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L'inquiétante étrangeté de Monsieur Dupetit..The uncanny world of Mr Dupetit

Focus

Qui êtes-vous Monsieur Dupetit?

Qu'est ce qui sépare véritablement le connu de l'inconnu?
Comment la reconnaissance peut-elle apprivoiser la méconnaissance?

Voici deux questions qui taraudent et traversent tout le geste de la galerie stimmung.

Dans notre présent où le spectacle de l'extraordinaire domine l'instant, où le reconnu sert souvent de confortable rassurement, nous avons particulièrement besoin d’œuvres qui par leur singularité, leur densité sont en mesure de formuler de nouveaux liens aux objets, d'autres rapports aux mondes que nous habitons.

L'œuvre qui nous intéresse aujourd'hui est une de ces étrangetés qui redessine les contours d'une histoire de l'art trop incertaine.

Bienvenu dans le monde étonnant d'Henri-Georges Dupetit (1903-1989), fabuleux potier oublié.

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Direction artistique par Damien Ropero
Photographies des œuvres par Léang Seng



«Les lichens ne se montrent vulnérables qu’aux modifications anormales du milieu. Comment ne pas admirer la justesse, pour ne pas dire la sagesse, de cette réaction ? Comment ne pas applaudir à ce refus, ne pas y voir une leçon ?»
Pierre Gascar, Le présage


Le monde des amateurs d'art ne fait malheureusement pas exception au principe selon lequel le connu rassure et réconforte. Lorsque le moindre cendrier ou gribouillis d'un artiste phare suscitent la béate admiration de tous, nous pouvons (devons?) nous demander ce qui - au fond - fait la puissance d'une œuvre autant que ce qui assure notre capacité à l'appréhender.
Je ne suis pas assez idiot pour nier les rapports intriquant mémoire et effets de marché et ce que la cote d'un.e artiste projette de lumière sur la moindre de ses créations. Je ne suis pas assez fou non plus, pour ignorer que ces effets relèvent fort heureusement, à l'origine, d'une juste et légitime attention portée à l'endroit d'une trajectoire que l'on sent importante et que l'on retrouve en chaque œuvre.
Ce qui demeure plus difficile à lire c'est l'indifférence qui vient souvent doubler la méconnaissance. Pour le dire autrement, s'il n'y a, par principe, pas d'œuvres illégitimement reconnues (sauf à méconnaître la possibilité d'aimer de chacun.e), il demeure en revanche d'innombrables trajectoires trop étouffées par la poussière du temps.
Aussi, que reste-t-il à notre disposition pour prendre en considération une œuvre jusqu'ici méconnue?
D'aucuns diront qu'on ne peut célébrer des œuvres sans mémoire, d'autres diront qu'on ne peut avoir la mémoire d'une œuvre dont manque la matière - le corpus. Tout cela est peut-être vrai à considérer qu'il faille nécessairement la combinaison des deux, le souvenir et les œuvres.
Pour ma part, j'essaye sans relâche de mettre un pied devant l'autre avec ce dont nous disposons en nous (en propre et collectivement). Notre sensibilité, notre aptitude à réfléchir et notre regard sont alors probablement les outils premiers de la possibilité même de nous pencher sur une œuvre.



Ainsi, lorsque pour la première fois je suis confronté aux œuvres d'Henri-Georges Dupetit,  je ne les connais pas, je ne les reconnais donc pas, je ne connais d'ailleurs rien d'approchant. Lui, je ne le connais pas non plus, et les premières recherches que je mène à partir de la signature "H. Dupetit" présente sur les pièces m'indiquent qu'il est un homme, un homme essentiellement perçu comme peintre. Et je ne saurai pas dire alors s'il est reconnu.

