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Ce(ux) qui résiste(nt), une constellation en Estonie..Those who resist, a constellation in Estonia

Expositions..Exhibitions


 
À l’occasion de son dixième anniversaire, la galerie stimmung poursuit son arpentage minutieux des arts vernaculaires de l'aire baltique.

Bienvenue en Eesti — l’Estonie — cette terre magique où l’art quotidien du passé témoigne du sens profond de cette étrange manière d'être humain que nous appelons art et de la résistance que tout art contient.

Nous sommes heureux de présenter une remarquable collection de chefs-d'œuvre paysans de l’Estonie d'autrefois
À travers ces œuvres, c’est une constellation qui peu à peu prend forme sous nos yeux, faite d'images, d'histoires et de combats qui ressurgissent pour nous, ici et maintenant.

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Récit par Augustin David ©galerie stimmung 
Photographies des œuvres par Léang Seng


Je crois que la résistance et l’art, dans ce qu’il a de meilleur, sont au fond similaires, et intimement liés. Sans doute cette mystérieuse relation n’a-t-elle jamais été absente de l’art véritable.
Alvar Aalto (1898-1976)

Alors, on pourrait dire : oui, l’art c’est ce qui résiste. (…)
Et quel rapport y a-t-il entre la lutte des hommes et l’œuvre d’art ?
Le rapport le plus étroit et pour moi le plus mystérieux. (…) Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse appel à un peuple qui n’existe pas encore.

Gilles Deleuze (1925-1995)

Nous ne cesserons pas d’explorer — l’aboutissement de toutes nos quêtes sera d’atteindre l’endroit d’où nous étions partis — et, pour la première fois, de le reconnaître.
T.S. Eliot (1888-1965)

Rien n’est plus important que d’arrêter le fascisme, parce que le fascisme nous arrêtera tous.
Fred Hampton (1948-1969)


Quel point commun peut-on trouver entre les collections du Musée de l’Homme, une cellule de la résistance antifasciste et l’art vernaculaire ?

Étonnamment, une réponse nous mène vers un nom doux à l’oreille, encore trop méconnu chez nous : l’Estonie Eesti en langue locale  ce pays de lumières, de forêts, de roches, travaillées par l'eau et la neige, et ses liens inattendus avec l’idée même de résistance. Un pays où la lumière résiste à la nuit, comme les humains résistent au silence.

Mais que sait-on vraiment de toute résistance ?
Qu’est-ce qui fait qu’un geste, un objet, une attitude deviennent résistants ?
Existe-t-il une sorte de « matière » de la résistance, quelque chose qui persiste dans certains actes ou certaines choses, et qui, lorsqu’on parvient à la percevoir, nous permet d’en saisir l’essence ? Et surtout : quel rapport peut bien exister entre cette idée de résistance et la terre d'Estonie?

Une réponse se cache dans l’histoire que je vais vous conter aujourd’hui, une histoire trop grande pour mes mots, mais que je tenterai malgré tout de partager.




Image 0 : La constellation et l'Estonie

Au départ de cette histoire, il y a des rapports discrets perçus entre des choses apparemment éloignées les unes des autres :  ma découverte de l’Estonie, une exigeante recherche d’œuvres vernaculaires rares, et une passion pour l’Histoire et ses récits nécessaires.
Et, autour de tout ça, il y a ce qui est bien là sans que l’on puisse aisément le nommer. Il y a la magie de l'impalpable demandant à être discerné si l’on espère avoir quelques prises sur nos vies dans la tempête de l’Histoire.

Pour quoi faire? De telles prises sont essentielles pour éprouver la consistance de ce qui se dissimule au creux du fortuit (ce qui ne l’est sans doute pas complètement donc); de ce qui fait sens sans direction lisible. Cette aura des choses ramène à « la première forme de lecture (qu’)est la divination des objets, la capacité de percevoir, dans les formes matérielles, notre propre voix, la vie qui imprègne notre corps et ceux d'autrui.
Chaque fois que nous entrons en rapport avec une chose, nous reconnaissons cette identité de vie entre nous et elle. À l'inverse, l'utilisation d'un objet inclut inévitablement la possibilité de libérer l'expérience qui l’habite. Les objets ne peuvent alors qu'être devinés, précisément parce qu'il y a toujours, en eux, une vie provenant d'autres âmes et d'autres lieux, et capable d'aller ailleurs.
» (Emmanuele Coccia)

Walter Benjamin, dans ses Thèses sur le concept d’histoire, rédigées juste avant sa mort en 1940, envisageait de rompre avec la représentation d’une continuité et d’une causalité des événements afin de saisir une discontinuité du temps. En forgeant la figure de la tradition des luttes (ou des opprimés, des vaincus selon les traductions), il mobilisait ce qui — par-delà le temps — reste irrémédiablement commun à toutes les luttes, par-delà leur singularité.
 Dans sa perspective, la référence au passé n’est pas qu’une affaire de mémoire : c’est une image qui demeure disponible, saisissable, connaissable selon son propre vocabulaire « Ce n'est pas que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi ce qui a été rencontre le maintenant dans un éclair pour former une constellation » (Le Livre des passages, W. Benjamin) (1). 
Une constellation, c’est donc ce qui apparaît — ce qui se discerne — par le surgissement et la lecture conjuguée de plusieurs images apparemment irréductibles les unes aux autres. 
L’histoire que je souhaite partager aujourd'hui s’inscrit dans cette sublime tradition, elle interroge ce qui rassemble diverses images liées entre elles par des complicités invisibles et seulement discernable au prix d'une justesse d'attention. 

Dans un geste patient, je voudrais ainsi aborder l'Estonie, non pas seulement en elle-même, mais bien comme le centre d'une telle constellation. Le temps d’un récit — oscillant entre les rives orientales de la mer Baltique et le Paris clandestin de la lutte antifasciste — devrait nous permettre de raconter une quête d'engagement dans laquelle résonnent plusieurs significations du mot essentiel de résistance
Dans cette anamorphose, j’espère qu'on saisira l’Estonie comme le centre symbolique d’une tonalité de résistance, une stimmung dans laquelle l’art résonne pour ce qu’il est en vérité depuis la nuit des temps : à la fois un espace de discernement et de transformation du monde. 

Notre enquête aura plusieurs étapes qui mobilisent ces images dialectiques chères à Walter Benjamin. Et si on ne sait plus vraiment où elle commence, ni où elle finit, on s’attachera simplement a saisir quatre images de résistances que l’attachement à l'Estonie permet de tenir ensemble.


On croisera un premier espace de discernement dans le moment de l'avènement d'une ethnologie au début du vingtième siècle (image 1), puis dans celui de la mobilisation de l’Estonie face au fascisme galopant de l'avant seconde guerre mondiale (image 2). Ensuite on en retrouvera certains des acteurs et actrices au cœur de l'antifascisme résistant du mitan du siècle (image 3). Enfin, on vérifiera que le souffle vital de la résistance trouve une source immémoriale dans l'économie (οἰκονομία / oikonomia) de certaines vies, dans une résistance moins spectaculaire mais tout aussi quotidienne que la ruralité estonienne et l'art vernaculaire éclairent. (image 4). 
L’ultime étape de notre sentier se jouera sans écriture, dans la joie que j’ai eue à retrouver et à partager à la lumière du présent ces douze objets qui témoignent tous de cette faculté de résistance consubstantielle à l'art. 

Cette résonance entre l'autrefois et le maintenant sera surtout une parabole pour comprendre que la résistance doit trouver toujours un chemin, en dépit des obstacles. 
Alors regardons-les ces choses, ces objets, ces œuvres, ces chefs-d'œuvre de l’ordinaire. Ils sont le point de départ et les témoins de l’histoire que vous allez lire. Ils sont des histoires contenues en une seule. Ils sont des supports de divination pour nous équiper face aux mauvais auspices du présent. À l’heure si grave où, par une terrible inversion du réel, le long et précieux combat antifasciste est fustigé, où le fascisme se glisse à nouveau en plusieurs espaces stratégiques, et où son idéologie fétide gagne du terrain dans les consciences et grignote l’état de droit partout ailleurs, l’organisation et la réflexivité sont plus que jamais nécessaires car « ce que le fascisme hait plus que toute autre chose est l'intelligence. » (Miguel de Unamuno). 

C'est la sottise qui est humiliante, pas la sagesse nous prévient l'auteur estonien Andrus Kivirähk, alors entrons ensemble dans une histoire de sagesse, là où des humains de cœur articulèrent résistance et art avec la sublime terre d’Estonie comme seuil de bifurcation.



