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Tresser des mondes..Weaving worlds

Expositions..Exhibitions

 De quoi l'art de la vannerie est-il l'expression?
Pourquoi y prêter particulièrement attention aujourd'hui? 
Que nous racontent les paniers sur l'art et sur les récits de notre humanité?

À l'appui du partage d'un texte
essentiel d'Ursula K. Le Guin, la Théorie de la Fiction-panier, écrit en 1986, la galerie stimmung est heureuse de présenter une partie de sa collection de vanneries de divers mondes pour penser, ici et maintenant, à partir de ces beautés rares.


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Récit par Augustin David ©galerie stimmung 
Photographies des œuvres par Léang Seng



La structure sans vie est une chose morte et la vie sans structure une chose invisible. »
John Cage (1912-1992)

Ne regarde pas la cruche, mais ce qu'elle contient.
Proverbe chinois

Ramassez et liez  des broussailles,
vous bâtirez une petite maison 
Déliées, elles retournent à la nature
Jien 慈円 (1155-1225)

« Je ne propose pas de retourner à l'Âge de pierre. Mon raisonnement n'est ni réactionnaire, ni même conservateur. Il est simplement subversif. Il semble que l'imagination utopique soit prise au piège, comme le capitalisme, l'industrialisme et la population elle-même, dans un avenir à sens unique, exclusivement fondé sur la croissance. Tout ce que j'essaie de faire, moi, c'est de trouver comment placer un obstacle sur la voie. Faire marche arrière. Se détourner, se retourner. (...) Je veux apprendre à traduire à partir de langues que personne ne connaît, que personne ne parle. »
Ursula K. Le Guin (1929-2018)

« Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus. Pièce par pièce, nous avons dispersé l'héritage de l'humanité, nous avons dû laisser ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piècette de l’ "actuel". À la porte se tient la crise économique, derrière elle une ombre, la guerre qui s'apprête. » 
Walter Benjamin (1892-1940)


Expression d'une simplicité virtuose, l'art de la vannerie célèbre la métamorphose du végétal sous les gestes précieux des vannier.es. À sa manière, il raconte l'essence de l'art véritable: la dissidence d'une position, qui au cœur du commun et contre tout productivisme, sait que l'attention est dans chaque geste, dans l'infime qui dessine les contours précurseurs d'autres mondes possibles.

À l'heure où l'idéal démocratique et la consistance de l'État de droit sont violemment attaqués, où de dégradantes attaques contre les légitimes quêtes de justice et d'égalité que formulent les constellations pacifistes, féministes, écologistes, antifascistes, décoloniales sont décomplexées, où la dite intelligence artificielle accélère le désastre écologique, renforce les injustices et aggrave la concentration des pouvoirs, il importe -il est vital- de penser et lutter contre le délitement de nos capacités à faire monde(s).
Si l'arc moderne et son héritage contraint ont entamé une descente, nous ne sommes pourtant pas au temps de la fin de toute insouciance, mais bien à celui de toute négligence, prendre part n'est plus une option et il est même indispensable de saisir tout ce qui nous arrive comme des exhortations à une attention plus que jamais nécessaire.
 

Une telle participation revêt mille visages possibles, et un espace comme celui de la galerie stimmung pourra apparaître à certain.es d'entre vous comme bien éloigné de telles préoccupations. Pas pour moi, qui croit fermement que l'œuvre d'art est pour l’humanité une bougie dans les ténèbres. Pas pour moi, tant il m'apparaît au contraire comme une évidence que pour prendre part efficacement à l'avènement de mondes plus justes, notre pensée et notre action peuvent se nourrir de la force d'évocation de l'Art, cette prodigieuse faculté humaine qui donne voix à la critique et qui véhicule les formulations infinies de futurs plus ajustés et plus désirables. 
Plus encore, dans la perspective exploratoire que je tente de défendre ici depuis dix ans, une telle perception de l'idée d'art s'articule à la question de la vie quotidienne, elle trouve dans les gestes de nos vies banales, et dans les pratiques et objets liées à ces gestes et usages, parmi les aspects les plus élevés et les plus précieux de la bonté, de l'ouverture sur la pluralité de mondes. Elle est une attention sensible à toutes les survivances persistant dans les failles, les écarts et marginalités qui tissent et articulent d'autres mondes possibles que le présent advenu, à toutes les résonances qui justifient -malgré tout- quelques espoirs.
De concert avec tout le vivant, nos objets sont les acteurs impérieux des manières dont nos vies se tresse au sein de l'espace et du temps. Sans une attention digne à cette condition, nos corps, nos pensées, nos plus belles idées seraient sans forme. Sans ces relations aux choses, aucune médiation n'est possible, aucune vie située, aucune position articulée, aucun geste vital ne prend sens. Sans cette condition aucune harmonie, aucun paysage, aucun espace, aucun temps ne peut être réellement vécu.
Écouter leurs voix est difficile mais pourtant probablement indispensable pour décrire les métamorphoses systémiques, politiques et écologiques en cours. 
Écouter la voix des choses, c'est rompre avec leur prétendu mutisme, avec leur prétendue immobilité, leur prétendue neutralité, c'est tenter une approche qui se donne l'attention ajustée pour permette, enfin, de saisir comment les choses pensent et agissent dans le foisonnement du présent.