Mais à quoi bon se décourager face à l'inconnu? Ce qui existe dès lors de plus tangible, c'est l’aura incontestable de ce qui est sous mes yeux. Je me trouve même dans cette situation étrange et passionnante où je découvre d’une certaine manière l’existence simultanée d'une chose et de sa puissance me traversant.
Ce qui me traverse alors littéralement, c'est la dimension proprement magique de l'œuvre. J'ai beau baigner dans un monde rationnel où cette œuvre est quasiment inconnue, il me faut bien reconnaître - en elle - une autre source possible de connaissance que les faits et données limités qui lui sont afférentes.
J'ai dès lors en ma possession un corpus de sept œuvres céramiques toutes aussi extraordinaires les unes que les autres: sept expressions inédites qui témoignent chacune d'une liberté de style et d'un savoir-faire technique très peu courant. Sept œuvres qui portent un esprit et un imaginaire totalement singulier dans le paysage céramique et artistique de son siècle. Sept raisons -donc- de ne pas comprendre, de prime abord, comment un tel travail a pu sombrer dans un oubli profond ou du moins demeurer dans l'ombre de toute historiographie.
Au fond, je ne chercherai pas ici à expliquer un tel ombrage, il s'explique souvent assez facilement, lorsque pour des questions esthétiques, plastiques, historiques ou encore politiques, le rendez-vous avec d'autres présents ultérieurs n'a pas été possible.
Je m’attellerai donc plutôt à le rendre possible ici et maintenant.



Sourcer

Les informations disponibles sur Henri-Georges Dupetit, on l'aura compris, sont peu nombreuses. Comme pour le travail mené par exemple sur l'atelier Pointu, c'est même ces lacunes qui d'une certaine manière nous engage à avoir d'abord foi dans la magie des œuvres, à s'y plonger corps et âme, sans trop attendre ce qui surgirait d'un extérieur pour venir conforter nos sensations.
Je suis à l'aise avec cela. J'en ai même fait une spécialité, le cœur d'un travail de mémoire qui compose avec la matière disponible. Me souvenir est mon métier pour le dire avec les justes mots de Nastassja Martin.
Alors il faut sourcer l'histoire absente, remonter jusqu'où l'on peut, regarder ce qui est là et imaginer au-delà. « Pour savoir, il faut imaginer » dit si justement Georges Didi-Huberman. Imaginer, ça n'est pas fantasmer, mais ouvrir la zone grise entre l'ordinaire et l'extraordinaire, c'est se demander comment peuvent résonner les choses lorsqu'enfin, elles affleurent à la lumière du présent.
Il faut pour cela savoir se détourner du temps prévient Jacques Rancière : « (l’) histoire n’est pas simplement une discipline, c’est une figure de pensée qui, dans un moment donné, impose un sens d’historicité dominant comme cadre général de saisie des objets. La domination de l’histoire, c’est la domination d’un certain sens de l’histoire ». Nous voilà prévenus, il nous faut renoncer du même au seuls faits connus et à la sentence de l'inconnu pour plonger dans le monde de Monsieur Dupetit, un monde où sa méconnaissance n'explique rien sinon le silence qu'accompagne trop sûrement le chemin de tout ce qui n'est pas assez évident.



Ce que je sais

L’histoire est presque trop belle (1), comme un clin-d’œil adressé du passé, celui qui nous intéresse ici nait en 1903 à Paris dans une maison bien particulière: la maison même où vécut l'extraordinaire Bernard Palissy dans le Paris du seizième siècle. Cette vie discrète que nous traquons partage dès lors au moins deux points communs fondateurs avec son illustre complice: un lieu -ça n'est pas rien-et l'amour de la terre et de ses expérimentations!
Nous pourrions nous arrêter là, mais Dupetit grandit (sic) tout près du Jardin des Plantes, le Muséum est son jardin. Empreint de l'ordre cosmologique qu'arpentait déjà contre vents et marées le merveilleux Palissy, Dupetit développe son goût de la nature, il se fait attentif à la substance du monde, aux matières et aux formes du vivant qui marquent son esprit et attisent son imaginaire.
Après sa scolarité, Henri-Georges Dupetit se forme a l’École Nationale des Arts Décoratifs. Le jeune décorateur baigne dans le Paris Art Déco des années folles. Ses premiers projets sont des aménagements d'intérieurs et des affiches publicitaires et s'il est possible que la singularité de son langage plastique trouve aussi quelques atomes crochus avec la génération des premiers surréalistes qui agitent le Paris d'alors, sa vraie passion le remet au contact du vivant. Épaulé de sa carte professionnelle d'Artiste, il revient sur ses pas, arpenter le territoire de ses vertes années: le Muséum, le Jardin des plantes et sa ménagerie où il capte la vitalité du végétal, des mousses, des algues, des lichens, et des animaux. Il semble même que ce soit là la source première de toute sa cosmologie personnelle. Son regard commande l'attention, il se fait observateur de toute invisibilité, de ce qui est bien là mais qui n'est pas vu: du microscopique au négligé, de l'intangible au sensible.