Image 1 : Repenser l’humanité

 « Le dur contre le dur fait des étincelles. »
Proverbe estonien


Dans le paris Art déco des années 1920, l’anthropologue Paul Rivet, le philosophe Lucien Lévy-Bruhl et le sociologue Marcel Mauss rêvent d’un ouvroir — nouvel espace intellectuel — où ils pourraient enquêter et questionner la consistance de l’humanité, son commun, en participant à l’élargissement de l’ancienne focale occidentale coloniale. À Paris, depuis la fin du siècle précédent, le Musée d’ethnographie du Trocadéro -sous le patronage du ministère de l’Instruction publique- avait pour mission essentielle de documenter les cultures non occidentales des ères coloniales. Dans une dynamique quelque peu désuète et au sein d’un bâtiment vieillissant, il servait parfois d’ancrage intellectuel aux prétendus «bienfaits» de la colonisation. 
En prenant sa direction en 1928, Paul Rivet demande son rattachement à la chaire d’anthropologie du Muséum national d'histoire naturelle et, avec Mauss et Lévy-Bruhl, pose les bases d’une nouvelle discipline embrassant l’ensemble des terrains d’expression de toute l’humanité : l’ethnologie. Ils conçoivent un nouveau paradigme scientifique promouvant une approche globale et pluridisciplinaire de l’étude des sociétés humaines, intégrant les dimensions politiques, économiques, techniques, sociales, culturelles et psychologiques. Pour eux, linguistique, archéologie, préhistoire, anthropologie physique et ethnographie doivent collaborer à une science unifiée de l’humain.
Ce champ scientifique en devenir incarne une ambition, ils veulent réunir dans un futur musée les collections ethnographiques du Trocadéro et celles d’anthropologie physique et de préhistoire du Muséum. Dans le courant de ce que l’on nomme alors « le nouvel humanisme colonial » (sic) les trois animateurs du futur musée entendent développer les connaissances sur les multiples développements d’une humanité dont les infinies facettes témoignent non plus d’un rapport de domination percevant les cultures non-hégémoniques comme « inférieures » mais bien comme autres.

En amont des préparatifs de l’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne de 1937, le Musée du Trocadéro de Paul Rivet obtient des pouvoirs publics la création formelle d’un nouveau musée transformant l’ancien musée du Trocadéro : le Musée de l’Homme — de l’humanité aurait-on pu dire — qui sera inauguré dans le nouveau Palais de Chaillot créé sur les ruines de l’ancien musée. Des départements sont créés ou réactivés suivant des aires culturelles identifiées. Le Japon entre dans leur champ comme civilisation autre et non colonisée, tout comme l’Europe et même la France dont se chargera spécifiquement un certain Georges-Henri Rivière. Les collections françaises prennent place au sein d’un département dédié au sein de l’entité Musée de l’Homme, baptisé Musée National des Arts et Traditions populaires (MNATP), mais qui attendra lui aussi un futur espace de présentation qui ne sera réalisé qu’après la Seconde Guerre Mondiale. 
Le mouvement est néanmoins lancé, il ne s’agit plus seulement d’éclairer des lointains, mais d’œuvrer à la lecture du proche et de ce qui rapproche, de saisir ce qui est commun à toute humanité et de décrire l’échantillonnage des formes illimitées que ce commun prend au fil des espaces-temps.




Image 2 : Affronter le fascisme

Dès les premières ébauches du futur Musée de l’Homme entre 1928 et 1937, les collections européennes qui étaient déjà présentes à l’origine du musée du Trocadéro reprennent de la vigueur. Alors que l'Europe est témoin d'événements politiques inquiétants, les missions européennes se retrouvent au cœur de l’attention, cherchant à s’affranchir des préjugés inhérents à la pensée coloniale. Alors que l’Allemagne nazie salie l’occident de ses théories racialistes et racistes, l’enjeu devient crucial pour la communauté de chercheurs. « Paul Rivet voit dans l'étude approfondie de l'histoire culturelle des peuples européens un moyen de combattre efficacement les théories pseudo-scientifiques fascistes sur l'inégalité des races » (Missions du Musée de l’Homme en Estonie (MMHE), p. 35) car comme aime à le rappeler Rivet « L'humanité est un tout indivisible, le produit d'un immense métissage, qui a commencé à l'époque quaternaire! (...) Nous sommes tous des chiens de rue! »
Rivet et son équipe entendent ainsi, par leur action intellectuelle, lutter contre ce racisme qui repose sur une confusion entre l'idée de race et celle de culture. Paradoxalement -sans nécessairement remettre en cause la colonisation elle-même- ils envisagent que « face à la vague raciste qui menace le monde (…) notre œuvre est un défi au racisme, un arsenal où tout visiteur réfléchi trouvera des armes impeccables (…)(contre) les attaques haineuses des ennemis de l’humanité. » (Jacques Soustelle)

La présence des mondes nordiques est alors essentielle aux collections notamment les ethnographies balte, finno-ougrienne et scandinave. À l’heure où le fascisme du IIIe Reich détourne les mythologies germaniques et nordiques pour forcer sa rhétorique aryaniste, il apparaît urgent à ces chercheurs de documenter et d’éclairer la vraie matière des diverses civilisations nordiques dans l’histoire européenne qui doit d'ailleurs bien davantage à ces aspects que ce que le tropisme gréco-romain hégémonique ne laisse trop souvent supposer. 
C’est ainsi que sur l’initiative de l’historien de l’art médiéval Jurgis Baltrušaitis (1903-1988), professeur d’histoire de l’art à l’université de Kaunas, diplomate attaché à la légation de Lituanie en France et gendre du célèbre historien de l’art Henri Focillon, le Musée de l’Homme, organise dès 1935, la première exposition française consacrée à l’art de l’aire baltique : Art populaire baltique. Estonie-Lettonie-Lituanie avec des œuvres gracieusement prêtées par les musées de Riga, Tartu et Kaunas. 
Au sein du Musée, un personnage central de notre histoire, Boris Vildé, participe déjà bénévolement à l’organisation de l’exposition. Spécialiste de l’Europe du Nord et auteur d'un article sur les races de l’Europe, il insistera en 1939 : « il existait une langue aryenne, pourtant pas de race aryenne. Les grands groupes ethniques —Germaniques, Celtes, Latins, Slaves— formaient des unités linguistiques et culturelles définies. Mais aussi loin que l’on puisse remonter dans le temps, l’on ne découvrirait pas d’homogénéité raciale au sein de ces groupes. ».

Affiche de la première exposition Art populaire baltique à Paris (1935) + Photo d’identité de Boris Vildé (vers 1935)


Originaire d’une famille russe exilée dans la belle Tartu en Estonie à partir de 1919, Boris Vildé (1908-1942) écume la bohème littéraire de l’entre-deux-guerre jusqu’à sa rencontre décisive, en 1932, avec André Gide en marge d’une conférence que donne ce dernier à Berlin. Vildé, qui a déjà participé en Allemagne au mouvement de protestation contre la montée du nazisme, a été brièvement emprisonné dans cette Allemagne nazie qui inaugure sa terrible politique d'oppression tandis que l'occident complice fait mine de ne pas voir la violence manifeste des mots qui anticipent de bien peu les actes qui se multiplieront dès l'année suivante en 1933. Conscient de la situation politique et de l’empressement coupable des élites économiques allemandes à composer avec Hitler, Gide conseille à Vildé de fuir l’Allemagne et il se propose même de l’aider à s’installer à en France.