Exister, tresser, raconter

Dans un texte lumineux de 1986, nommé La théorie de la Fiction-Panier, (The Carrier Bag Theory of Fiction, à (re)lire ci-dessous dans la continuité de cette présentation) l'écrivaine américaine Ursula K. Le Guin saisissait une vérité longtemps tue : le patriarcat n'est en réalité qu'une possibilité advenue de monde qui emporte dans sa dynamique une manière contrainte de concevoir le monde. Au contraire, une pensée émancipée de cette seule perspective hégémonique, offre des horizons de possibles radicalement différents, des possibles qui témoignent d'autres formes-de-vie, des vies hors des désirs de domination. Le Guin ne nous propose pas l'inventaire d'autres possibles mais au contraire s’appuie sur la nécessité de douter en premier lieu de l'état du monde actuel, tel qu'advenu, pour approcher les conditions d'un espace pratique et symbolique où d'autres possibles pourraient émerger. 

Pour ce faire, Ursula K. Le Guin réengage le travail de l’anthropologue féministe Elizabeth Fisher qui postulait que «le premier équipement culturel a probablement été un récipient» ...et non une arme (in Women’s Creation: Sexual Evolution and the Shaping of Society, 1980). Elle met en confrontation l'idéal masculin du héros, le récit de chasseur où dominent la traque, la stratégie, la puissance armée, l'attaque violente, la mort, l'orgueil du trophée, la vie soumise ou vaincue; en l'opposant à une autre nature d'être, de penser et de dire qu'elle appelle, à la suite de Fischer, la fiction-panier. Par-là, elle entend la possibilité et la nécessité de récits non héroïques davantage empreints de traditions véhiculées par des perspectives de femmes, des récits témoignant d'une approche du lien qui repère et rassemble dans son panier de cueilleuse les éléments d'un autre rapport existentiel plus ajusté au monde où il se déploie. Un monde où respire  un autre usage du territoire, une connaissance intime d'un milieu, un espace arpenté à la marche, sans empressement, en observateur.ice fin.e, un monde sans armes, sans récits épiques de combats pour une hégémonie ou une suprématie; un monde où cohabitent des vies qui se nourrissent d'autres vies mais qui sont chacune redevable et respectueuse de la parenté et de la finitude qui les unissent dans un ensemble cosmique.
Dans une telle perspective, est visée l'affranchissement de la prééminence de la domination qui structure le récit des Hommes (employé ici ironiquement pour ce qu'il est bien souvent, l'hégémonie du "masculin", une humanité tronquée : la négation structurelle d'une moitié d’humanité) au bénéfice d'une conception véritablement humaine.
Le symbole de toute histoire n'est alors plus l'arme comme l'outil qui tranche et sépare mais bien le panier comme contenant et espace de relation aux richesses du monde, comme lien qui assemble, compose, réunit le témoignage de savoirs, de faires, de soins, de complicités interspécifiques et de reconnaissance face à ces richesses. Dans cette approche, les richesses sont ce qui participent à un équilibre mondain où la diplomatie et la sagesse sont les modes de règlement des conflits, où les égards à l'autre (animal, végétal, enfants, ancien.nes, choses) garantissent notre vivante condition et la conscience que l'essence de la vie n’est pas quelque chose que l’on doit administrer, dominer, mais au contraire quelque chose qui grandit (Stig Dagerman) et qu'il faut laisser s'épanouir.



Il y a dans cette sublime parabole un enchevêtrement du langage et du réel proprement merveilleux car dans son geste littéraire, Ursula K. Le Guin superpose les oppositions arme/panier, étant/possible, égards/dominations à une réalité très matérielle qui empuissante l'illustration et donne une profondeur my(s)thique à son propos. Ça n'est pas seulement la fonction symbolique de contenant qui est ainsi saisie.
En se saisissant de la trame du panier, elle agit et écrit en conscience que la même racine étymologique issue du verbe latin texere signifie à la fois «tisser» et «raconter». Les mots texte, textile, texture, tresser, tressage, partagent en réalité tous la même origine qui tient ensemble les idées de témoignage et de tressage, de récit et de contenant. Une telle ascendance commune se repère avec jubilation au travers des significations recoupées -au fil du temps- par cette large famille sémantique qui, d'une source unique, a déplié tant de sens différents qui demeurent pourtant articulables: texere c'est mettre à l'abri, protéger, garantir, préserver, vêtir, recevoir quelqu'un sous son toit, accueillir, préparer les fils pour le tissage, fabriquer en entrecroisant les fils, tisser, entrelacer, tresser, raconter...
Tresser, c'est dire; raconter, c'est se protéger; tresser c'est assembler les liens, nouer un récit, c'est rendre possible et accueillir, c'est passer du rien apparent au contenant des possibles. Un telle polysémantique résonnait déjà dans le logos (du grec ancien λόγος lógos « parole, discours, raison, relation ») tel que Platon le décrivait dans le Sophiste en recourant à deux métaphores (262e), celle de l’entrelacement (sumplokê) et celle du mélange (krasis), incarnées dans le geste unique du tressage, ou comment une couronne tressée diffère d'une farouche poignée de foin.
La fibre, le lien élémentaire, est base du langage, du récit, de la génération (sur cet aspect voir le dernier ouvrage de Tim Ingold, Le passé à Venir où l’auteur reprend encore une fois la métaphore du tressage d'une corde pour imager les idées de génération et de tradition), de la transmission, de la tradition et par-là de tout partage humain possible.
Le geste de Le Guin rend possible une superposition du nom, de l'image, de la signification et de l'artefact lui-même; de tels paniers-récits, rendus possibles par le tressage du vivant, dialoguent et nous protègent, nous abritent, garantissent notre conscience, ils sont l'espace-temps qui entrelace la génération, la parole, le souvenir, l'action et témoignent de notre capacité à accueillir, car être humain, c'est d'abord avoir un rapport à l'autre, à l'autre humain et à l'autre qu'humain.
Cette ascendance qui a manifestement perdu sa flagrance se mesure pourtant radicalement par la place occupée par la symbolique du panier dans diverses cosmologies et mythologies: je pense notamment au panier mobilisé comme origine du monde chez les amérindiens Coos d'Oregon, aux Luiseños de Californie pour qui le panier était l'entrée vers l'au-delà des esprits, au dieu Coyote des Pomos qui crée l’humanité en tressant des branchages, ou à la figure de la vannière qui, chez les Navajos, tient la vie du dieu Coyote entre ses doigts agiles, le faisant passer du monde des vivants à celui des morts au gré de son tressage. Je pense encore au panier symbole de fertilité qu'arbore Démeter / Cérès dans la mythologie gréco-romaine; au panier qui protège Moïse / Moussa/ Moshé d'une mort certaine dans les monothéismes...Il y des mondes dans un panier.
On peut aussi s'émouvoir plus simplement des architectures fabuleuses que sont les nids d’oiseaux, tressages originels et ultimes, car en eux s'entremêlent la polyphonie du tressage : la trame de la matière, la trame de l’existence, la trame sociale et la trame du récit partagé comme tradition de faire. Ils sont des tressages exemplaires en ce qu'ils contestent en acte la prétendue séparation moderne entre Nature et Culture, entre humanité et animalité, pour donner à saisir la vie comme un entremêlement symbolique et pratique des expériences, des matières, des histoires vécues; le symbole rayonnant d'une faculté d'accueil, un foyer pour l'irréductible inséparation des diverses trames formant le réseau de toute vie.

