Qu'est ce qu'un peuple ? Qu'est qu'un art populaire ?
Poser la question d'un art populaire c'est interroger le sens même de peuple, c'est se demander quels liens articulent peuple, quotidien et tradition ?
Retour sur un renouveau exemplaire des années 1960, celui de Pierre Digan et son monde.
Il est une f(r)ange de la société où l'écart entre vie et symbole est devenu si béant que « populaire » désigne avec dédain ce qui relève de la pacotille et du déclassé.
Il est par bonheur un autre monde, ouvert et sensible, où commun ne veut pas dire banal ou de peu d'importance, mais au contraire relève d'une très haute aspiration à ce qui s'imagine ensemble et pour le bien de tous.
Dans ce monde-là, où rien n'est sacrifié à la farce d'une représentation, chacun sait ce qu'il a en commun avec l'autre et ne renvoie pas l'altérité à une mise à distance violente.
Populaire y désigne l'élan d'une communauté sans signe d'appartenance ni logique partisane. Populaire vise une forme de vie qui s’épanouit à une échelle qu'aucun snobisme ne pourra jamais même entrapercevoir.
Ce n'est pas parce que l'on a des yeux que l'on voit.
Ce n'est pas parce qu'on ne voit pas une chose qu'elle n'existe pas.
Les mots sont toujours au cœur des luttes sans fin, mouvants, dénaturés, confisqués ou utilisés à contresens, ils demandent notre attention et supposent pour demeurer utiles que leur sens soient en permanence réactivé à la lueur de leur histoire.
Penser un art populaire, c'est questionner un usage commun, c'est chercher ce qui rassemble les humains, et lutter contre ce qui les oppose, pour révéler le lien indéfectible qui lie l'humanité à ses morts.
Aussi quand le peuple n'est pas le faire-valoir d'une institution, la tradition n'est plus l'outil d'une propagande.
Comme l'expliquait simplement un jardinier japonais d'un célèbre jardin séculaire, la tradition c'est ce qui permet que je participe maintenant à une idée pensée il y a plusieurs siècles, c'est ce qui me permet d'œuvrer par-delà le temps pour participer à un mouvement qui dépasse de loin le possible de ma seule petite vie d'homme.
C'est ce qu'avait parfaitement saisi Pierre Digan qui, par sa pratique, a œuvré à réactiver la vigueur d'une tradition au travers d'un art populaire de l'usage.
Pierre Digan est né en 1941. Après des études aux Beaux-Arts de Beaune entre 1956 et 1959, il parachève sa formation dans une fabrique des Alpes-Maritimes.
C'est entre 1960 et 1979, à La Borne, en Haut-Berry où il s'installe, qu'il questionne la richesse de sens d'un art véritablement populaire.
Baigné de cultures diverses, nourri des préceptes révélés par Bernard Leach, l'épiphane occidental des écrits de Soetsu Yanagi et du Mingei nippon (les arts populaires japonais), Digan veut participer à sa manière à un renouveau.
Alors que la génération d'après-guerre avait, autour du pôle principal que fût Vallauris, initié une production décomplexée, riche de couleurs, résultat tangible d'une émulation singulière et d'un espoir nouveau, une autre mouvance en tire les leçons positives mais marque un virage vers une œuvre volontairement plus sobre.
Comme souvent dans l'histoire des formes et du goût, les potiers sont alors les fers de lance d'un mouvement de création qui place l'éthique au centre de ses préoccupations.
Sentant sans doute mieux que certains le souffle fétide du consumérisme en route, ils se centrent sur une vie et une pratique artisanale devenues véritable éthique.
Le pari est ardu: délaisser la séduction facile de la couleur vive, délaisser le décor surajouté pour atteindre à la bonne forme, assumer une production manuelle plus onéreuse et moins facilement distribuable, se priver parfois de certaines évolutions technologiques pour que demeurent cohérentes les formes plastiques d'une manière de faire.
L'essentiel est intelligible : l'être surpasse le paraître ; les moyens surpassent la fin.
La génération qui nous intéresse ici, dont Digan forme un exemple utile, délaisse donc le sud de la France pour puiser dans d'autres terroirs céramique essentiel : le Berry et la Puisaye, lieux de terre féconde.
Les ainés de cette fronde rurale sont connus et sont maintenant révérés dans l'histoire de l'art, ils se nomment Jean & Jacqueline Lerat, Robert Deblander, Elisabeth Joulia, les époux Pierlot ou encore l'ingénieux Yves Mohy. Rien n'arrivant jamais seul, les exemples de Jean Carriès à la fin du XIXe siècle ou de Paul Beyer et François Guillaume autour de la Seconde Guerre Mondiale avaient ouverts la voie. Ils sont mus par un double mouvement essentiel: la connaissance et le respect du chemin parcouru avant eux et l'envie de prendre part à un mouvement en constant renouveau.