Boris Vildé arrive à Paris la même année (1932), et il rencontre rapidement Paul Rivet par l'intermédiaire de Gide. Le jeune homme veut absolument intégrer l’équipe du Musée, « tout lui convient dans ce musée: son projet ambitieux, ses positions idéologiques humanistes et progressistes, son équipe motivée et soudée, son ambiance à la fois sérieuse et festive. Il est admiratif de son directeur, Paul Rivet, pour sa stature de grand scientifique, anthropologue et américaniste, pour ses engagements antifascistes et antiracistes. Vildé, qui fréquente les cercles littéraires russes de Paris et la bohème de Montparnasse, apprécie aussi l'ouverture du Musée de l'Homme aux avant-gardes artistiques. »  (MMHE, p. 46). 
Le directeur du musée de l’Homme lui conseille de poursuivre des études, Vildé se concentre alors sur une licence de langue japonaise délivrée par l'École nationale des langues orientales vivantes tout en s’impliquant d’ors et déjà bénévolement dans la vie du Musée. Séduit par l’approche intellectuelle de Rivet et en complicité avec sa conscience politique, leur rencontre ne doit rien au hasard, elle est le fruit d’une idée de Gide pour accueillir le jeune homme dans un milieu capable de saisir sa richesse dans le contexte déjà difficile de la France de l’époque. Face à la vague noire en Italie, brune en Allemagne, face au dévoiement de l'idée communiste par Staline en URSS, chaque camp politique compte ses forces et les débats se font de plus en plus crispés, la tension est notable entre les milieux de gauche et la droite conservatrice et sa nécessaire extrême droite -toutes deux galvanisées par les « victoires » des extrémistes au-delà des frontières. 
À titre d’éclairage, l’exposition du Musée de l’Homme Art populaire baltique. Estonie-Lettonie-Lituanie est montrée à Paris entre la crise antiparlementaire fasciste incarnée par la manifestation du 6 février 1934, et l’arrivée au pouvoir du Front populaire en mai 1936, au cœur de ces deux années folles où le paysage politique institutionnel tremble.
La vie de Vildé s'ancre néanmoins en France, il rencontre et épouse Irène Lot, fille de l’historien Ferdinand Lot, en juillet 1934 et obtient la nationalité française le 5 septembre 1936. La période est passionnante pour le jeune homme qui « sera témoin et acteur d'un formidable bouillonnement intellectuel, qui marque le Musée de l'Homme dans ces années trente. Il bénéficiera en outre de ses structures scientifiques novatrices. Il contribuera à la préparation de l'exposition sur les pays baltes, en 1935, et à l'échange des collections entre le Musée de l'Homme et les musées ethnographiques de Tartu et d'Helsinki. » (MMHE, p. 46)

Tout en obtenant un autre diplôme en langue allemande à la Sorbonne en 1937, Vildé continue d’être chargé de mission au département des civilisations arctiques du Musée de l’Homme. C’est là qu’une seconde étape décisive s’articule à l’exposition de 1935 lorsque est aussi envisagé le projet de mission, une enquête de terrain, dans les pays baltes et en Finlande s’inscrivant dans la vision de l’enseignement de l’Institut d’Ethnologie créé par Rivet et rattaché dès 1925 à l’Université de Paris. Alors unique formation d’ethnologues en France, les cours dispensés par les grands spécialistes de l’époque — Paul Rivet lui-même, Marcel Mauss, Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Cohen, Jacques Millot, Henri Breuil, Henri Labouret, entre autres — ont pour objectif de transmettre les fondements théoriques de l’ethnologie dans ses multiples dimensions et d’initier les étudiants aux méthodes de l’enquête de terrain. 
Ces étudiants forment peu à peu la future relève de cette première génération, l’enthousiasme suscité par la perspective novatrice du musée permet à ses membres bénévoles de venir prêter main-forte à ce qui apparaît quasiment comme une résistance intellectuelle aux périls de l’époque.



Lorsqu’il propose à Rivet d’organiser et de mener une future campagne de collecte pour l’été 1937, Boris Vildé décide de consacrer son attention sur l’Estonie qui lui est chère. Il est accompagné d’un autre volontaire lui aussi d’origine russe, Léonide Zouroff qu’il avait rencontré, aux alentours de 1933, dans des cercles littéraire russes de Paris. L’Estonie n’est alors que difficilement cernable par l'ethnologie française, ce territoire de langue finno-ougrienne, comme sa voisine la Finlande sur la rive nord du golfe du même nom, est synonyme d’histoire complexe car elle occupe depuis des siècles une position culturelle charnière entre l'Europe de l'Ouest et de l'Est. Cette position intermédiaire a façonné le visage de sa culture populaire ancestrale en lui conférant un caractère unique que les ethnologues s'efforcent alors de comprendre. Située sur la côte orientale de la mer Baltique, son histoire a le plus souvent été marquée par des dominations étrangères. Au Moyen Âge, l'Estonie est d’abord conquise par les chevaliers teutoniques. Ses relations avec la Ligue hanséatique durant le Moyen Âge marquent son développement économique, urbain et culturel avant qu’elle ne passe successivement sous diverses dominations : domination danoise, suédoise puis russe. Profitant du flottement entourant la révolution d’octobre 1917, l'Estonie déclare son indépendance en 1918 et se dote d'une constitution dès 1920. Cette autonomie est de courte durée car en 1940 elle sera annexée par l’Union soviétique, puis occupée par l’Allemagne nazie durant toute la Seconde Guerre mondiale, avant de retomber sous tutelle soviétique jusqu’à l’effondrement du bloc de l’Est et sa dissolution. 
Mais à l’heure où Vildé et Zouroff envisagent leur mission la jeune démocratie estonienne demeure dans la joie de sa nouvelle autonomie mais l’emballement des relations diplomatiques à l’aube de la guerre rend déjà incertaine sa position, prise en étau entre l’Allemagne Nazie et l’URSS de Staline.
Ensemble, Vildé et Zouroff échafaudent le projet d’une enquête de terrain dont l’objectif est d’arpenter la terre estonienne pour y « décrire tout ce qui peut être décrit » selon les mots de Marcel Mauss. Cette mission -trop oubliée jusqu’à la formidable publication de 2017 dirigée par  Tatiana Benfoughal, Olga Fishman et Heiki Valk - s’inscrit pourtant dans le contexte des fameuses missions de terrain du musée dont les cas les plus illustres sont bien mieux connus qu’elle : la mission Dakar-Djibouti de Marcel Griaule et Michel Leiris (1931-1933); les missions à l'île de Pâques d'Alfred Métraux et Henri Lavachery (1932-1935); la mission Sahara-Cameroun de Marcel Griaule en 1936; la mission de La Korrigane en Océanie (1934 1936); la mission au Japon d'André Leroi-Gourhan (1937-1939); la mission au Groenland de Paul-Émile Victor (1934-1937); les missions dans l'Aurès, en Algérie, de Thérèse Rivière et Germaine Tillion (1935-1940); la mission au Brésil de Claude Lévi-Strauss (1935-1936). 

À l’été 1937, les deux ethnologues se lancent ainsi dans un périple ayant pour but de rassembler le plus grand nombre possible d’objets et d’informations s’y rapportant. Le sujet est déjà au cœur de leurs recherches depuis plusieurs années. Après une première enquête documentaire en 1935, Léonide Zouroff commence à s'intéresser aux cultes animistes vernaculaires européens notamment ceux liés aux arbres, pierres et sources sacrés dans la région du Setumaa (ou Setomaa en français), territoire charnière entre l’Estonie et la Russie. Avec Boris Vildé, ils prennent pleinement conscience de l’importance de ces pratiques païennes dans le monde paysan qui concentre alors le cœur de leurs recherches. 
Les croyances d’Estonie sont une énigme, un tissage de brumes et de feu. Elles mêlent les anciennes pierres et les croix neuves, le vent des forêts et les prières des églises. Entre le seizième et le dix-neuvième siècle, le « peuple de la terre » vivait en frère avec sa terre : chrétien par les lèvres, païen par le cœur, il priait Dieu, mais savait aussi que les rivières ont des voix et les arbres des âmes.
Les anciens chantaient la naissance du monde dans des vers aussi vieux que la lumière — un cosmos né de l’œuf d’un oiseau surnaturel. Deux noms flottaient alors, portés de bouche en bouche, de village en village : Peko et Tõnn.
Peko, dieu du Setumaa, liait le feu, la fertilité et la mémoire des ancêtres. Il pouvait n’être qu’une flamme, une statue de bois ou une simple chandelle, mais sa puissance résidait dans l’invisible. À l’automne, après les moissons, ou lors de la Pentecôte, à la Saint-Jean, à la Chandeleur, on sortait sa figure du grenier à grains. Les hommes de sociétés secrètes l’entouraient de chants et de respect. On lui offrait de la laine, de la nourriture, un peu de la chaleur humaine. Il gardait les bêtes et les récoltes, et dansait dans la flamme qui veille la nuit.
Tõnn, plus discret, demeurait l’esprit de la maison. Il portait le nom de saint Antoine, mais son souffle venait d’un monde plus ancien. On le connaissait surtout dans l’Ouest, autour de Vändra. Il était parfois invisible, parfois logé dans une poupée de chiffons, un os poli, une statuette de bois, ou une bougie de cire. Il veillait sur le pain, le berceau et le feu du foyer. Ainsi l’Estonie ancienne vivait entre deux souffles — celui des saints et celui des esprits, entre la croix et la forêt, entre la prière et le chant.
Et dans cette alliance fragile, ce monde gardait encore son mystère que les deux jeunes ethnologues espéraient éclairer.
Zouroff identifie de nombreux sites sacrés — pierres levées, arbres, sources et cours d’eau — et documente les rituels associés à chacun de ces lieux. Pour comprendre leur signification, il croise enquêtes orales, observations et recherches archéologiques comprenant vite qu’une interprétation profonde nécessite de prendre en compte l’histoire complexe entre les anciennes croyances des Slaves et des Finno-Baltes et la tradition orthodoxe. De son côté, Boris Vildé travaille sur la figure de Peko, dieu vénéré par les populations autochtones Setos d’Estonie. Cette recherche le pousse à mener des enquêtes orales approfondies qui confortent ce thème comme sujet de son doctorat à l’École des Hautes Études, en 1937. 
Ses notes et rapports de l’époque témoignent de l’importance de cette recherche à ses yeux, il imagine même un projet d’institut finno-ougrien qui permettrait d’affiner la perception de cette population concentrée entre la Finlande et l’Estonie -avec des poches de population en Lettonie, en URSS et jusqu’en Hongrie- et dont le mode de vie demeure singulier en Europe.