La structure de l'attention

La théorie de la Fiction-Panier est une prodigieuse souvenance à une humanité oublieuse, c'est l’émergence d'une mémoire trop confisquée par diverses dominations et dont il nous faudrait récupérer la puissance d'évocation pour libérer le futur de ce qui le défigure. (Walter Benjamin)

Aussi bizarre que cela puisse paraître, je gage que sa lecture attentive ouvre tout autant un espace symbolique et politique majeur qu'une expression positivement terre-à-terre, concrète, que la contemplation et que l'usage des paniers active et prend au sérieux. Penser l'art de la vannerie, s'en saisir pour penser, c'est-à-dire penser avec un panier, c'est bien se saisir d'une puissance non négligeable dans notre capacité à penser pour nous défendre. C'est considérer d'humbles tressages de végétaux comme des émissaires de liens physiques et symboliques, comme une étincelle capable d'allumer la bougie d'une résistance intérieure.

Mais au fond qu'est-ce qu'un panier ?
 
Si la vannerie, l'art de faire les paniers par tressage de fibres végétales, existe depuis la nuit des temps, on ne conserve aujourd'hui que trop peu d'exemples de ces chefs-d’œuvre malmenés et trop éphémères à l'échelle des siècles. 
Ces innombrables objets, utilisés par une large population pour ranger, transporter, nettoyer, cuisiner, manger, s’asseoir, dormir, cultiver, célébrer, sont au cœur de l'intimité humaine. Même en cherchant à saisir leurs origines, dégager une typologie demeure quasiment impossible et on ne recoupe que trop peu des usages innombrables et décomplexés qu'ils prirent selon les temps, les ères géographiques et civilisationnelles.

Près de nous, en Europe, la vannerie accompagnait encore il y a peu la vie quotidienne sans que jamais elle n'ait à connaître d'évolution stylistique majeure. Paniers de travail réalisés dans le Berry durant l'hiver quand les travaux des champs étaient en veille, redevance de l'ouvrier agricole à son «patron» dans la Sarthe d'autrefois, nécessité matérielle et rituelle dans la toundra des nomades Sami du subarctique, véritable métier et gagne-pain quotidien dans les ingénieuses traditions tsiganes de l'Est de l'Europe.
Le métier est toujours demeuré marginal, rare étaient les ateliers ordonnés, on faisait des paniers dans des coins de grange, au coin du feu des salles communes, il fallait être créatif comme en témoigne la diversité des installations encore perceptibles et l’ingéniosité de l'outillage fait-maison des artisan.es.



Un panier c'est aussi prosaïquement un contenant réalisé en un tressage de tiges ou de fibres végétales.
 Depuis la nuit des temps, tout panier existe d'abord autour du vide.
Artefact premier de l'humanité, il témoigne d'une relation millénaire au vivant végétal. Le vannier ou la vannière utilise de simples tiges ou branches pour circonscrire un contour autour d'un vide, on dresse une paroi qui dessine un intérieur et un extérieur sans que jamais ne se perde la porosité entre un dedans et un dehors. 
Le panier n'est donc pas étanche, il est orné de claires-voies, il est ajouré car il demeure toujours perméable, une simple interface que l'humain pose comme l'outil et le symbole d'un rapport au monde. De cette pellicule végétale tressée avec patience, surgit ainsi un monde où s'articule la féconde porosité de l'intime et du public, du caché et du visible, du soi et de l'altérité, du foyer et du dehors, du proche et du lointain. Il est une membrane, un partage de l'espace commun divisé, manipulable, convocable. Un espace remplissable de choses dignes d'attention et des récits qui les entourent. C'est ainsi un symbole, c'est le contenant de tout lien invisible et pourtant présents, c'est le possible libéré du paradigme hégémonique de la figure du chasseur/guerrier et de son ordre consubstantiel. 
Est-ce là l'apanage de la seule vannerie? La vannerie partage en tous cas cette insistance avec la poterie, l'autre grande famille de contenants imaginés dès l'aube de l'humanité: toutes les deux façonnent du vide pour en faire l'espace d'accueil originel depuis la nuit des temps en dressant des parois, en rangeant le monde, mais le panier lui ne cherche jamais l'étanchéité, il tresse sans cloisonner, sans enfermer en donnant à ressentir la qualité relationnelle de tout espace poreux, de tout espace de respiration dont la vie a besoin...

