende. En Angleterre, William Morris qui suit avec fraternité les chemins arpentés par la Commune désigne en effet depuis longtemps le moment gothique comme un modèle digne d'attention, parce qu'il autorisait et même exigeait la liberté, la collectivité des individualités, et la spontanéité coopérative et égalitaire des travailleurs. Quelques années plus tard, dans sa conférence L’art en ploutocratie, il posera une condition essentielle qui manifeste bien cette appréhension vitale d'un art dans lequel la communauté œuvre au quotidien et pour le quotidien (celle là même qui nous guide à la galerie stimmung): « Au préalable, je vous demanderai d’étendre l’acception du mot “art” au-delà des productions artistiques explicites, de façon à embrasser non seulement la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi les formes et les couleurs de tous les biens domestiques, voire la disposition des champs pour le labour et la pâture, l’entretien des villes et de nos chemins, voies et routes : bref, d’étendre le sens du mot “art”, jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie. »

Contre la propagande de l'état libéral et du darwinisme social naissant qui prétendent que partager, c’était nécessairement « partager la misère », le luxe communal propose au contraire un monde où chacun peut prendre sa part du meilleur.
Évidemment, cet élan ne nait pas ex-nihilo, les grands courants du dix-neuvième siècle, Romantisme, Réalisme, Naturalisme portaient déjà chacun cette remise en question, l'objet même de leur existence était précisément la mise en cause des catégories forgées par l'institutionnalisation de l'art propre à l'époque moderne. La pensée de la Commune s'articule alors foncièrement avec ces tentatives précédentes avec lesquelles elle constitue une forme spécifique de critique «contre un monde qui a transformé chaque chose en marchandise et dégradé l'humain au statut d'objet ».



L'art redevient le laboratoire des formes de vies de demain. Les artistes sont à part entière parmi celles et ceux qui prennent en charge la destinée de la communauté. Le tempérament de l'artiste, sa tonalité affective, la stimmung, lui donnent l'ouverture d'esprit, la faculté d'imagination, l'aptitude aux remises en cause qui seules peuvent garantir l'imagination d'un devenir. La Commune devine la nécessité de renouer avec le temps du mythe, avec une histoire du temps où les hommes et les choses n’étaient pas encore distincts.
Dans l'esprit de ces artistes fédérés, l'art ne peut pas être un champ particulier des activités humaines et son marché corollaire. Il désigne plus simplement cette habileté sensitive dans la mise en œuvre des pratiques par quoi l'humain assure sa prise sur le monde.  L'art n'est pas cet exutoire ou cette distrayante parade à l'usure du vécu que présente sa face mondaine, il a été et doit redevenir cette faculté à penser le monde, à forger de nouvelles formes de vies. Cette communauté terrible est dépositaire de l'origine oubliée du sens de l'art, l'ars comme affaire de composition, d'assemblage, de combinaison des pratiques - désigne quelque chose qui donne à saisir une coexistence quotidienne entre le vivant, les choses et un milieu. L'art ce sont donc les formes prisent par les choses, les relations et les rites qui s'agrègent autour des usages courants, boire, manger, dormir, s'asseoir, discuter, faire la fête, mourir.
L'art, c'est l'intensité qualitative qui auréole certaines pratiques quotidiennes, qui en garantie la consistance, c'est la qualification d'une certaine attention dans le faire et l'être.
Il est donc radicalement quotidien.


La lettre adressée par Courbet à ses parents reproduite ci-dessous nous éclaire sur ce qui motive le peintre à se dresser du côté de la révolution aux côtés de nombreuses autres personnalités du Paris artistique.


« Charenton, 30 avril 1871

Mes chers parents,

Me voici par le peuple de Paris introduit dans les affaires politiques jusqu’au cou. Président de la Fédération des artistes, membre de la Commune, délégué à la mairie, délégué à l’Instruction publique : quatre fonctions les plus importantes de Paris. Je me lève, je déjeune, et je siège et préside 12h par jour.
Je commence à avoir la tête comme une pomme cuite. Malgré tout ce tourment de tête et de compréhension d’affaires sociales auxquelles je n’étais pas habitué, je suis dans l’enchantement.
Paris est un vrai paradis ! Point de police, point de sottise, point d’exaction d’aucune façon, point de dispute. Paris va tout seul comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. En un mot, c’est un vrai ravissement. Tous les corps d’état se sont établis en fédération et s’appartiennent. C’est moi qui ai donné le modèle avec les artistes de toute sortes. Les curés aussi sont à leurs pièces comme les autres, ainsi que les ouvriers, etc., etc., les notaires et les huissiers appartiennent à la Commune, et sont payés par elle comme les receveurs de l’enregistrement. Quant aux curés, s’ils veulent exercer à Paris (quoiqu’on n’y tienne pas), on leur louera des églises.