C’est nourri de ces savoirs qu’ils appréhendent le terrain. Le monde change, il y a des choses qui sombrent dans l'oubli, d'autres émergent. (Andrus Kivirähk) Les collections muséales occidentales sont alors prises de cette « frénésie de collecte » qui accompagne la disparition programmée de mondes face au grignotage de l’uniformisation occidentale : « Avant qu'il ne soit trop tard, il importe de combler les lacunes qui déparent notre musée et d’augmenter par de nouvelles acquisitions les richesses inestimables qu'il possède déjà pour certains contrées. » (MMHE, p. 44). Vildé et Zouroff vont ainsi rapporter 384 artefacts, dont la fonction muséographique est éclairée par les conditions de l’époque.
L’objet ethnographique est perçu avant tout comme un témoignage, concept formulé dès les années 1920 par Rivet, Rivière et Mauss sous le terme d’« objet-témoin ». En tant que produit d’une culture, l’objet-témoin reflète les dimensions économiques, techniques, sociales, religieuses et esthétiques des sociétés, contribuant ainsi à la compréhension de leurs modes de vie. Les chercheurs dans leur collecte suivent les Instructions sommaires pour les collecteurs d'objets ethnographiques: « Une collection d’objets systématiquement recueillis est un riche recueil de "pièces à conviction" […] plus révélatrices et plus sûres que les archives écrites. » Mauss affirme que « les collections de musée restent le seul moyen d’écrire l’histoire », tandis que Griaule parle d’un « témoin rassurant » accompagnant toute enquête. L’objet est donc jugé avant tout pour sa valeur testimoniale  : «  une collection d’objets ethnographiques n’est ni une collection de curiosités, ni une collection d’œuvres d’art. L’objet n’est pas autre chose qu’un témoin qui doit être envisagé en fonction des renseignements qu’il apporte et non pas d’après sa valeur esthétique. »  
Sur ce point, d'autres approches sont aujourd'hui audibles, nous en discuterons plus en profondeur plus loin dans notre récit. (voir infra, Images ∞)

À leur retour, les objets collectés par Zouroff et Vildé intègrent directement les présentations des collections européennes du Musée. À l’été 1938, le duo prolonge son enquête de terrain en projetant à nouveau l’arpentage de l’Estonie, de la Finlande voisine et des deux autres pays dits baltes, la Lettonie et la Lituanie. La mission ne couvrira que la partie estonienne et finlandaise du projet car la situation se tend dramatiquement en Europe. Pour autant, Vildé ne désespère pas, mais alors qu’il envisage d’entreprendre un troisième voyage d’étude dans les territoires subarctiques sámi suédois et finlandais avec l’aide de Paul-Émile Victor, l’Europe plonge dans une guerre généralisée. Enfin officiellement nommé « aide technique au titre de la recherche scientifique » en mars 1940, Vildé est mobilisé dans l’armée française dans le Jura, il est fait prisonnier par les nazis le 17 juin 1940 . 
Il réussit à s’évader et regagne Paris dès début juillet. Démobilisé au bénéfice de la débâcle, il renvient au Musée et prend dès lors la direction du département des peuples polaires pour se consacrer officiellement à ses analyses sur les espaces nordiques.




Image 3 : Résister

« Rien n'est plus important que d'arrêter le fascisme parce que le fascisme nous arrêtera tous»
Fred Hampton


À cette date la situation géopolitique oblige déjà Boris Vildé. Il a, en réalité, déjà renoncé pour une large part à ses enquêtes scientifiques pour basculer corps et âme dans le réseau de résistance qu’il va mettre au point – au sein du musée – avec quelques autres. Cet engagement fait écho à ses recherches. Dès « 1938, soucieux de contrer les théories nazies, Boris Vildé rédige un article sur la question des races, qui sera publié en 1939 dans la revue Races et Racismes. Fidèle à ses positions progressistes, il y remet en cause la notion de «race aryenne», bien avant ses confrères raciologues. Pour Vildé, la population européenne étant dès les temps préhistoriques « le produit du brassage complexe de plusieurs races différentes », il faut « renoncer à chercher en Europe des populations de race pure ». Il insiste sur le fait que les données anthropologiques ne peuvent servir de base à une étude ethnologique des populations de l'Europe. « Les différents stades de civilisation que nous distinguons sous la couche plus ou moins uniforme de ce que l'on appelle la culture occidentale, sont déterminés par des conditions d'ordre géographique et historique, non par des différences de races. Enfin, il conclut que le problème d'une race aryenne n'existe pas, ne se pose même pas. » (MMHE, p. 95-96).
Le temps de l’analyse est suspendu, commence celui de l’action résistante militante. Durant la guerre, le musée ne ferme pas ses portes mais fonctionne à un rythme réduit. Des collections sont évacuées hors de Paris et une partie des équipes fuit la capitale. 
Dès l’été 1940, Boris Vildé entame ses premières activités de résistance contre l’occupant allemand, en compagnie d’intellectuels parisiens et de collègues du musée. Le groupe se constitue alors en un mouvement appelé le Comité national de salut public, que les historiens désignent aujourd’hui sous le nom de « Réseau du musée de l’Homme ». Il s'agit de l’un des tout premiers noyaux organisés de la Résistance française au nazisme.
Paul Rivet, à la direction du musée de l’Homme depuis 1928, est depuis longtemps engagé contre le fascisme. Il préside depuis sa création, le 5 mars 1934, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Lors de l’entrée des troupes allemandes dans Paris, en juin 1940, il affiche sur les grilles du musée le poème If de Rudyard Kipling, comme un acte de défi. Il adresse également par voie de presse une lettre ouverte au Maréchal Pétain, dans laquelle il s'expose sans ambiguïté : « Monsieur le Maréchal, le pays n’est pas avec vous, la France n’est plus avec vous. » 

« Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir (...)
Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour, pourtant lutter et te défendre (...)
Si tu peux supporter d'entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d'entendre mentir sur toi leur bouche folle,
Sans mentir toi-même d'un seul mot (...)
Si tu peux conserver ton courage et ta tête quand tous les autres les perdront  (...)
Tu seras un Homme, mon fils ! »

If (extraits), Rudyard Kipling (dans la traduction libre d'André Maurois (1918) utilisée par P. Rivet)

Ce premier groupe d’opposition au régime de Vichy et au nazisme se réuni d'abord dans les locaux du musée. Il est composé d’Yvonne Oddon, bibliothécaire, de son compagnon Anatole Lewitsky et de Boris Vildé. Ce noyau initial se structure bientôt en un « secteur » clandestin, dirigé par Vildé, et qui prend sa forme définitive en octobre 1940. Encouragé par Paul Rivet, un premier tract est dactylographié, le réseau s’agrandit rapidement. Il accueille de nouvelles figures : Agnès Humbert, issue du musée des Arts et Traditions populaires ; le sociologue Georges Friedmann, alors installé en zone libre ; Denise Allègre, bibliothécaire au musée de l’Homme ; Paule Decrombecque, bibliothécaire à l’université de Paris ; Armand Boutillier du Retail, conservateur au centre de documentation de la Bibliothèque nationale, ainsi que son épouse Lucie. À eux s’ajoutent Raymond Burgard, René Iché, Déborah Lifschitz, Claude Aveline, Marcel Abraham, Jean Cassou, Pierre Brossolette, René-Yves Creston, Geneviève de Gaulle, Abraham Zemsz, et bien d'autres encore.