On parle toujours de la même chose : tresser, tisser, écrire, raconter, témoigner, manifester, tout panier est un talisman (de l'hébreu צֶלֶם tselem signifiant « image ») c'est-à-dire un objet qui obéit tant à des lois, à des correspondances qu’à une fabrication. Un tel objet fait appel à un raisonnement le plus souvent symbolique et analogique, et son action est consubstantielle à ce qu’il accueille, récits, lettres, objets, nourriture ou tout élément perçu comme bénéfique. 
En forgeant sa puissance dans son apparent vide, le panier contenant appelle à saisir un paradoxe trop apparent, à s'interroger sur ce qui échappe au dicible. Cet inénarrable, cette absence d'être n'est qu'apparent, car autour du vide, du rien, du pas-là, se dessinent les contours des possibles. 

La perspective que déploie Le Guin ouvre des perspectives pour celles et ceux qui cherchent à saisir la puissance dans l'invisible. (Jacques Rancière)


Dans l’art de la vannerie, l’humain laisse parler le silence apparent de la symbiose du geste humain et du vivant végétal pour révéler une beauté qui existait déjà, cachée dans les possibilités de la matière, une beauté émissaire de multiples récits enchâssés dans un savoir-faire humain millénaire.
Les gestes intemporels des vanniers et vannières sont l'expression d'un art qui crée l’espace où tout possible se révèle, le riche espace qui est même la condition indispensable de tout possible. Un panier est une médiation, c'est l'espace unissant tradition et savoir-faire, ce qui est toujours déjà-là depuis la nuit des temps et dont l'absence apparente accueille, rend possible.
Et en un sens, tout panier, tout tressage quel qu'il soit, est un symbole de l’œuvre d'art dans son absolu, un symbole du lien/fil/fibre/parole/transmission/tradition qui tient ensemble ce qui semble à distance, qui donne voix à l'inaudible, car comme le dit avec justesse le laqueur japonais Akito Akagi «Pour créer un objet, il nous faut immanquablement des fils de chaîne et des fils de trame, comme pour un métier à tisser. Les fils de chaîne arrivent du passé, jusque vers le futur. Ses extrémités s’enracinent dans la nature, sous la terre. Les fils de trame traversent notre présent, autrement dit, ils traversent les attentes du moment.»
C'est l'espace libre désigné par les contours de l'œuvre qui est une expression du possible et l'antithèse de tout "ordre qui discipline" comme de toute "discipline qui ordonne". 



Il y a maintes années, c'est avec cette assurance que la vannerie japonaise m'a ainsi appris à regarder et à aimer d'autres traditions, à entendre d'autres récits que ceux auxquels je tendais l'oreille jusqu'alors. Comme souvent dans les mille détours dont l'histoire vive a le secret, c'est l'autre qui nous révèle à nous-mêmes et puisque aujourd'hui presque tout reste à redécouvrir sur l'histoire de la vannerie, sur les traditions vannières incommensurables et millénaires, je souhaite à mon tour attirer notre regard sur quelques-unes de ces beautés discrètes qui recueillent notre histoire à défaut d'habiter les vitrines de nos musées. Cette relative absence témoigne à elle seule du peu d'attention qu'accordent nos institutions qui y exposent probalement plus d'armes que de vanneries...un tel état de fait n'est pas nécessairement une mauvaise nouvelle pour celles et ceux qui n'envisagent pas uniquement la patrimonialisation (de pater, le père, CQFD!) comme l'ultime cadre mémoriel de l'art en ce monde.
Les paniers, on les trouve ailleurs -matrimonialisés ou laissés à leur liberté- ils hantent joyeusement le monde dessiné par une humanité non dominatrice et dans les recoins délaissés par la verticalité patriarcale: au bras de celles et ceux qui nourrissent les autres partout sur la planète, dans l'intimité des foyers, dans les cuisines qui transforment les richesses des mondes, dans les granges et autres recoins qui conservent à l'abri des regards ce dont nous avons besoin, dans tous ces lieux qui n'intéressent pas le spectacle et la publicité du monde de la fiction-armée.

Le panier, c'est le précieux symbole d'une autre prise au monde, le symbole d'un monde invisibilisé, féministe, nomade, marginal, durable, artisanal et nécessaire, un éclat de biosphère.
Il nous reste à être au rendez-vous de cet art essentiel.  Il nous faut avoir les égards nécessaire à cette profondeur de champs inégalée et regarder ces hottes nées en Inde pour accueillir la feuille de thé, ce massif baquet rouge tressé il y plusieurs vie humaines au Jämtland en Suède, cette sublime besace kupit du quotidien des Bontoc Igorot aux Philippines, ces paniers agaseke du Rwanda, ces paniers de prestige des environs du Lac Nyanza / "Victoria", ces hanakago du Japon qui sont en réalité des vases à fleurs célébrant le printemps et l'été, ces formes mystérieuses faites de racines et imaginées dans la toundra par les nomades Sami du septentrion; et tous ces émissaires de la nourriture, garants de la vie : Mi du Japon, ostform de Suède, gogotjai des Mentawaï, plateau Teda Kayïgga du désert Saharien...leurs voix chantent une humanité harmonieuse emplie de beauté et d'égards aux mondes qu'elle habite. 