Ils sondent alors les liens entre faire et être.
Ils abandonnent des certitudes, pour rentrer en communion avec la puissance de la matière et transformer la source même de leur art en moyen. La terre est une manne pour qui sait la manier et les nuances des émaux de sels, des cendres végétales, des mouchetages de grès, en gris ou brun aux grains noirs, des agrégats de fer ou d’autres métaux deviennent alors des révélateurs de la substance, de délicates nuances qui auréolent la terre et subliment la ligne que lui a donnée le potier dans une simplicité fondatrice.
Digan s'installe à son tour dans ce Berry-là, fertile et sobre - sous le nom de Digan Grès, il met au point, avec l'aide lumineuse et essentielle de sa compagne d'alors Janet Stedman, une œuvre manifeste, organisée autour d'une large gamme de pièces de forme destinée à la table et au foyer.
Les formes sont simples. La terre conserve les traces d'oxydes métalliques qu'elle enserre qui deviennent un mouchetage d'une grande sobriété, orné de nuages de brun et rouge rythmés par des grains d'un noir profond.
Digan compose alors tant avec l'héritage poyaudin ou berrichon qu'avec celui du vivier anglais dont sa compagne Janet Stedman est la fière dépositaire.
La tradition est dans le geste, dans la mémoire, quand la forme et l'usage au présent assurent la cohérence et la contemporanéité du tout.
Le mouvement est d'ailleurs collectif et réunit diverses orientations qui s'harmonisent simplement : les Pierlot à Ratilly, mais aussi Maurice Crignon ou Roger Jacques à Saint-Amand-en-Puisaye ou encore Jean Tessier et son atelier du Cep que Digan célèbrera dans son ouvrage Poterie usuelle contemporaine.
Ensemble, ils participent à une redéfinition de la vaisselle d'usage et cette magistrale continuité réactive une tradition vitale en lui impulsant une forme nouvelle.
La déflagration des années 1966-68 n'est pas encore entendue mais quelque chose se fait à nouveau sentir après les tentatives des années 1930 qu'avaient initiées les gestes de Giono et de Georges-Henri Rivière malheureusement scandaleusement dévoyés par gouvernement fasciste de Vichy.
Une part éclairée de la jeunesse se passionne à nouveau pour l'idée d'une vie autonome en milieu rural.
C'est presque en parallèle du Folk Revival en jeu aux Etats-Unis, creuset magnifique d'une dissidence possible, que la France mène alors ce retour à la terre. Des symboliques proches sont en jeu et l'analogie est éclairante!
Aux États-Unis d'aucuns voudraient voir dans le renouveau folk une revanche du rural sur le citadin, un retour à des sources anciennes canonisées. En 1963, lorsque apparait un dénommé Bob Dylan, légion sont ceux qui voient en lui un prophète du retour à des formes passés, à une fictive pureté originelle. Même parmi les meilleurs artistes et observateurs de la scène Folk issue de la fin des années 1930, beaucoup veulent croire qu'un jeune vient prendre la relève en respectant les formes d'un exercice dont ils peinent à voir qu'il tend à se figer et à se scléroser.
L'idéal folk, c'est un rapport simple à des sources anciennes dont le message demeure actuel et qu'il faut savoir transmettre. Reste à savoir comment. Et c'est là que quelques cœurs brillants saisissent mieux que d'autres l'enjeu.
La puissance d'un élan - ce que l'on nomme tradition- implique t'il un maintien des formes? Si oui de quelles formes s'agit-il? Qui les définit?
Ces jeunes, qui comme Dylan, comprennent que la tradition pour être vivante doit d'abord être puissance, sentent que la forme doit demeurer libre. Ce qui demeure c'est le désir de dire, d'être et de faire, ce qui demeure c'est aussi la connaissance et le regard sur ces manières d'un passé dont le sens est bien vivace. Faut-il qu'il soit audible, communicable.
La voix est là, la parole demeure mais il faut la porter. La jeunesse à un rôle dans cette action qu'aucun conservatisme ne pourra entamer. C'est se tromper, buter contre une fausseté, de penser que le maintien d'un élan s'encadre et se codifie, il ne peut qu'être liberté.
Lorsqu'en 1964, dans The Times They Are a-Changin' Dylan écrit et chante les mots qui suivent, il ne dit pas autre chose. Il appelle les ainés à aider ou à ne pas empêcher que se maintienne une voix/voie vivante:
Come mothers and fathers, (Venez mères et pères)
Throughout the land (De partout dans le pays,)
And don't criticize (Et ne critiquez pas)
What you can't understand. (Ce que vous n'arrivez pas à comprendre.)