À l’automne 1940, le réseau de Boris Vildé élargit son champ d’action en se rapprochant d’autres groupes. Il regroupe alors une centaine de membres répartis en huit groupes, chacun spécialisé dans des activités précises : l’aide à l’évasion de prisonniers — notamment par la fabrication de faux certificats médicaux et la mobilisation de passeurs —, la propagande avec la création de deux journaux clandestins — Résistance (septembre 1940) et Vérité française (décembre 1940) — ainsi que le renseignement, grâce à la collecte d’informations destinées à Londres. Il se lie ainsi au secteur dirigé par Maurice Dutheil de La Rochère (environ 50 membres), et à celui animé par Paul Hauet et Germaine Tillion (près de 80 membres). Ces groupes s’implantent non seulement en zone occupée, mais aussi dans plusieurs villes de la zone libre, telles que Bordeaux, Perpignan, Toulouse, Lyon et Vichy.
Au Musée de l'homme, afin de ne pas éveiller les soupçons de la police française ni ceux des Allemands, les membres du réseau se dissimulent derrière une fausse société littéraire baptisée Les Amis d'Alain-Fournier. Ils utilisent la bibliothèque du musée comme point de contact : Yvonne Oddon y reçoit des lettres et des appels téléphoniques, et organise les rendez-vous pour « Maurice » (nom de code de Vildé) et « Chazalle » (celui de Lewitsky).
Leurs premiers tracts paraissent dès août 1940, dont l’un, intitulé Vichy fait la guerre, est diffusé à plusieurs centaines d’exemplaires. Peu après, le groupe lance un journal clandestin. Le choix du nom est le fruit d’une conversation entre Yvonne Oddon et Boris Vildé dans la bibliothèque : Yvonne, issue d’une famille protestante, imagine le titre Résister !, en référence au mot gravé par des prisonnières huguenotes dans la tour de Constance, à Aigues-Mortes. Ils tranchent en faveur de Résistance, un mot qui n'est pas encore l'expression historique qui donnera son nom à tout un mouvement pluriel, nébuleux et secret. Dans le premier éditorial leurs voix nécessaires insistent : « résister, c'est déjà garder son cœur et son cerveau ». 


Premier numéro de Résistance, source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France 


Cinq numéros seront publiés entre décembre 1940 et mars 1941, le dernier – rédigé par Pierre Brossolette – étant daté du 25 mars 1941, peu avant le démantèlement du réseau. 
C’est en réalité une infiltration qui précipitera la chute du groupe. Boris Vildé tombe dans un piège tendu par un certain Ameline, en réalité Albert Gaveau, agent du capitaine SS Doering et en fait son homme de confiance. En zone sud, Vildé tente d’étendre le réseau et prend contact à Toulouse, Marseille, Lyon et sur la Côte d’Azur, où il rencontre notamment André Malraux, qu’il tente, en vain, de convaincre de rejoindre la résistance. Mais deux employés du musée, Fédorovsky et sa maîtresse, Madame Erouchkovsky, tous deux d’origine russe, dénoncent les activités du réseau à la police française. Leurs informations, mais surtout celles fournies par le traître Gaveau, permettent les premières arrestations.
Dès janvier 1941, Léon-Maurice Nordmann est arrêté alors qu’il distribuait Résistance. Rivet arrive à être exfiltré vers la Colombie. Le 10 février, Anatole Lewitsky et Yvonne Oddon sont à leur tour capturés, suivis quelques semaines plus tard par Agnès Humbert. Boris Vildé lui-même, pressé de rentrer à Paris par Gaveau qui referme son piège, est arrêté place Pigalle par la Gestapo. Germaine Tillion prend brièvement la tête du réseau, mais elle est arrêtée en 1942 et déportée l’année suivante à Ravensbrück. Elle témoignera plus tard devant le juge d’instruction près la cour de justice du département de la Seine : « Deux employés du Musée de l'Homme, tous deux d'origine russe, nommés Fedorovsky et sa maîtresse la femme Erouchkovsky, connaissant d'une manière très vague l'activité de résistance de Vildé, de Lewitsky et d'Yvonne Oddon, avaient spontanément été les dénoncer à la police. C'est à la suite de la dénonciation (...) que fut faite la première série d'arrestations du Musée de l'Homme en février 1941. J'ai dit "arrestations" et non inculpations car la plupart des gens arrêtés ce jour-là furent relâchés, et ceux qui furent maintenus en état d'arrestation, Lewitsky et Yvonne Oddon, le furent grâce à la suite de l'enquête dont tous les éléments étaient fournis par Albert Gaveau. »
Boris Vildé passe onze mois en détention, d’abord à la prison de la Santé, puis à Fresnes à partir du 16 juin 1941. C’est là qu’il rédige son Journal et ses Lettres de prison, témoignant d’un engagement indéfectible. Le procès du réseau débute en janvier 1942 devant un tribunal militaire allemand présidé par le capitaine Ernst Roskothen. Pour l'occupant, les condamnations doivent faire office d'exemple. Le 23 février 1942, Boris Vildé, Anatole Lewitsky sont fusillé au fort du Mont-Valérien, aux côtés de cinq de leurs compagnons d’armes Pierre Walter, Jules Andrieu, l'avocat du collectif Léon-Maurice Nordmann, Georges Ithier et le jeune René sénéchal. Yvonne Oddon malgré sa place centrale, voit quant à elle sa peine heureusement commuée en déportation ; elle en reviendra en avril 1945 et s'engagera à témoigner.

Affiche commémorative de la résistance (1943)


En cet hiver 1942, la chute est aussi vertigineuse que violente, mais toute résistance a ceci de magique qu’elle excède les limites de la vie humaine, qu'elle croît, se métamorphose, s'amplifie servit par des vies de luttes qui n’y suffiraient pas à elle seules. 
La résistance est toujours surgissante face à l’indécence du réel tel qu’il est ; même lorsque « Dieu tarde quelquefois à punir les méchants. » (Proverbe estonien).

Que la mort semble vaine pourtant. Jean Paulhan, dès février 1944, témoigne dans ses Cahiers de la Libération : « je sais qu'il y en a qui disent: ils sont morts pour peu de chose. Un simple renseignement (pas toujours très précis) ne valait pas ça, ni un tract, ni même un journal clandestin (parfois assez mal composé). À ceux-là il faut répondre: "C'est qu'ils étaient du côté de la vie. C'est qu'ils aimaient des choses aussi insignifiantes qu'une chanson, un claquement de doigts, un sourire. Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu'à ce qu'elle étouffe. Elle n'étouffera pas sans t'avoir piqué. C'est peu de chose, dis-tu. Oui, c'est peu de chose. Mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus d'abeilles.»
Dans ses carnets de prison Vildé, lui, écrit une dernière fois avec la clarté qui est la sienne: « Le procureur est venu faire ma connaissance. Il m'a promis de demander et d'obtenir ma tête; cela ne m'a pas impressionné, et pourtant j'aime la vie, dieu, que je l'aime! Mais je n'ai pas peur de mourir. Être fusillé, ce sera en quelque sorte un aboutissement logique de ma vie. 
Finir en beauté.
(...)
Il me reste le sens de la beauté, la liberté de m'envoler en pensée vers ceux qui me sont chers, d'évoquer les paysages ou images qui m'ont ému. Cela vous ne pouvez le tuer, Messieurs mes geôliers! (...) La mort. Je n'ai ni peur ni mépris. L'amour. Vaincre la mort, c'est l'aimer.
(...) Quelle imbécillité de croire à l'anéantissement, tout ce qui fut existe dans l’éternité. Le temps n'est qu'une fiction. Lucidité, immense clarté, certitude absolue.(...) L'amour de la mort, c'est le sommet de l'amour de la vie. »

Bientôt, heureusement, la nauséabonde pensée suprémaciste sera défaite.
Pour un temps du moins.

« Finir en beauté.
Il me reste le sens de la beauté, la liberté de m'envoler en pensée vers ceux qui me sont chers, d'évoquer les paysages ou images qui m'ont ému. Cela vous ne pouvez le tuer, Messieurs mes geôliers!»
Boris Vildé


 

Image 4 : À l'origine, l’art, c’est ce qui résiste

À ce stade de notre tentative pour discerner les lignes invisibles d’une constellation résistante, l’Estonie semble s’être éloignée de notre horizon malgré l’aura puissante de son rôle et de son souvenir dans l’engagement de ces militants du Musée de l’Homme. 
En réalité, c’est pour nous le moment où cette constellation trouve une apparence d’image première, celle d’un chemin court-circuité par un passé où l’Estonie n’est pas seulement la toile de fond articulant les premières étapes de notre récit, mais l’espace singulier qui rend ici possible une rencontre avec l’idée même de résistance. On pourrait même dire que l’histoire que vous venez de lire n’est en réalité que le palimpseste d’une autre histoire plus ancienne, non écrite.
Cette histoire, c’est celle des objets aujourd’hui réunis et présentés dans cette exposition en ligne en résonance au geste de résistance de cette précieuse constellation dont la voix demeure dans les précieuses collections muséales réunies par Vildé et Zouroff il y a près d’un siècle.