Regarder un panier, ce n'est donc pas seulement faire face à une tradition, à un usage, à des savoir-faire, c'est bien percevoir la puissance symbolique d'un autre régime de l'art, c'est saisir le sens qu'il y a à défaire les hiérarchies, les dominations, dans les regards, dans les gestes techniques et dans les usages. C'est penser
 « à partir de la rupture d’un certain nombre de frontières qui séparaient les arts entre eux ou les formes de l’art des formes de la vie, l’art pur de l’art appliqué, l’art du non-art, le narratif du descriptif et du symbolique. Ce sont de nouvelles formes de visibilité de l’art que l’on ne doit pas contraindre à rentrer dans un grand signifiant global, surplombant, comme celui de modernité. » (Jacques Rancière in Le tombeau de la fin de l’histoire).
User d'un panier, par tous les moyens, c'est avoir tout simplement de la considération à la tradition des vaincu.es, aux récits silenciés de l'histoire humaine et écosystémiques dans lesquels l'humanité prend place.
Contempler un panier, s'en servir, voir un.e artisan.e tresser le végétal, c’est sentir directement que l’art est toujours une habileté de composition, d’assemblage, de combinaison pour habiter un dessein et une esthétique de la résistance aux conditions injustes de tout présent.
Lorsqu'il est vraiment cela, l’art cesse alors d’être affaire de production matérielle pour devenir magie de tresser d'autres mondes.

À la galerie stimmung, nous croyons que cette attention aux choses invisibles et passées, à ces témoins silencieux de la tradition des oublié.es qui les ont imaginés, alimente une perspective utile pour saisir notre présent non plus comme un simple point sur la ligne du temps, mais plutôt comme un âge du monde au sens où Walter Benjamin l'envisageait à partir de la pensée de Schelling.
Comme nous aujourd'hui, Benjamin cherchait à penser le fascisme avec la conviction qu'une conception du temps linéaire pouvait difficilement rendre compte du fascisme autrement que comme une inexplicable parenthèse, une incompréhensible régression enserrant une époque. Or, comme il l’écrivait dans ses indispensables Thèses sur le concept d’histoire (1938), on ne peut rien comprendre au fascisme si on le considère comme une exception à une norme qui serait le progrès.
Dans notre présent, la fiction-panier devient un outil pour bousculer nos habitudes de pensée et aboutir, peut-être, à une vision de l’histoire (et un rapport à l'art) qui refusent toute complicité avec la fausse idée de suprématie et sa linéarité corollaire; à une histoire qui ne suit pas une ligne droite sans césure mais qui s’inscrit dans les interstices des dominations et dans les failles des discours totalisants (et à devenirs totalitaires donc). Un telle histoire «ne se dévoile pas […] dans le processus de son évolution, mais dans les ruptures de sa continuité apparente, dans ses faiblesses et ses accidents, là où le soudain surgissement de l’imprévisible vient en interrompre le cours et révèle ainsi, en éclairs, un fragment de vérité originelle» comme le disait justement Stéphane Mosès à propos de Walter Benjamin.
Une telle vision raconte une histoire qui vole en éclats au profit d'histoires en fragments texturés, tels ceux assemblés par l'artisan.e pour former son panier, tels ceux collectés par celles et ceux qui en font usage.
Et cela nous donne à penser en nous tournant vers ce qui -sinon- demeure oublié.


Bonne lecture!


La théorie de la Fiction-Panier

Ursula K. Le Guin (titre original : The Carrier Bag Theory of Fiction, 1986)
Traduit de l’anglais (US) par Aurélien Gabriel Cohen

« Dans les régions tempérées et tropicales où les hominidés sont devenus des êtres humains, l’alimentation de ces espèces était principalement d’origine végétale. Au Paléolithique, au Néolithique et à l’époque préhistorique, entre 65 et 80 % de ce que mangeaient les êtres humains dans ces régions était cueilli ; la viande ne constituait l’alimentation de base que dans l’extrême Arctique. Les chasseurs de mammouth occupent certes de façon spectaculaire les grottes et les esprits, mais ce que nous devions réellement faire pour rester gras et vivant, c’était cueillir des graines, des racines, des bourgeons, des jeunes pousses, des feuilles, des noix, des baies, des fruits, et des céréales, auxquels s’ajoutaient la collecte d’insectes et de mollusques, ainsi que le piégeage d’oiseaux, de poissons, de rongeurs, de lapins et autre menu fretin sans défense afin d’augmenter les apports de protéines. Et nous n’avions même pas besoin d’y travailler dur – beaucoup moins durement en tout cas que des paysans asservis dans le champ d’un autre depuis l’invention de l’agriculture, beaucoup moins que des travailleurs salariés depuis l’invention de la civilisation. Un humain préhistorique moyen pouvait vivre bien en travaillant environ quinze heures par semaine.

Quinze heures par semaine consacrées à la subsistance, cela laisse beaucoup de temps pour d’autres choses. Tellement de temps, qu’il est possible que quelques agités, qui n’avaient pas un bébé dans les parages pour rendre leurs vies plus vivantes, ou pas de talent pour fabriquer, cuisiner ou chanter, ou rien de très intéressant à quoi penser, ceux-là ont pu décider un jour de filer chasser des mammouths. Dès lors, les chasseurs habiles pouvaient rentrer en titubant sous un fardeau de viande, les bras pleins d’ivoire, et avec une histoire. Mais ce n’est pas la viande qui faisait la différence. C’était l’histoire.