En 1928, il épouse Hélène Lariepe et découvre avec elle les plaisirs et les jours des vacances à Rouvrat, fief familial d'Hélène, près de Montceau-les-Mines.
Mathilde Huet* nous apprend dans la notice du Musée du Creusot (2) que « Cette maison familiale, qu'il affectionne particulièrement, est située en pleine campagne, avec vue sur la colline de Sanvignes, les hauteurs du Bois Garnier, et celles du Bois du Verne. L'artiste y réalise une multitude de dessins et de peintures, où paysages alternent avec scènes du quotidien, vues d'intérieur, et représentations d'objets divers ». Résonne déjà cet ajustement si singulier qui permet à l'artiste, tel Palissy avant lui, de faire entendre le pouls du quotidien et de célébrer la beauté de l'ordinaire. « Son regard réussit même à rendre beau l'environnement minier, pourtant tout proche ».
À Paris, le jeune couple s'installe et la carrière d'Henri-Georges dessine une trajectoire intéressante. Il se pense décorateur et ses talents de marqueteur l'amène à travailler pour Jacques-Émile Ruhlmann. Il côtoie François Pompon, admire sa synthèse plastique et occupe ses journées à dessiner des décors à la mode pour une clientèle avide de nouveautés. Le couple est animé par divers horizons, Hélène sa compagne ouvre une magasin de poissons exotiques (Dupetit réalisera ainsi d'incroyables compositions sculpturales figurant des poissons) où elle présente aussi de la lingerie fine qu'elle crée artisanalement.
Lorsque la guerre éclate, Dupetit est fait prisonnier. Il est incarcéré dans un stalag où son échappatoire véritable est le dessin qui l'anime déjà par-delà la décoration depuis la fin des années 1920.
À sa libération, il ne reprend pas pied dans le petit monde de la décoration. Comme le souligne Françoise Dedieu (2), « 1941 est un tournant dans sa vie car il se consacre entièrement à la poterie et plus largement à la céramique. Avec son tour ou au modelage, il crée divers objets, surprenantes coupes, fantasmatiques pots à tabac et autres pique-fleurs. (il dessine) ce fameux coq qui orne encore quelques mairies en France ». Sa compréhension technique céramique est telle qu'il l'expose dans un traité de fabrication pour lequel il reçoit la médaille d'or de la Chambre des Métiers de la Seine.
Son style est profondément singulier, que ce soit dans le choix des formes, des typologies d'objets, des émaillages tendres et complexes qu'il offre au regard. « Certains artistes de Vallauris sont admiratifs » dit Françoise Dedieu « mais lui reste discret ». Secondé par Hélène, il rencontre un certain succès notamment aux États-Unis et au Japon. Ses choix sont singuliers, les pièces de formes sont destinées à des usages très précis et traitées avec un élan et une audace que ce type d'objet rencontre rarement. On y retrouve la trace prégnante de son amour du vivant végétal. Les pique-fleurs sont des chefs-d’œuvre, chacun des exemples qu'il m'a été possible de retrouver offre systématiquement une vision de sculpture très aboutie. La fonction si elle est parfaitement assurée, semble magnifiée dans un travail onirique où chaque vide, chaque godet destiné à accueillir une tige, se retrouve au centre de l'attention. Le vide est comme entouré d'un paysage fantastique qui évoque l'invisible qu'il décelait déjà dans ses pérégrinations passionnées de jeunesse: le minéral, le géologique, les lichens, les algues et le monde sous-marin, les nuages. Au sein d'une typologie que l'on pourrait croire convenue ou du moins trop contingentée par une fonction pour offrir une liberté d'imagination, Dupetit oppose au contraire une maestria aussi extravagante que familière. Il fait sentir des paysages, des formes organiques qui sont charnelles, germinatives, parfois éthérées. Tandis que nos repères se perdent s'ouvre l'horizon de notre imagination.