On pourrait légitimement se demander à quoi bon s’intéresser aujourd’hui à ces objets d’un autre âge, d’un autre monde, sauf à rejouer l’exposition de 1935 et les collectes de 1937-38 ? 
Les mots poignants de Vildé seraient déjà une réponse en soi, suffisante, « Il me reste le sens de la beauté, la liberté de m'envoler en pensée vers ceux qui me sont chers, d'évoquer les paysages ou images qui m'ont ému » mais pour répondre à cette objection, il nous faut comprendre que cette redécouverte de l’Estonie ancienne s’apparente aussi à une formidable mise à l’épreuve. Il faut croire profondément à la puissance résistante de tout art paysan pour vouloir collecter aujourd’hui ces précieuses œuvres paysannes estoniennes. Et si de prime abord de tels artefacts semblent légitimement avoir perdu leurs usages, il nous faut questionner cette apparente perte, tâcher de comprendre si une perte d’usage est nécessairement une perte de puissance ? 
Je pense résolument autrement et j’aimerais le partager avec vous.

Pour ma part, j’ai souvent affirmé ma conviction que les objets racontent des histoires et qu'écouter leur voix permet de rompre avec leur prétendu mutisme, avec leur prétendue matérialité silencieuse. Tenter à nouveau une approche qui se donne l'attention nécessaire permet de saisir comment ces choses s'articulent dans le foisonnement de nos vies. Pour ce faire, il nous faut nous souvenir (ou reconnaître enfin) que les choses ne sont pas le décor additionnel de nos existences humaines, que l’art contenu dans les choses n'est pas non plus un exutoire ou une distraction à l'usure du vécu que présente la banalité quotidienne. 
L’art est bien une faculté humaine à penser le monde. Il désigne l’habileté sensible par quoi l'humain assure sa présence au monde. L'art est l'intensité qualitative qui auréole nos pratiques quotidiennes, qui en assure la consistance, c'est la qualification d'une certaine attention dans le faire et dans l'être.
 
L'art est radicalement quotidien.

En nous interrogeant sur le régime d'attention propre à l'art vernaculaire -l'art préindustriel de fabriquer soi-même des objets pour sa vie quotidienne-, nous touchons ainsi du doigt les manières de communautés qui depuis la nuit des temps ont initié un rapport plus juste et plus harmonieux à l'usage du monde. 
Attention, ne nous trompons pas, il n'est pas question de fantasmer le rapport à la terre des paysans et pêcheurs d’Estonie ou d’ailleurs, mais de nous y rapporter autrement. Il s’agit de dépasser le point aveugle de l'illusion d’une quête d'un époque ancienne vertueuse qui s'opposerait au modèle productiviste et à son saccage pour interroger notre passé commun. Il s'agit de se demander ce que l'on peut en faire ici et maintenant.

Au sein de la modernité (du 16e siècle à nos jours), les pratiques vernaculaires — artisanales ou ad hoc — ont dessiné des usages non prédateurs, des modalités qui respectent la vie à toute échelle et demeurent loyales aux liens de dépendance qui unissent tout le vivant. Ce folk art qu'on le nomme paysan, populaire, vernaculaire est toujours un art de l'usage responsable, un usage militant et résistant de nos vies. 
Par son rapport à la matière, au territoire, par l'attention portée au souffle du quotidien, par l'humilité ambitieuse et discrète qu'il suppose, ce que l'on appelle « l'art du peuple, l'art produit par le travail quotidien des humains pour leur usage quotidien » (William Morris), forme même —j'y insiste sans relâche— une des expressions artistiques les plus précieuses de notre humanité.

Nous intéresser à de tels chefs-d'œuvre discrets, ce n’est pas seulement témoigner au sens où l’envisageait ces pionniers du Musée de l’Homme. Ce n'est pas non plus viser la reconnaissance tardive ou l'ennoblissement d'œuvres négligées par une historiographie qui tient pour valable le caractère dominant ou servile, noble ou ignoble d'une forme d'art.
C’est, bien au contraire, rassembler et tenir lié ensemble ce que les appréciations dominantes ont de longue date opportunément tenu à distance : une certaine éthique du faire en dialogue avec la matière et son rapport existentiel à une quotidienneté. C'est rendre justice à la puissance des savoir-faire qui s'exerçaient quotidiennement partout sur la planète jusqu'aux séparations modernes orchestrées par les académismes et leur nécessité de hiérarchies malheureusement reconduites sans fin depuis.

Dans la création vernaculaire, aucune règle esthétique ne domine, aucun goût hégémonique ne parade. Devant un besoin et des matières premières disponibles les artisan.es/paysan.es /terrestres qui exerçaient autrefois conjuguaient une foule de questions. Ce qui s'exerçait alors dans un projet, c'était la puissance de créer ce dont on a vraiment besoin. Cette puissance mobilisait l'attention à la matière, à ses propriétés matérielles et plastiques, à son imaginaire symbolique, et à des savoir-faire que les compagnonnages transmettaient sans en avoir l'air. 
Devant la nécessité d'un pétrin pour faire son pain, d’une coupe pour conserver des fruits et légumes, le terrestre d'antan se faisait compagnon de toutes celles et ceux qui l'avaient précédé devant ce besoin et cette capacité commune à faire le nécessaire pour y répondre : choisir un arbre, l'abattre, en prélever une section, y creuser une coupe en bois, c'est déjà faire son pain, c’est déjà y recueillir des fruits, c'est déjà nourrir ses enfants et les voir grandir. Le savoir est alors ce qu'il est de mieux : une relation au sein d'un écosystème, la reconnaissance des relations d'interdépendances qui obligent et activent l'appartenance commune à un milieu.
Au contact ajusté de ces formes d'art, on comprend enfin que mépriser la banalité et priser l’extraordinaire, c’est nous couper de nos perceptions sensibles les plus ordinaires, que ce qui est extraordinaire est loin de tout idéal. (Qu') il n’y a pas d’idéal qui surpasse l’ordinaire, car contre les apparences du présent, l'habituel est l’état ultime des bonnes choses. (Yanagi Sōetsu)

Dans l’Estonie rurale des siècles passés, cette quotidienneté s'inscrivait dans une perspective commune à beaucoup d'autres terroirs ruraux ou prémodernes. Les formes matérielles de la vie étaient très pérennes, les modes et besoins inventés par la mode bourgeoise des capitales européennes ne touchaient pas les campagnes où la vie quotidienne se tressait uniquement avec les besoins et les rites, les usages vitaux, les fêtes populaires, la célébration des personnes. 