Il est difficile de faire un récit vraiment captivant en racontant la manière dont j’ai arraché une graine d’avoine sauvage de son enveloppe, et puis une autre, et puis une autre, et puis une autre, et puis une autre, et comment j’ai ensuite gratté mes piqûres d’insectes, et Ool a dit quelque chose de drôle, et nous sommes allés jusqu’au ruisseau pour boire, nous avons regardés les tritons pendant un moment, et puis j’ai trouvé un autre coin d’avoine… Non, vraiment ça ne tient pas la comparaison avec la manière dont j’ai plongé ma lance au plus profond du flanc titanesque et poilu, tandis que Oob, empalé sur l’une des gigantesques défenses, se tordait en hurlant, et le sang jaillissait partout en de pourpres torrents, et Boob a été transformé en gelée lorsque le mammouth lui est tombé dessus alors que je tirai ma flèche infaillible à travers son œil pour pénétrer son cerveau.

Cette histoire-là ne contient pas seulement de l’Action, elle possède un Héros. Et les Héros sont puissants. Avant que vous ne vous en soyez rendu compte, les hommes et les femmes dans le coin d’avoine sauvage, leurs enfants, l’habileté des faiseurs, les pensées des pensifs et les chants des chanteurs ne sont plus que des éléments de la nouvelle histoire, appelés au service de la saga du Héros. Mais cette histoire n’est pas leur histoire. C’est la sienne.

Lorsqu’elle préparait le livre qui finira par devenir Trois Guinées, Virginia Woolf écrivit une rubrique « Glossaire » dans son carnet. Elle avait imaginé réinventer la langue anglaise avec une nouvelle visée, afin de raconter une histoire différente. L’une des entrées de ce glossaire définit l’héroïsme comme un « botulisme ». Et le héros, dans le dictionnaire de Woolf, devient une « bouteille ». Le héros comme bouteille, voilà déjà une sévère réévaluation. Je propose à présent de considérer la bouteille comme un héros.

Pas seulement la bouteille de gin ou de vin, mais la bouteille au sens ancien d’un contenant en général, d’une chose qui contient autre chose.

Si vous n’avez rien pour l’y placer, la nourriture vous échappera – même quelque chose d’aussi peu combatif et dégourdi que de l’avoine. Tant qu’elle est à portée de main, vous en mettez autant que possible dans le premier de tous les contenants, votre estomac. Mais qu’en est-il du lendemain matin, lorsque vous vous réveillez dans le froid et la pluie ? Ne serait-il pas bon d’avoir alors quelques poignées d’avoine à mâcher et à donner à la petite Oom pour la faire taire ? Oui, mais comment faire pour en transporter davantage qu’une ventrée et qu’une poignée jusqu’à la maison ? Alors vous vous levez, vous allez sous la pluie jusqu’à ce satané coin d’avoine boueux – mais ne serait-il pas bon d’avoir quelque chose pour porter bébé Oo Oo, afin de pouvoir ramasser les graines avec les deux mains ? Une feuille une calebasse une coquille un filet un sac une écharpe une hotte un pot une boîte un contenant. Un réceptacle. Un récipient.

« Le premier équipement culturel a probablement été un récipient. (…) De nombreux théoriciens ont le sentiment que les premières inventions culturelles furent forcément d’une part un contenant, destiné à recueillir les denrées collectées, et puis une sorte d’écharpe ou de filet de portage. »

Ainsi parle Elizabeth Fisher dans Women’s Creation. Mais non, ce n’est pas possible. Où est donc passé cette chose merveilleuse, grosse, longue et dure – un os, je crois – avec laquelle l’Homme-Singe du film frappait quelqu’un pour la première fois, avant que, grognant d’extase à l’idée d’avoir commis le premier vrai meurtre, il ne l’envoie à travers le ciel où la chose tourbillonnait jusqu’à devenir un vaisseau spatial, enfonçant les portes du cosmos pour le féconder et concevoir ainsi, à la fin du film, un adorable fœtus, un garçon évidemment, dérivant à travers la Voie Lactée sans (curieusement) aucun utérus ou matrice d’aucune sorte ? Je n’en sais rien. Et je n’en ai rien à faire. Ce n’est pas cette histoire que je raconte. Nous l’avons entendu cette histoire, nous avons tous entendu parler des bâtons, des lances et des épées, de tous ces instruments avec lesquels on frappe, on perce et on cogne, de ces choses longues et dures. En revanche, nous n’avons rien entendu sur la chose dans laquelle on met d’autres choses, sur le contenant et les choses qu’il contient. En voilà une nouvelle histoire. En voilà une nouvelle.

Tout cela est bien ancien pourtant. Avant – et dès lors que l’on y pense, certainement bien avant – l’invention de l’arme, cet outil tardif, dispendieux et superflu ; bien avant le couteau si utile et la hache ; parallèlement aux indispensables faux, meule et bâton à fouir – car à quoi bon arracher beaucoup de pommes de terre si vous n’avez rien pour trimballer jusqu’à la maison celles que vous ne pouvez pas manger sur place ; en même temps ou avant l’outil qui canalise l’énergie vers l’extérieur, nous avons fabriqué l’outil qui ramène l’énergie à la maison. Cela fait sens pour moi. J’adhère ainsi à ce que Fisher a appelé la Théorie du Panier de l’évolution humaine.