Dans nos moments de loisir, nous combattons les saligauds de Versailles, chacun y va à son tour. Ils pourraient lutter dix ans comme ils le font sans pouvoir entrer dans nos murs, nous perdons très peu de monde et ils en perdent énormément ; ça n’est pas malheureux, car tout ce qui est à Versailles, comme si on avait choisi, est le monde duquel il faut se débarrasser pour la tranquillité, c’est tous les mouchards à casse-tête, les soldats du pape, les lâches rendus à Sedan, et, comme hommes politiques, ce sont les hommes qui ont vendu la France, les Thiers, Jules Favre, Picard, et autres, scélérats, vieux domestiques des tyrans, vieilles poudrées des temps féodaux monarchiques, en un mot la plaie du monde entier.
Paris a renoncé à être la capitale de la France. La France ne voulait plus que Paris lui envoie ses préfets. La France doit être contente, elle est exaucée. Mais aussi Paris ne veut plus être conduit par la France ni par les votes des paysans qui votent le Père-Blicite. C’est rationnel, du moment que la province envoie à Paris les gens qui leur paraissent parmi eux les plus distingués pour l’instruire, une fois qu’ils sont instruits, il ne doivent plus avoir la prétention de les diriger avec leur ignorance. Il faut être logique.
Aujourd’hui Paris s’appartient. Il coopérera dans la mesure aux besoins de la France, en restant uni à la patrie commune, et il désire que toutes les provinces de France imite son exemple, de telle sorte que cette fédération devienne une unité puissante qui paralyse à tout jamais les gouverneurs de toutes sortes, ainsi que les vieux systèmes monarchiques, impérialistes et autres. Il veut que la liberté (et il n’y a pas à y revenir) soit consacrée sur la terre. […]

Je ne sais maintenant, mes chers parents, quand j’aurai le plaisir de vous revoir. Je suis obligé de faire énergiquement tout ce travail qui m’est confié, et pour lequel j’ai eu tant de propension pendant toute ma vie, moi qui étais décentralisé, en ce sens que j’étais retranché dans mon individualité pendant toute mon existence. Pour être dans le sens de la Commune de Paris, je n’ai pas besoin de réfléchir, je n’ai qu’à agir naturellement.
La Commune de Paris a un succès que jamais aucune forme du gouvernement n’a eu. […] À Versailles, on établit le vrai désordre intentionnellement et maladroitement, en rétablissant avec les fameux députés que la province leur a envoyés et les d’Orléans et les Napoléoniens.
Je vous embrasse en vous tranquillisant sur mon sort. Portez-vous tous bien et dormez sur les deux oreilles.
[…]

G. Courbet, 
Membre de la Commune de Paris.»

L'immense Gustave Courbet, celui qui avait secoué le monde lors du salon de 1851 avec son majestueux Tableau de figures humaines, historique d'un enterrement à Ornans, auquel le public parisien avait reproché sa vulgarité pour être trop vrai. Courbet que l'on accuse de peindre « le laid », « le trivial » et « l'ignoble » réitère cette fois son manifeste réaliste dans la rue.
C'est cette condescendance qui voit du laid dans la beauté de l'ordinaire qui doit être abattue. Courbet est avec le peuple, il est partie du peuple, Courbet chef de file engagé de l'art non-académique lutte dorénavant pour la Commune avec la même ferveur qui animait ses tableaux.
Pour l'heure, ce qui le porte c'est sa foi inaltérable en la nécessaire révolution du monde: «Je me suis constamment occupé de la question sociale et des philosophies qui s'y rattachent […] J'ai lutté contre toutes les formes de gouvernement autoritaire et de droit divin, voulant que l'homme se gouverne lui-même selon ses besoins, à son profit direct et suivant sa conception propre»
Dans ses mots transpirent encore le rêve inachevé d'un art-artisanat avec la vie pour matériau. Courbet et la Commune -et toute une constellation de fiers esprits après eux- cherchent un « mode d'expression artistique vécu, un artisanat de soi-même, une nouvelle liturgie assumée du matin au soir. » pour reprendre les mots anachroniques de Romain Gary.
Avec le sceau du vrai qui marque l'urgence, La Commune de Paris, ses anonymes, dessinent sur ce modèle les premiers traits d'une véritable démocratie avant que la répression réactionnaire ne viennent sonner le glas de la fête et organiser l'anéantissement de masse de la semaine sanglante.