Dans cette Estonie préindustrielle, le quotidien n'empêchait évidemment pas l'événement. Les jours de foire étaient un moment particulier d'intensité des vies. On se préparait à la foire comme on se prépare à une aurore. Ces jours-là, les maisons bruissent d’agitation : on va au sauna pour laver la fatigue de l’année, on brosse les habits du dimanche, on fait reluire ses bottes, on convient avec ses voisins du chemin à parcourir ensemble, et déjà, dans les cuisines, montent les parfums des provisions qu’on emporte. La foire, c’est une fête plus qu’un marché, une promesse plus qu’un échange et jusqu’au premier souffle du vingtième siècle, ces foires d’Estonie étaient les grandes pulsations du pays.
Elles fleurissaient autour des manoirs et des tavernes, des églises et des villages.
Elles rassemblaient les hommes et les bêtes, les étoffes et les voix, tout ce que la terre avait produit, tout ce que le cœur humain désirait. Là où les boutiques manquaient, elles étaient l’unique ouverture vers l’ailleurs : on y vendait ce que la ferme ne consommait pas, on y achetait ce que la vie réclamait au-delà des productions vernaculaires. Les saisons en guidaient le calendrier, en automne, lorsque les granges débordaient, ou à la fin de l’hiver, quand les champs dormaient encore sous la neige. Alors l’argent circulait comme une eau vive : on réglait les impôts, les salaires, l’école des enfants. Une fois dans l’année, on se sentait riche — riche d’avoir donné, reçu, et d’avoir vécu au milieu des siens. La foire ouvrait la campagne au vaste monde, la communauté à d'autres communautés. On y échangeait des nouvelles, des rires, des regards. Les jeunes s’y cherchaient des fiancé.es, les fermiers des bras pour l’été.
Les voyageurs venus de loin dormaient dans les tavernes pleines de chaleur et d’odeurs de pain. Et partout, la vie éclatait en couleurs : des cirques ambulants montraient des bêtes fabuleuses, des manèges tournaient lentement sous les cris des enfants, des jeux de force faisaient tressaillir la foule.
Au-delà de ce temps irrégulier, tout le reste était pensé et réalisé au sein du ménage. L'espace et le temps offraient aux humains des matériaux simples, bois de bouleaux et résineux, minerais courants, pierre, cuir, paille, et chacun de ces chefs-d'œuvre de l'art populaire d’Estonie est le témoin d'une transformation respectueuse s'appuyant sur les propriétés essentielle du matériau à portée de main. C'est toujours ainsi que la beauté se déploie dans le nécessaire. Tel.le paysan.ne habile de ses mains occupe les longues nuits hivernales à préparer le trousseau de la vie fermière : tamis, semoir, boîte à conserver les poissons.
Par fierté, on signe de ses initiales et on date parfois certains ouvrages qui se retrouvent intriqués aux saisons et au temps passant.
Celles et ceux qui créent savent où trouver la matière nécessaire, choisir une branche, un tronc, le nœud d'une souche ou la loupe d'un embranchement pour tirer le meilleur parti de la beauté présente. 
Tous savent l'attention et les égards nécessaires à ces emprunts au milieu de vie. Le bois utilisé est célébré ; s'il devait s’abîmer, il serait entretenu, réparé avec une attention qui témoigne d'un haut niveau de conscience du travail exécuté et des obligations que leur existence dicte à ses possesseurs. Les précieux fruits sont conservés dans des coupes profilées que le ciseau dégage d'une large pièce de bois. 
Chaque objet réussi sonne comme la voix d'une intervention discrète donnant à voir le meilleur des possibles, une forme surgie d'un dialogue serré et attentif entre l'habitant, un milieu et la matière, la vérité de qualités magnifiées par la simplicité du traitement. Ce que cernait déjà William Morris dans son industriel et lointain Londres « Dès le début, (les humains) voulurent que leurs maisons et leurs biens personnels fussent à la fois beaux et utiles. (...) Comment expliquer cela ? Pourquoi les hommes se donnaient-ils tant de peine ? Qui le leur avait enseigné ? Il n'est pas besoin de chercher bien loin le professeur. Tout ce qui vivait ou croissait autour d'eux, les montagnes et les rochers eux-mêmes — « ces squelettes de la terre » comme les appelaient les vikings — avaient le pouvoir de susciter en eux le sentiment diffus de la beauté. » (In Des origines des arts décoratifs, conférence prononcée en 1886.)
En 1936, dans son voyage vers le Nord, l'écrivain tchèque Karel Čapek sentait, à son tour, la même évidence « Il a dû en falloir, des longues nuits boréales, pour que les hommes prennent un couteau et se mettent à bricoler, à tailler, à sculpter (…) Que la nature humaine est créative ! (…) Des îles Fidji aux confins du cercle polaire, c’est partout la même chose: l’homme n’est pas seulement là pour trouver sa pitance, mais pour représenter le monde et créer des choses -pour leur beauté et pour son propre plaisir. »


Dans la ferme estonienne, tout est beau de bonté. Le panier à tout faire ou le semoir sont à eux seuls une leçon exemplaire de fonctionnalisme. Les merveilleux tamis utiles au vannage des céréales sont des merveilles, l’agencement de leur trame dessine des motifs uniques à la base de leurs attaches, il y a de la magie dans certains de ces objets, on dirait les tambours rituels ancestraux des populations installées plus au nord, dans l'Arctique qui passionnaient tant Boris Vildé.  
Une gourde, un panier, un pot sont autant d'opportunités de saisir la consistance d'un monde qui met tout le soin et la considération nécessaires à chacun des usages qui s'imposent à lui. Le vakk, et tous les contenants en écorces de bouleau au si merveilleux quadrillage ne font que célébrer la matière comme un don de la nature. Le temps les patine admirablement. Ils sont une beauté aussi vraie que celle de l'arbre qui a confié son écorce sans être mis en danger.
De même, les paniers en lattes de bois fendu de bouleau ou de pin, accompagnent chaque gestes de la vie ordinaire ; ils sont l'expression d'un soin admirable : les tressages sont des terrains de jeu où la sobriété apparente camoufle une virtuosité humble. Comme Vildé et Zouroff, près d’un siècle après leur découverte des folklores baltes, nous sommes subjugués d'autant de beauté si peu dispendieuse et si nécessaire. Ces objets ouvrent un espace de beauté et de vérité insondable, un espace où beauté et résistance quotidienne sont finement entrelacées. 

Ces choses témoignent aussi remarquablement des diverses manières d'appréhender une beauté déjà présente dans la vie. En sublimant un matériau auquel l'artisan reconnaît des qualités profondes ou en n'intervenant qu'à minima dans la mise en perspective d'une beauté fortuite qui préexiste à sa médiation, il s'agit d'abord d'exposer la beauté de la Terre, de la révéler dans le champ de l'humanité et de la considérer comme la juste évocation d'une commune parenté dans la nature. Ainsi faire, c'est renouer le dialogue avec les milieux qui nous entourent, converser - c'est-à-dire s'associer - avec les choses de façon loyale, ajustée, fervente et imaginative. 
Ce sens de l'art occupe l'espace qui tient ensemble la beauté d'une forme, l'intelligence de la création et l'efficacité d'un usage.

Aujourd'hui, même des siècles ou des décennies au-delà, il en reste la puissance de résistance quotidienne : ces objets apparemment désœuvrés sont encore œuvres. Ils disent l'ineffable, ils disent que l'art est une modalité et un moment, qu’il y art dès qu'une pensée reconnaît dans une chose le caractère infini du champ de sa signification.
 Car l'art est « le moyen où l'anonyme, en se maintenant constamment en relation avec un usage, tente d'habiter sa vie comme une forme de vie. Ce qui est en question n'est rien de moins que son bonheur. » (Giorgio Agamben) 

Se pencher encore sur ces choses, c'est donc entendre ce qui n'est plus dit — ce qui est dit autrement — et tenter de comprendre la richesse d'épaisseur d'un art dans lequel n'existe pas de distinction entre le dessin (les moyens) et le dessein (l'horizon). C'est habiter la bonté du monde, la conspiration du vivant et du non-vivant, c’est combattre le monde paramétré et confiné de l'économie moderne. C'est combattre pour une existence la plus emplie de joies possibles, car comme le ressentait avec acuité l’architecte finlandais Alvar Aalto au milieu du siècle, « Je crois que le combat et l’art, dans ce qu’il a de meilleur, sont au fond similaires, et intimement liés. Sans doute cette mystérieuse relation n’a-t-elle jamais été absente de l’art véritable ».


Image ∞: Repenser l'art comme constellation

Mais pouvoir rencontrer à nouveau ces pièces implique peut-être de ne plus contingenter l'art paysan à la qualité de témoignage anthropologique tels que Rivet, Mauss et Lévy-Bruhl l’avaient envisagé dans le début de ce texte.
Il importe au contraire de remettre ces choses dans une perspective ajustée, nourrie de la conviction que l’art paysan témoigne d'une manière d'être valable pour tout art, pour l’art en général, pour l’art de composer des mondes au sein de l’humanité.
Dans la correspondance qui unit les deux penseurs, Théodore Adorno formulait à l’adresse de son ami Walter Benjamin une remarque qui demeure pour nous bien utile : « En cela que la valeur d'usage meurt dans les choses, celles-ci, devenues étrangères, sont vidées, et attirent des significations en tant que chiffres. La subjectivité s'en empare en y projetant des intentions de désir et d'angoisse. Du fait que les choses isolées apparaissent comme les images des intentions subjectives, celles-ci se présentent comme archaïques et éternelles. Les images dialectiques sont des constellations entre les choses devenues étrangères et une signification naissante, suspendues dans l'instant de l'indifférence entre mort et signification. »  
Vu d'aujourd'hui, ce qui m’intéresse dans cet art estonien ancien c'est donc de voir à quel point ses manières sont une voie à même d'opérer un resurgissement. Mon idée n'est nullement de fantasmer des cultures du passé parce qu’elles auraient disparu. Aucune nostalgie ici pour un monde rude où, en cas de crise, la vie s’apparentait parfois à une survie. 
Mon travail d'historien n'est plus seulement guidé par la volonté de conservation, de témoigner du passé, mais consiste plutôt à « faire sauter le continuum de l’histoire », à chercher des « indices secrets » qui nous permettent de constituer un passé en figures disponibles pour que les choses ne soient plus vidées de sens ou seulement « suspendues dans l'instant de l'indifférence entre mort et signification » mais bien qu'elles portent une puissance d'agir nouvelle. Il s’agit de réussir à voir enfin dans les formes du visible « l’image des choses invisibles »  (selon les formules citées par le philosophe Giorgio Agamben dans L’Esprit et la Lettre (Payot)) Ce qui demeure alors, c’est le désir d’accomplir le passé, c’est-à-dire de saisir en lui ce qui est demeuré non vécu, sa puissance inachevée et qui en tant que tel est figure possible du présent .