Dans le haut vase pique-fleur que nous présentons, Dupetit hourdit un dialogue entre les échos géologiques de la couverte et la douceur presque aérienne du modelé. La sculpture se présente à nous telle une pierre roulée surgit du fond des âges, sa couverte est d'un rouge profond, généreux et très vitreux, elle apparaît aléatoirement noire, brique, lie de vin au gré de la vigueur des rayons qui la caressent. Telle un marbre griotte, elle miroite pour ne jamais se laisser saisir dans la globalité. Ainsi va la vie dans ses formes les plus riches: elle est insaisissable, inassignable. Cette surface épouse une forme d'une douceur vaporeuse, nuage posé sur un socle classique. La rondeur est enveloppante, elle appelle une caresse.



Dans le pique-fleurs centre de table, c'est une autre histoire que l'on entend. Si ses contours sont du même type, la pièce s'offre à nous telle un lichen, comme ces lichens dit crustacés, vies rudérales qui colonisent les roches en rotondités adhérentes. L'émail vibrant d'un camaïeu de verts et de bruns évoque une vision microscopique des thalles, chaque godet est comme une place ménagée dans le cosmos symbiotique du lichen. Incongruité supplémentaire, la base est traitée avec un émail bleu tendre d'où se dégagent des pieds surélevant la pièce. On dirait le ciel accueillant un lichen, une pulsation organique qui s'invite au centre de la table. Dupetit sent bien que ce sont bien les plantes qui, il y a des millions d’années, ont transformé le monde en produisant les conditions de possibilité de la vie animale. Végétaux et animaux sont depuis lors unis en un équilibre fragile. Notre monde est une stimmung garante de la symbiose entre les vivants et dans cette mince couche qu'on appelle atmosphère, nous sommes immergés comme un poisson dans l'eau.
 Ce ciel où nous naviguons est le don du vivant non-animal. Il est partout, nous sommes en lui, jusque dans la terre.



Il en va de même dans le chef-d’œuvre que constitue l'extraordinaire vase germinatif arrivé jusque dans nos mains. Il semble être encore plus nettement le grossissement des thalles d'un lichen fruticuleux, corticole. Telles des corolles, chaque col est un étirement vers la lumière que la surface émaillée donne à saisir aussi. L'émail est sublime, riche de superpositions mates qui lui donnent des allures de patine immémoriale. Le bleu s'unit au vert et au jaune, créant un turquoise frémissant, de ces couleurs indistinctes dont seuls les lichens ont le secret.

À chacune de ces occurrences, c'est la trajectoire silencieuse et extravagante d'un artiste que nous découvrons à l'examen de ses œuvres. Comme s'il avait été durablement habité par l'esprit expérimental et poétique de Bernard Palissy, Dupetit donne à saisir un microcosmos, il convoque la matière insondable d'une nature qu'il aime intimement et qu'il expose à ses contemporains d'une manière très personnelle, déconcertante dans le paysage artistique et céramique de son époque.



Par sa puissance, un simple pot couvert, se métamorphose en une boite secrète presque organique. On le croit vivant, grandissant sous l'impulsion d'une vitalité propre, germinative. Si rien n'est précisément réductible, on sent bien que la boîte est plus qu'elle même. Elle est aussi une écorce soumise aux tensions du tronc qui croît, qui durcit et mute au grès des saisons, elle est une pierre roulée par le torrent, elle est l'empreinte d'un serpent échappé d'un plat de Palissy.



L'autre pot que nous présentons, un sublime pot ansé, évoque les concrétions sous-marines, il est lui une mue, son émaillage est gras, ardent, comme une lave au repos, il craquèle, se fissure, joue à la surface. Se joue de la surface. Il est aussi lichen asséché, évocation pastel d'une parmélie des murailles que la rosée viendra réveiller.