À l'issue du massacre, Gustave Courbet, caché avant d'être donné à la Police, est emprisonné. Sa renommée empêche son exécution, il reste droit face la calomnie et comme il l'écrit à ses parents « (il) espère faire voir à la France ce que c’est qu’un homme qui a l’honneur de faire son devoir en toutes circonstances. Je vous embrasse de tout mon cœur. N’ayez aucune inquiétude sur mon compte. »




« L'horrible et grandiose tragédie de la Commune »


Pour décrire ce qui se trame au terme de deux mois et demi d'un quotidien inédit, Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg parlent de "l'horrible et grandiose tragédie de la Commune".
« Paris sera soumis à la puissance de l'État comme un hameau de cent habitants. » promet le triste Adolphe Thiers dans sa déclaration du 15 mai 1871. "Voici venu le temps des (vrais) assassins" (je retourne contre-elle la formule utilisée par Versailles pour calomnier la Commune). Au courant du joli mois de mai, son gouvernement conservateur organise la risposte qui prend ad nauseam les traits haineux du supplice et de l'épuration.

« Alors, comme en toute fête véritable, s'annonce et s'avance le drame à l'état pur. La fête populaire change apparemment de caractère. En vérité, elle continue; elle s'enfonce dans la douleur.  […] le cortège final n'a pas perdu le sens grandiose de la fête. Ceux qui ont combattu au cri de la liberté ou la mort préfèrent la mort à la capitulation et à la certitude de l'asservissement. Ils se battent encore, désespérément, follement, avec un courage sans bornes; puis ils allument de leurs propres mains le bûcher sur lequel ils veulent se consumer et disparaître.
La tragédie se termine dans l'embrasement et un désastre digne d'elle. Poursuivant jusqu'au bout et menant à ses dernières conséquences le défi titanique, le peuple de Paris envisage la fin de Paris et veut mourir avec ce qui est pour lui plus qu'un décor et plus qu'un cadre: sa ville, son corps.
Ainsi la fête devient drame et tragédie, tragédie absolue, drame prométhéen joué sans trace de jeu frivole, tragédie où le protagoniste, le chœur et le public coïncident de façon unique.
Mais dès le début, la Fête contenait le drame; le drame reprenait son sens primordiale: fête collective et réelle, fête vécue par le peuple et pour le peuple, fête colossale accompagné du sacrifice volontaire de l'acteur principal au cours de son échec, tragédie. »
(Henri Lefebvre)



Comme le dit simplement Kristin Ross « La République universelle imaginée et, dans une certaine mesure, vécue pendant la Commune n’était pas seulement très différente de celle qui adviendra. Elle était aussi conçue en opposition avec la République Française timidement accouchée en septembre 1870 par Thiers, alors monarchiste, et plus encore avec celle qui s’affermit sur les cadavres des communards. Car ce massacre fut l’acte fondateur de la IIIe République, qui se consolida ensuite tandis que la bourgeoisie industrielle et les grands cultivateurs de province nouaient leur alliance historique, soudant pour la première fois la modernisation capitaliste à l’État républicain.

En France, le massacre marqua le début d’une séquence profondément conservatrice sur la question de l’identité nationale.

Cette séquence devait se prolonger au moins jusqu’à Vichy, tandis que dans toute l’Europe les nations entraient dans la compétition coloniale et mettaient en œuvre les nouvelles formes de massacre à grande échelle nécessaires au contrôle et au maintien de l’ordre dans les empires.