Le présent de cet art vernaculaire d’Estonie nous donne, à sa façon singulière, à saisir l'aura invisible de toute résistance. Il éclaire cette assertion précieuse formulée par Gilles Deleuze et qui me sert de devise:  « l’art, c’est ce qui résiste »

Ce qui résiste. Ce qui résiste et insiste. 
Ce qui peut être dit et ce qui est ineffable, ce qui existe par l'attention, ce qui vit dans la contemplation, ce qui survit, ce qui se rappelle, ce qui lutte, ce qui prend soin, ce qui ne se laisse pas oublier, ce qui aide à penser, ce qui raconte des vies, ce qui témoigne, ce qui rend heureux, ce qui déborde, ce qui sort des gonds, ce qui défait l'ordre et ses disciplines, ce qui abat les hiérarchies et les frontières; ce qui dit la beauté, ce qui donne voix, ce qui nous lie, ce qui fait usage, ce qui a une réaction sensée aux objets, ce qui aide, ce qui rend libre, ce qui donne de la joie quotidienne, ce qui rencontre, ce qui rassemble, ce qui s'oppose, ce qui accueille, ce qui rend complice, ce qui conspire, ce qui ne se laisse pas attraper, ce qui émancipe, ce qui ouvre des espaces, ce qui fait apparaitre un seuil ou une bifurcation possible, ce qui dit l'amitié, ce qui dit l'amour, ce qui est sensible, ce qui est fragile, ce qui est attentionné, ce qui importe, ce qu'il faut défendre, ce qui se souvient, ce qui secoue, ce qui apprend, ce qui transforme, ce qui sort de la terre, ce qui est terrestre, ce qui subvertit, ce qui enquête, ce qui destitue, ce qui hybride, ce qui accorde de l'attention, ce qui mobilise, ce qui rend compte, ce qui multiplie les manières d'être, ce qui invente des manières d'éprouver, de sentir, de faire sens; ce qui donne de l'importance, ce qui lit les signes du temps, ce qui révolutionne nos habitudes, ce qui fait constellation, ce qui réinterroge sans cesse, ce qui reconsidère, ce qui désactive et réactive, ce qui suspend la perte, ce qui semble être de bons endroits, ce qui se métamorphose, ce qui questionne le monde, ce qui le fait parfois exister autrement, ce qui est la vraie mesure de la vie. « Ce que la langue parle sans comprendre, ce que l’intelligence comprend sans pouvoir parler », ce qui fait sans cesse appel à un peuple qui n'existe plus, qui n’existe pas encore.


« Créer, c'est résister. Résister, c'est créer » affirmait aussi Stéphane Hessel, alors regardons-les ces œuvres, elles sont bien vivantes, elles sont belles, elles appellent de nouveaux usages, elles appellent nos gestes, nos regards, notre attention. sinon, elles disparaîtraient, car ce dont nul ne sait rien, ce que nul n'a vu, n'existe plus vraiment. (Andrus Kivirähk) 
Face à elles, il n’est pas question de se taire comme devant une vitrine ou un monde perdu, on doit plutôt tenter de cerner les dialogues encore possibles, il nous faut traduire, multiplier les tentatives pour essayer de faire justice à ce qui a bien lieu, à ce qu’elles disent, à ce qui nous relie à elles, même si le sens de ces relations demeure toujours suspendu, même si l'on est d'une certaine manière voué à courir après, trop conscients que « l'art est le dernier lien qui unisse encore l'Homme à son passé.» (Giorgio Agamben) et parce que la résistance doit surtout continuer.

Augustin DAVID, Automne 2025



(1) voici la citation complète de Walter Benjamin : « La marque historique des images n'indique pas seulement qu'elles appartiennent à une époque déterminée, elle indique surtout qu'elles ne parviennent à la lisibilité qu'à une époque déterminée. Et le fait de parvenir "à la lisibilité" représente certes un point critique déterminé dans le mouvement qui les anime. Chaque présent est déterminé par les images qui sont synchrones avec lui; chaque Maintenant est le Maintenant d'une connaissabilité déterminée. Avec lui, la vérité est chargée de temps jusqu'à exploser. (Cette explosion, et rien d'autre, est la mort de l'"intentio", qui coïncide avec la naissance du véritable temps historique, du temps de la vérité). Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d'autres termes : l'image est la dialectique à l'arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l'Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n'est pas de nature temporelle, mais de nature figurative. Seules des images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c'est-à-dire non archaïques. L'image qui est lue - je veux dire l'image dans le Maintenant de la connaissabilité - porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture » (Paris, capitale du XIX e siècle ou Le Livre des Passages, posthume, 1982).
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À la mémoire de Dominique P. qui a résisté

Merci à celles et ceux qui résistent, hier, aujourd'hui et demain.
Merci à ma famille avec qui j'ai partagé ce voyage extraordinaire.
Merci au peuple d'Estonie qui sait ce que résister veut dire et qui nous a si généreusement accueilli.
Merci aux photographes anonymes pour leurs magnifiques instantanés issus du remarquable fond photographique de la Rahvusarhiiv - National Archives of Estonia : références EAA.1451.1.109.8.22, EAA.1451.1.109.8.20, EAA.1451.1.109.6.13, EAA.1451.1.109.3.8, EAA.1451.1.109.3.10, EAA.1451.1.109.7.18, EAA.1770.1.112.75, EAA.1775.1.40.11
Merci à Léang pour son regard bienveillant sur mes objets.
Merci à toutes celles et ceux qui ont autrefois fabriqués de leur cœur ces merveilleux objets.
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Bibliographie sélective servant aux recherches et aux citations de ce texte:

P. Rivet, Deux mots d'un ami de la jeunesse; le professeur Paul Rivet, sur le problème des "races", L'Œuvre, 13 septembre 1938.
G. Schneeberger, Un quart d’heure avec un jeune : Jacques Soustelle, L’Œuvre, 20 novembre 1938., 20 novembre 1938.
B. Vildé, Les races de l’Europe, Races et Racisme, vol. 16-18, décembre 1939, p. 8.
B. Vildé, La civilisation finnoise, Horizons de France, 1940
J. Soustelle, Déclaration à la BBC du 11 juin 1942 in Envers et contre tout, Robert Laffont, 1947, tome 1.
P. Rivet, «Organisation d'un musée d'ethnologie », Museum, vol. 2, 1948.
P. Rivet, «Réponse à Jean Cassou», France Observateur, 26 juillet 1956.
B. Vildé, Journal et lettres de prison: 1941-1942, présentation de François Bedarida et Dominique Veillon, notes de François Bédarida, Cahiers de l'Institut du Temps Présent, nº 7, février 1988.
J-P. Minaudier, Histoire de l’Estonie et de la nation estonienne, L'Harmattan & Adéfo, 2007
A. L. Conklin,  Exposer l’humanité, Race, ethnologie et empire en France (1850-1950), Paris : Muséum national d'Histoire naturelle, collection Archives n°21, 2015.
A. Kivirähk, L'homme qui savait la langue des serpents, Édition le Tripode, 2015
T. Benfoughal, O. Fishman & H. Valk (sous la dir.), Missions du Musée de l'Homme en Estonie : Boris Vildé et Léonide Zouroff au Setomaa (1937-1938), Paris : Muséum national d'Histoire naturelle, collection Archives n°24, 2017.
S. Roussin, R. Meltz, L. Moaty, Des vivants, Editions 2024, 2021.
R. Bories et M-C. Calafat, Folklore, ethnologie de la France et Moyen Âge, du musée d'Ethnographie du Trocadéro au musée national des Arts et Traditions populaires, 2023.

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