Tout dans le travail céramique de Dupetit est sujet à étonnement.
Nous sommes face à un œuvre mature, riche, profond, référencé et mystérieux.  Mais comment a-t-il acquis une telle maîtrise technique? Auprès de qui? Comment a-t-il diffusé ses pièces singulières? comment a-t-il présenté en son temps un univers si personnel et si atypique dans le paysage potier de l'après-guerre? Si les archives de la Chambre Nationale des Métiers d'Art souligne sa participation à la session d'automne 1954 aux côtés de tous les grands noms de l'Après-guerre, d'aucuns se remémorent sa présence régulière à ce rendez-vous important durant une vingtaine d'année. Nous savons aussi qu'il concevait son travail comme un bricolage expérimental. Françoise Dedieu en témoigne, « Il aimait travailler de ses mains tous les matériaux, utiliser des techniques nouvelles, s'initier à tout ». Il fut aussi un passeur, « il savait constamment apprécier le travail des autres artisans dans tous les autres domaines. Il a réuni pendant quelques années autour de lui un groupe de jeunes qu'il initiera au métier de potier-céramiste ». Qui sont-ils? Où sont-ils aujourd’hui? On ne connaît ni émules ni ertsatz de Dupetit. On aimerait d'autant plus en savoir davantage sur un tel compagnonnage, capable à partir d'une œuvre singulière et profondément inimitable, de laisser libre cours à d'autres cheminements individuels.


Masques et métamorphoses

Ça n'est pas en nous tournant vers les autres productions d'Henri-Georges Dupetit que nous nous dessaisirons de l'étrange et génial sentiment qui accompagne sa découverte. Au contraire, dans l'intime rapport au vivant qui anime sa singulière manière d'interpeller la nature, le mystère s'épaissit dans la confrontation aux fabuleux masques que nous avons pu rassembler. Il semble qu'ils soient plus avancés dans le cheminement de l'artiste. Ces modèles sonnent d'emblée comme d'étranges résonances aux têtes de caractère de Franz-Xaver Messerschmidt ou aux monstres de la tradition poyaudine initiés par Jean Carriès pour la Porte de Parsifal, son chef-d’œuvre sacrificiel. Comme ses aînés, Dupetit s’attèle à un autre réel invisible: le sentiment.



Les hurleurs de Dupetit sont touchants malgré leur plainte, chacun y projette librement ses tourments, ses colères et ses peurs. Écorchés ou bannis des enfers, ils exposent leur face au monde dans une explosion colorée qui conteste le fracas de leur visage. Ils sont même équipés d'une prise qui permet de les porter à la main et de les placer face à soi ou par-devant soit à la manière des théâtres masqués de l'histoire humaine millénaire du théâtre grec antique au Nō japonais. C'est que le masque est la forme même de l'exposition au monde. Comme le rappelle le philosophe Giorgio Agamben « le désir d'être reconnu par les autres est inséparable de l'être humain (...) c'est seulement à travers la reconnaissance des autres que l'homme peut se constituer comme personne. C'est dans sa reconnaissance comme personna (masque en latin) que l'humain est perçu par son extérieur. »
La personne comme le rappelle son étymologie expose son masque et c'est même dans le rapport à cet écran particulier que chacun se construit. Sur la scène de la vie, la personne est tout à la fois ce masque qui est donné à voir en public et cette puissance, cette aptitude éthique à se défaire de celui-ci. La personne existe en ce double mouvement d'adhésion et de prise de distance vis-à-vis de ce masque.
Le travail d’Henri-Georges Dupetit occupe à sa manière cet espace négligé, il baigne dans cette mélancolie de la vacance, de l’absence qui aliment son étrangeté. Ses œuvres sont un terrain de fantasme, de rêve diurne, cette capacité restaurée, inhérente par nature à l'enfant, à tenir ensemble le réel et l'imaginaire. Ses masques deviennent pour moi des lieux-objets symboliques d'un espace où l'humain - un et indivisible - (l'enfant qu'il fut et demeure), la personne sociale (masque) et l'être éthique (sa puissance) qui s'en affranchit, est toujours déjà réuni en ce corps, seul capable de construire une vie. Les masques d’Henri-Georges Dupetit semblent saisis à l’instant de cette métamorphose permanente, celle qui nous aide à occuper l'espace entre notre masque et notre visage.