Your sons and your daughters (Vos fils et vos filles)
Are beyond your command, (Sont au-delà de vos ordres,)
Your old road is (Votre vieille route)
Rapidly aging. (Est en train de vieillir prématurément)
Please get out of the new one (S'il vous plaît, ne restez pas sur la nouvelle)
If you can't lend your hand, (Si vous ne pouvez pas nous aider,)
For the times they are a-changin'. (Car les temps sont en train de changer.)
Quelques années plus tard, déçu que le message ait été trop mal compris, il enfonce le clou et le soir du 25 juillet 1965, au Newport Folk Festival, il branche sa guitare pour hurler les mêmes idées et pour que vive vraiment une tradition du dire non endimanchée.
Il prend définitivement son envol, il envoie bouder les boudeurs d'une tradition figée -donc déjà morte- qui semblent si sourds à l'idée qu'une voix puisse porter une tradition sous des formes en mouvement. On le traite de Judas, I don't believe you. You're a liar. dit-il simplement avant d'exhorter à ses musiciens: Play it fucking loud! en adressant un salut narquois aux grincheux.
Les punk qui arriveront dans quelques années à peine savent qu'il a raison.
Pris dans la stupeur de l’asphalte, il n’y a pas d’autre issue que de briller, mais d’un regard vif et puissant.
C'est au fond la même chose qui guide à l'origine les désirs de Digan et d'autres.
La réalité est néanmoins difficile et le milieu rural pas nécessairement accueillant mais pour ceux qui font cette expérience, une champ nouveau s'ouvre. Ils peuvent mêler art et vie quotidienne, faire valoir une forme de vie tournée vers la simplicité et l'usage du présent. Pour ceux qui nous servent de focale ici, le chemin sera de terre. Ils cherchent à renouer avec des savoirs anciens, puisent aux sources originelles et nourrissent leur élan de ce terreau.
1968 arrive et implicitement le printemps sonne comme une validation, un encouragement à forcer le trait pour que quelque chose puisse toujours arriver.
L'idéal d'une existence simple à la campagne se forge alors comme une alternative à la société de consommation, non pas que la campagne en soit indemne mais plutôt parce qu'elle en fut la première victime. Depuis deux siècles que l'Europe vit sous le règne de l'industrie, les innovations se succèdent à vitesse croissante bouleversant la manière de cultiver la terre et d’élever des animaux, au point qu’elles ont fini par faire disparaître les paysans et vider les campagnes. Elles ont constamment fait évoluer les modes de fabrication des outils et des objets du quotidien, en éliminant le travail artisanal.
Le terrain peut être ré-occupé.
Digan marque cet esprit vif qui lutte pour que soit entendu et saisit l'idée que la tradition n'est pas la sclérose d'une forme ni sa fixation ad vitam æternam mais sa remise en question ad vitam æternam pour éprouver sa puissance, pour que le champ de ses possibles ne tarisse jamais.
Face au manque d'alternative du modèle consumériste, Digan sent bien qu'il y a du sens à faire la lumière sur un savoir-faire ancien et à le regarder avec empathie. Il sent -avec d'autres- que nous pouvons nous retrouver nous-mêmes dans ces œuvres.
Le quotidien doit être artistique au risque de n'être vraiment rien sinon. L'architecture sera aussi un enjeu de ce folklore réactivé et un de ses terrains d'expérimentation privilégié.
La mémoire arrêtée c'est la mort, quand la mémoire disponible c'est au contraire la force d'une jeunesse qui ne se laisse pas abuser et assure son présent.
Au risque de nous répéter c'est par un tour de passe-passe pathétique que Folkore est devenu synonyme d'anecdotique ou de conservateur.
La beauté du nom s'est lézardée quand il faut justement se rappeler que le folkore (de l'anglais folk, peuple et lore, traditions) c'est l'ensemble des inventions communes au peuple et qui se transmettent et se réinventent d'une génération à l'autre essentiellement par voie orale (contes, récits, chants, musiques, danses et croyances) ou par l'exemple (rites, savoir-faire). Digan et sa clique le savent, ainsi envisage-t'-il que son atelier sera tout autant le lieu d'un des renouveaux de la poterie populaire mais aussi un laboratoire de transmission. Plus d'une centaines des potiers d'aujourd'hui s'y sont formés et en gardent une empreinte forte malgré les dissensions humaines et les déceptions. La petite entreprise aura ses défauts mais les souvenirs et le sens de la vie qu'on y menait auréolent encore son souvenir.
Aujourd'hui, les pièces sont encore là pour inspirer. La diaspora des apprentis partage ses souvenirs et ses remontrances tandis que l'histoire tente de s'écrire avec pudeur sans fausseté ni oubli.
Digan grès existe encore dans ses services de tables, ses lampes et ses éléments de claustra maintenant versés à des usages nouveaux.
Pour notre part, nous sommes heureux de présenter ces quelques pièces, sûrs que leur voix porte encore.