Cette théorie ne se contente pas d’expliquer de larges pans d’obscurité théorique, et d’éviter de vastes zones d’absurdité théorique (largement peuplées de tigres, de renard et d’autres mammifères hautement territoriaux). Elle m’ancre aussi personnellement dans la culture humaine comme jamais je ne l’avais senti auparavant. Je n’ai jamais pensé que j’avais, ou même que je voulais une part de tout ça, tant que l’on expliquait l’origine et le développement de la culture à travers l’invention et l’usage d’objets longs et durs, destinés à pénétrer, frapper et tuer. (« Ce que Freud a faussement pris pour un manque de civilisation chez la femme est en réalité un manque de loyauté à l’égard de la civilisation » remarquait Lillian Smith). La société, la civilisation dont parlaient tous ces théoriciens, c’était évidemment la leur : ils la possédaient et ils l’aimaient. Ils étaient humains, pleinement humains, pénétrant, frappant, enfonçant, tuant. Voulant être un humain moi aussi, j’ai cherché des preuves que je l’étais. Mais s’il fallait pour cela fabriquer une arme et m’en servir pour tuer, alors il devenait évident que j’étais particulièrement déficiente comme humain, peut-être même pas un humain du tout.

C’est exact, dirent-ils. Voilà ce que tu es : une femme. Potentiellement pas un humain du tout, et certainement un humain déficient. Maintenant tais-toi, nous allons continuer à raconter l’Histoire de l’Ascension de l’Homme-Héros.

Allez-y, dis-je, tandis que je m’aventurai à travers l’avoine sauvage, avec Oo Oo en écharpe et la petite Oom dans le panier sur mon dos. Continuez à raconter comment le mammouth est tombé sur Boob, comment Cain est tombé sur Abel, comment la bombe est tombée sur Nagasaki, comment la gelée ardente est tombée sur les villageois, comment les missiles vont tomber sur l’Empire du Mal et toutes les autres étapes de l’Ascension de l’Homme.

Si c’est faire quelque chose d’humain que de mettre une chose que vous voulez dans un sac, parce que cette chose est utile, comestible ou belle, de la placer dans un panier, dans de l’écorce ou dans une feuille enroulée, dans un filet tissé avec vos propres cheveux, ou dans tout ce que vous voulez, et ensuite de ramener à la maison cette chose-là, dans une maison qui n’est qu’une autre sorte de grande poche ou de grand sac, un contenant pour les gens, et que plus tard vous ressortez cette chose pour la manger, la partager, la conserver pour l’hiver dans un récipient plus solide, la mettre dans le sac-médecine, sur l’autel ou dans le musée, à l’endroit vénéré, dans l’espace qui contient ce qui est sacré, et que le lendemain vous faites plus ou moins la même chose – si faire cela est humain, si c’est cela qu’il en coûte, alors je suis un être humain après tout. Pleinement, librement, joyeusement, pour la première fois.

Disons-le d’emblée : pas un être humain dénué d’agressivité ou de combativité. Je suis une femme vieillissante et furieuse, ferraillant et triomphant des voyous avec mon sac à main. Néanmoins, je n’y vois – ni qui que ce soit d’ailleurs – rien d’héroïque. C’est juste l’une de ces maudites choses que l’on doit faire pour pouvoir continuer à cueillir de l’avoine sauvage et à raconter des histoires.

C’est l’histoire qui fait la différence. C’est l’histoire qui me cachait mon humanité, l’histoire que racontaient les chasseurs de mammouth à propos de raclée, de viol, de meurtre, à propos du Héros. L’histoire merveilleuse et empoisonnée du Botulisme. L’histoire-qui-tue.

Il semble parfois que cette histoire touche à sa fin. Nous sommes plusieurs à penser, depuis notre coin d’avoine sauvage, au milieu du maïs extra-terrestre, que, plutôt que de renoncer à raconter des histoires, nous ferions mieux de commencer à en raconter une autre, une histoire que les gens pourront peut-être poursuivre lorsque l’ancienne se sera achevée. Peut-être. Le problème, c’est que nous avons tous laissés nos êtres devenir des éléments de l’histoire-qui-tue, et que nous pourrions bien nous éteindre avec elle. C’est donc avec un certain sentiment d’urgence que je cherche la nature, le sujet et les mots de l’autre histoire, celle qui jamais ne fut dites, l’histoire-vivante.

Ce n’est pas dans nos habitudes, ça ne vient pas facilement aux lèvres, inconsciemment, comme le fait l’histoire-qui-tue. Pourtant, dire que cette histoire ne fut jamais dite était exagéré. Des gens ont raconté l’histoire-vivante depuis fort longtemps, avec toutes sortes de mots, de toutes sortes de façons. Mythes de création et de métamorphose, histoires d’esprits filous, contes, blagues, romans, …

Le roman est fondamentalement une forme d’histoire non-héroïque. Bien sûr, le Héros y a souvent pris le pouvoir. C’est la conséquence de son caractère impérial et de ses pulsions incontrôlables : une tendance à tout conquérir et à tout diriger, en édictant dans le même temps des lois et des décrets sévères afin de contrôler son incontrôlable envie de tout tuer. Le Héros a donc décrété, à travers la voix de ses porte-paroles, les Législateurs : premièrement que la forme adéquate du récit est celle de la flèche ou de la lance, partant d’ici et filant tout droit jusque-, et TCHAK ! touchant son but (qui tombe raide mort) ; deuxièmement, que la principale affaire du récit, y compris du roman, c’est le conflit ; et troisièmement, qu’une histoire n’est pas bonne si lui, le Héros, n’en fait pas partie.