Je vois ainsi de la douceur dans le visage de ce revenant, une nécessité à demeurer parmi nous pour nous mettre en garde comme le Nada des Désastres de la guerre de Francisco Goya y Lucientes. S'il effraie, c'est à son corps défendant, sa laideur d'écorché est une beauté où papillonne les verts, les rouges, les bleus les plus profonds, en une palette rare que le feu fige pour l'éternité, tant qu'on y prêtera attention à tout le moins.
Au contraire, l'autre masque que je présente, figure un crieur transi. J'y reconnais ce rêve décrit par Michel Leiris « Je perçois si nettement le rapport entre le déplacement rectiligne d'un corps et une palissade perpendiculaire à la direction de ce mouvement que je pousse un cri aigu». Tout est affaire de conscience en somme. Sa bouche a beau être grande ouverte aucun son ne semble pouvoir en sortir. On a beau l'écouter, l'exhorter à se faire entendre, il ne peut articuler aucun son et seule sa face délivre un message inaudible. Son visage est un sentiment. Entre effroi et stupéfaction, il se démène pour exister, sa voix imperceptible relayée par une surface colorée de matités chaudes et d'un satin glauque et fertile.



Ainsi, chaque œuvre est aussi l'occasion d'une surprise, on découvre peut-être l'artiste comme dans un portrait par les œuvres, mystérieux portrait chinois par lequel peu à peu, un profil se dessine, sans certitudes.
En 1969, Henri-Georges Dupetit cessera ses activités professionnelles. À 63 ans, il s'autorise une retraite volontaire consacrée à ce qui fut toujours ses plus intimes pratiques, la céramique, qu'il exerce tant qu'il le peut, jusqu'en 1982 redécorant notamment de panneaux céramiques les murs et plafonds de son appartement parisien et aussi la peinture de paysage qu'il poursuivra inlassablement jusqu'à sa mort en 1989.

Qui étiez-vous Monsieur Dupetit? Nous voilà à peine avancés, avec probablement davantage de questions encore qu'à la source de notre étonnement originel. On aurait aimé certainement interroger l'homme, sa femme. Des proches. Des disciples, des amis.
Au cœur de chacune de ces surprenantes rencontres grâce aux œuvres, demeure la trace d'un sentiment confus, l'inquiétante étrangeté de ce qui reste caché en l'absence de toute certitudes. Heureusement parfois ce qui inquiète questionne et débouche sur une capacité d'imagination renouvelée, sur un sentiment de libération. Cela peut même être le ferment de vies lorsque le doute est fécond.
On n'en saura pas plus pour l'heure, en espérant que cette nouvelle trace soit un jalon sur le chemin de sa redécouverte, un appel à ce que le récit s'étoffe, se densifie.
Tout témoignage est le bienvenu.

En attendant, reste pour nous à co-habiter le monde avec les œuvres laissées en legs par Henri-Georges Dupetit et que demeure grâce à elles, pour le meilleur, cette puissance de transformer l'étrangeté en étonnement, et l'inquiétude en joie d'expérimenter une liberté rare, approchée avec jubilation.

Augustin DAVID, février-mars deux mille vingt deux.


(1)Nous remercions Mathilde Huet ainsi qu’Élodie Raingon, documentaliste à Écomusée de la communauté Le  Creusot Montceau pour les indications biographiques qui structurent ce cheminement. Les citations proviennent du catalogue Montceau-les-Mines vu de Rouvrat par Henri-Georges Dupetit, 1996.
(2) En 1990, l'Écomusée de la communauté Le Creusot Montceau a reçu de Madame Françoise Dedieu une donation de 225 œuvres d'Henri-Georges Dupetit.

Je remercie vivement mon ami Damien pour son aide si précieuse. Je remercie également Selma pour son attention et sa relecture.


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