À partir de l’amnistie des communards votée par le Parlement en 1880, on assiste à des tentatives d’intégrer la Commune à la fiction républicaine française, en l’assimilant à un mouvement patriotique ou à un combat pour les libertés républicaines — autrement dit, à une tentative réformiste de démocratiser l’État bourgeois plutôt que de le détruire. Mais il suffit de lire les Mémoires des survivants pour voir à quel point eux-mêmes se défendaient farouchement d’avoir agi pour sauver cette République : «
La République de nos rêves n’était assurément pas celle que nous avons. Nous la voulions démocratique et sociale, et non ploutocratique », écrit l’un d’eux. »






«L’expérience de la Commune va donc beaucoup plus loin qu’un recueil d’images révolutionnaires, d’enseignements politiques, dit Lefebvre, Volontiers nous la dirons transhistorique, ou encore poétique, philosophique et « ontologique ». Les masses parisiennes, en surgissant, en déferlant dans les rues, ont ouvert l’horizon le plus large. Leurs désordre enveloppe un nouvel ordre virtuel.»
Mais là comme ailleurs, l'idéologie de l'ordre se pose en garante des dominations et de l'injustice et fustige comme désordre l'imagination d'autres possibles, le commun ici revendiqué.

Malgré la violence d’État, le sarcasme -du grec sarkasmos "mordre la chair de l'adversaire vaincu"- et ensuite l'amnésie organisée par ceux qui vont bientôt s'en approprier sans vergogne les idées, la Commune résiste dans les cœurs jusqu'à nos jours. Il n'y a qu'à voir avec quelle virulence les "Versaillais" d'hier et d'aujourd'hui refusent même la mémoire due à cet épisode trop dangereux pour leurs mensonges et comment, de part le monde, ils usent pour le maintien de l'intolérable, du même vocabulaire nauséabond que le tristement cynique Mac-Mahon après l'assassinat punitif des Parisien.ne.s « Habitants de Paris, l’armée de la France est venue vous sauver. Paris est délivré. Nos soldats ont enlevé, à quatre heures, les dernières positions occupées par les insurgés. Aujourd’hui la lutte est terminée ; l’ordre, le travail et la sécurité vont renaître. » (sic)  Et Thiers d'enfoncer le clou déclarant le 13 novembre 1872 devant les députés : « La République sera conservatrice ou ne sera pas ».



Face à la réécriture de l'histoire à laquelle s'attèlera cette Troisième République, le géographe Elisée Reclus, lui aussi participant actif à la Commune mettra le passé et l'avenir en garde: «Il est cependant des esprits timorés qui croient honnêtement à l'évolution des idées, qui espèrent vaguement dans une transformation correspondante des choses, et qui néanmoins, par un sentiment de peur instinctive, presque physique, veulent, au moins de leur vivant, éviter toute révolution. Ils révoquent et la conjurent en même temps : ils critiquent la société présente et rêvent de la société future comme si elle devait apparaître soudain, par une sorte de miracle, sans que le moindre craquement de rupture se produise entre le monde passé et le monde futur. Êtres incomplets, ils n'ont que le désir, sans avoir la pensée ; ils imaginent, mais ils ne savent point vouloir. »
La commune fut pour cela une leçon extraordinaire. Elle « a anticipé, en acte, sur le possible et l’impossible. De sorte que même ses projets et décisions inapplicables, restés à l’état d’intentions politiques, comme le projet fédératif, gardent un sens profond » rappelle aussi justement Henri Lefebvre un siècle après.

« On ne peut pas tuer l’idée à coups de canon, ni lui mettre
(les menottes) » dira autrement Louise Michel de son exil.
Il faut la croire.
L'art véritable est l'un des précieux creusets des mondes en ébauche. C'est l'inconnu arpenté. Telle l'eau vive, qui trouve toujours son chemin, les idées bonnes trouvent le leur, pas à pas, en dépit des obstacles.

Vive la Commune!

Augustin DAVID, Mars 2021
à Manou, qui aimait tant fredonner le temps des cerises


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L’Orgie parisienne ou Paris se repeuple

Ô lâches, la voilà ! dégorgez dans les gares !

Le soleil expia de ses poumons ardents

Les boulevards qu’un soir comblèrent les Barbares.

Voilà la Cité belle assise à l’occident !

Allez ! on préviendra les reflux d’incendie,

Voilà les quais ! voilà les boulevards ! voilà

Sur les maisons, l’azur léger qui s’irradie

Et qu’un soir la rougeur des bombes étoila.

Cachez les palais morts dans des niches de planches !

L’ancien jour effaré rafraîchit vos regards.

Voici le troupeau roux des tordeuses de hanches,

Soyez fous, vous serez drôles, étant hagards !

Tas de chiennes en rut mangeant des cataplasmes,

Le cri des maisons d’or vous réclame.
Volez !
Mangez ! Voici la nuit de joie aux profonds spasmes

Qui descend dans la rue, ô buveurs désolés,

Buvez ! Quand la lumière arrive intense et folle,

Foulant à vos côtés les luxes ruisselants,

Vous n’allez pas baver, sans geste, sans parole,

Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,

Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !

Écoutez l’action des stupides hoquets

Déchirants ! Écoutez, sauter aux nuits ardentes

Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais !

Ô cœurs de saleté, Bouches épouvantables,

Fonctionnez plus fort, bouches de puanteurs !

Un vin pour ces torpeurs ignobles, sur ces tables…

Vos ventres sont fondus de hontes, ô Vainqueurs !

Ouvrez votre narine aux superbes nausées !

Trempez de poisons forts les cordes de vos cous !

Sur vos nuques d’enfants baissant ses mains croisées

Le Poète vous dit : ô lâches, soyez fous !

Parce que vous fouillez le ventre de la Femme,

Vous craignez d’elle encore une convulsion

Qui crie, asphyxiant votre nichée infâme

Sur sa poitrine, en une horrible pression.

Syphilitiques, fous, rois, pantins, ventriloques,

Qu’est-ce que ça peut faire à la putain Paris,

Vos âmes et vos corps, vos poisons et vos loques ?

Elle se secouera de vous, hargneux pourris !

Et quand vous serez bas, geignant sur vos entrailles,

Les flancs morts, réclamant votre argent, éperdus,

La rouge courtisane aux seins gros de batailles,

Loin de votre stupeur tordra ses poings ardus !

Quand tes pieds ont dansé si fort dans les colères,

Paris ! quand tu reçus tant de coups de couteau,

Quand tu gis, retenant dans tes prunelles claires

Un peu de la bonté du fauve renouveau,

Ô cité douloureuse, ô cité quasi morte,
La tête et les deux seins jetés vers l’Avenir

Ouvrant sur ta pâleur ses milliards de portes,

Cité que le Passé sombre pourrait bénir :

Corps remagnétisé pour les énormes peines,

Tu rebois donc la vie effroyable ! tu sens

Sourdre le flux des vers livides en tes veines,

Et sur ton clair amour rôder les doigts glaçants !

Et ce n’est pas mauvais. Tes vers, tes vers livides

Ne gêneront pas plus ton souffle de Progrès

Que les Stryx n’éteignaient l’œil des Cariatides

Où des pleurs d’or astral tombaient des bleus degrés.

Quoique ce soit affreux de te revoir couverte

Ainsi ; quoiqu’on n’ait fait jamais d’une cité

Ulcère plus puant à la Nature verte,

Le Poète te dit : « Splendide est ta Beauté ! »

L’orage a sacré ta suprême poésie ;

L’immense remuement des forces te secourt ;

Ton œuvre bout, ta mort gronde, Cité choisie !

Amasse les strideurs au cœur du clairon lourd.

Le Poète prendra le sanglot des Infâmes,

La haine des Forçats, la clameur des maudits :

Et ses rayons d’amour flagelleront les Femmes.

Ses strophes bondiront, voilà ! voilà ! bandits !

— Société, tout est rétabli : les orgies

Pleurent leur ancien râle aux anciens lupanars :

Et les gaz en délire aux murailles rougies

Flambent sinistrement vers les azurs blafards !

Arthur Rimbaud, Mai 1871

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Pour en savoir plus

La commune, un film de Peter Watkins (2000)

Les damnés de la Commune, un film de Raphaël Meyssan (2019)


Bibliographie sélective


L’internationalisme au temps de la Commune
,
par Kristin Ross, Le Monde diplomatique, mai 2015

14 thèses de L’Internationale Situationniste sur la Commune, Guy Debord, Attila Kotanyi, Raoul Vaneigem, Internationale Situationniste, 1971

La Guerre civile en France, Karl Marx, 1871

La proclamation de la Commune, 26 mars 1871, Henri Lefebvre, La Fabrique, 2018 (rééd.)

L'imaginaire de la Commune, Kristin Ross, La Fabrique, 2015

Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, Kristin Ross, Editions Amsterdam

Inventer l'inconnu, Friedrich Engels, Karl Marx, Textes et correspondance autour de la Commune, La Fabrique, 2011 (rééd.)

La riche bibliographie des éditions Libertalia consacrée à la Commune de Paris

Maintenant, il faut des armes, Auguste Blanqui, La Fabrique, 2007 (rééd.)

Quelques mots sur la Fédération des artistes, le blog de Michèle Audin

L'association des amies et amis de la Commune de Paris 1871

et une bibliographie générale.

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