Je suis en désaccord avec tout cela. J’irai même jusqu’à dire que la forme naturelle, ajustée, adéquate du roman serait plutôt celle d’un panier, d’un sac. Un livre contient des mots. Les mots contiennent des choses. Ils portent des sens. Un roman est un sac-médecine, contenant des choses prises ensemble dans une relation singulière et puissante.

Une forme possible de cette relation entre les éléments d’un roman peut bien être celle du conflit, mais réduire le récit au conflit est absurde. (J’ai lu un manuel d’écriture créative qui disait : « Une histoire doit être vue comme une bataille », et qui continuait ainsi en parlant de stratégies, d’attaques, de victoires, etc.) Dans un récit envisagé comme panier/ventre/boîte/maison/sac-médecine, le conflit, la compétition, la tension, la lutte, etc., peuvent être considérés comme des éléments nécessaires à un ensemble. Pour autant, on ne peut pas définir cet ensemble comme conflictuel ou harmonieux, puisque son objectif n’est ni la résolution ni la stase, mais la poursuite d’un processus.

C’est clair que le Héros n’a pas l’air très bien dans ce sac, en définitive. Il a besoin d’une scène, d’un piédestal ou d’un pinacle. Mettez-le dans un panier, et il a l’air d’un lapin, d’une patate.

C’est pour cette raison que j’aime les romans : au lieu de héros, ils contiennent des gens.

C’est pourquoi, lorsque j’ai commencé à écrire des romans de science-fiction, je suis arrivé en traînant ce sac merveilleux, lourd et rempli de trucs – mon panier, tout plein de mauviettes et de maladroits, de petites graines de choses plus petites qu’une graine de moutarde, de filets aux tissages emmêlés qui, lorsque l’on prend le temps de les dénouer, révèlent un galet bleu, un chronomètre qui donne imperturbablement l’heure d’un autre monde et un crâne de souris ; tout plein de commencements sans fins, d’initiations, de pertes, de métamorphoses, de traductions, de bien plus de ruses que de conflits, de bien moins de triomphes que de pièges et de désillusions ; tout plein de vaisseaux qui restent coincés, de missions qui échouent et de gens qui ne comprennent pas. J’ai dit qu’il était difficile de faire un récit captivant en racontant comment nous avons arraché les graines d’avoine sauvage de leurs enveloppes, je n’ai pas dit que c’était impossible. Qui a jamais dit qu’il était facile d’écrire un roman ?

Si la science-fiction est la mythologie de la technologie moderne, alors ce mythe est tragique. La « technologie », ou la « science moderne » (j’emploie ces mots selon leur usage habituel, comme une abréviation inquestionnée pour parler des sciences « dures » et de hautes technologies fondées sur la croissance économique continue) est une entreprise héroïque, herculéenne, prométhéenne, et donc ultimement tragique. La fiction qui incarne ce mythe sera, et a déjà été, triomphante (l’Homme conquiert la terre, l’espace, les extra-terrestres, la mort, le futur, etc.) et tragique (l’apocalypse et l’holocauste, aujourd’hui ou demain).

Si, cependant, on évite le mode Techno-Héroïque linéaire et progressif, épousant la flèche (mortelle) du Temps, si on redéfinit la technologie et la science comme le panier culturel primordial plutôt que comme une arme de domination, alors nous aurons, effet secondaire plutôt plaisant, la possibilité d’envisager la science-fiction comme un champ bien moins rigide et étroit, pas nécessairement prométhéen ou apocalyptique, et comme un genre en fait moins mythologique que réaliste.

C’est là un réalisme étrange, mais la réalité est étrange.

Si on l’envisage correctement, la science-fiction, comme toutes les fictions sérieuses quoique drôles, est une tentative pour décrire ce qui est en train de se passer, ce que les gens font et ressentent réellement, comment ils se relient à toutes les autres choses que contient ce grand sac, ce ventre de l’univers, cet utérus des choses qui seront et cette sépulture des choses qui ont été, cette histoire interminable. En son sein, comme dans toute fiction, il y a suffisamment de place pour garder l’Homme à sa place, là où il doit être dans l’ordre des choses ; suffisamment de temps pour cueillir une profusion d’avoine sauvage et aussi pour les semer, pour chanter à la petite Oom, pour écouter la blague de Ool, pour regarder les tritons et pour que l’histoire ne s’arrête pas là. Il y a encore des graines à cueillir et il y a encore de la place dans le sac des étoiles. »

Ce texte d’Ursula K. Le Guin est extrait d’un recueil intitulé Dancing on the edge of the world, publié aux Éditions de l’éclat dans une traduction d’Hélène Collon.

REMERCIEMENTS

Nous remercions de tout cœur le traducteur Aurélien Gabriel Cohen pour ce texte partagé sous la Licence CC BY-SA 4.0 Attribution-ShareAlike 4.0 International

La théorie de la Fiction-Panier, Ursula K. Le Guin (Auteur) & Aurélien Gabriel Cohen (Traducteur), Université Paris Cité, Laboratoire Dynamiques Sociales et Recomposition des Espaces, Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive
Source : ⟨hal-04046090⟩

Merci à l'artiste Lucie Damond d'avoir mis la citation d'Akito Akagi sous mon regard.


Augustin DAVID, Hiver / Printemps 2025




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