Lorsque l’on enquête sur un passé récent,
la recherche ressemble à s'y méprendre à une archéologie.
Les récits de transmission orale sont si fragiles, qu'aussitôt écrits, ils se retrouvent bien souvent sanctuarisés jusqu'à ce qu'émergent, parfois, les conditions qui permettront enfin de nouvelles lectures.
Lorsque les traces sont trop infimes, le récit trop univoque, arpenter l'inconnu, en appeler à l'imaginaire sensible, deviennent les outils indispensables de possibles redécouvertes.
C'est à ce seuil que se tiennent aujourd'hui Jean Pointu et plus encore Léon Pointu, potiers sacrifiés d'une histoire incomplète.
Il y a déjà de nombreuses années, le nom de Pointu résonne à mes oreilles, l'homme d'âge mûr qui me cède une œuvre de Pol Chambost m'interpelle, sans condescendance, « Alors vous vous intéressez à ça? Je comprends, moi j'en ai fait le tour je crois. » « Ah bon! -répliquais-je songeur- sur quoi vous penchez-vous alors? » Ses yeux s'allument fugitivement et il me dit, comme s'il usait d'un code secret, « Vous aimez le grès ? » Moi d'acquiescer et lui de reprendre comme une fragile confession « Je collectionne les Pointu. (Silence) Vous connaissez ? »
Ce nom étonnant allait ainsi se rappeler à moi sans cesse depuis lors, signe récurrent d'une enquête au long cours qui, peu à peu, viendrait métamorphoser mes joies et sensations premières en quête de connaissance.
On aime mieux ce que l'on connait bien dit le philosophe, alors faut-il se pencher sur quelque chose de négligé? L'amateur -celui qui aime- a-t'il un rôle face à la méconnaissance ?
La redécouverte des voix oubliées à laquelle œuvre la galerie stimmung passe par des sentiers méconnus qu'il importe, je crois, d'arpenter car cela engage toujours bien au-delà du sujet apparent.
Aujourd'hui que j'envisage d'écrire sur l'atelier de Jean (1843-1925) et Léon Pointu (1879-1942) à Saint-Amand-en-Puisaye (1906-1942), je mesure la chance irradiant ce frêle premier rendez-vous. Je connaissais le nom et l'œuvre des Pointu superficiellement mais ma curiosité en fut durablement attisée. Depuis lors, l'envie d'en questionner le sens s'est faite toujours plus pressante devant ce constat troublant que leur notoriété -indéniable de leur vivant- avait sombrée sinon dans l'oubli, du moins dans une indifférence aussi illégitime que mystérieuse.
Ce(ux) qui importe(nt)
Leur trajectoire mérite d'abord d'être remise en perspective.
Lorsque Jean Pointu (1843-1925) émerge dans le monde du grès japonisant au tournant du vingtième siècle, une page essentielle de l'art céramique français vient de s'ouvrir. Et avec elle, une brèche dans les certitudes portées par les académismes artistiques.
D'une fragile lueur venue du Japon -la présentation au public occidental, lors des expositions universelles, des céramiques du chadō, la culture du thé japonais- un bouleversement éthique va semer le doute sur les perspectives dominant l'Occident et bousculer les codes d'un monde de l'art alors résolument mondain et courtisan.
Paul Gauguin expose la déflagration qui fissure les fragiles stucs qui servent de fondation à l'art académique: « Tout l’Orient, la grande pensée écrite en lettres d’or dans tout leur art, tout cela vaut la peine d’étudier, et il me semble que je me retremperai là-bas ». Il va consacrer dix ans de sa courte vie au grès, « je cherche le caractère dans chaque matière. Or le caractère de la céramique de grès est le sentiment du grand feu » résume t'il dans une fameuse lettre à Émile Bernard en juin 1890.
Le grès jusqu'alors utilisé dans les chefs-d'œuvre quotidiens des terroirs potiers ruraux d'Alsace, de Normandie, du Beauvaisis, de la Puisaye ou du Berry obtient droit de cité et connait alors un élan inédit dans le mouvement des arts décoratifs qui va accompagner cette possible refondation du sens de l'art.
Les enjeux n'en sont pas qu'esthétiques, ce qui s'augure dans l'intuition reçue du Japon, c'est l'épiphanie d'un art simple qui recherche une harmonie entre les gestes de la vie quotidienne et les œuvres, leur inscription dans le flux quotidien de l'existence: une délicieuse cohérence entre des moyens qui sont autant de fins.
Sous l'influence du réalisme et des fécondes pensées en cours dans les milieux foisonnants de la gauche artistique, d'aucuns cèdent volontiers aux attraits de ce « Moyen-âge retrouvé » qu’est le Japon tel qu’il se présente dans les expositions universelles à partir de 1862.
Jean Carriès, moderne Palissy, fût le premier -et bien d’autres après lui- à révérer cette simplicité retrouvée dans la matière, cette esthétique de l'ineffable, du défaut, de l’accident, du hasard, cette nouvelle communion avec le cosmos, ce retour à l’humain des origines, sorti du limon de la terre.
Lorsque qu'on évoque l’École de Carriès, et plus largement l'influence du japon sur l'art céramique en Puisaye, le nom de Jean Pointu arrive souvent en bout de course en dépit de l'évidente et surprenante beauté de sa manière. L'histoire laconique des Pointu s'est aussi toujours écrite à l'aune de la figure du père. Par une approche trop calquée, son fils Léon apparaissant le plus souvent au mieux comme un habile et respectueux poursuiveur.
Le parcours du fils, Léon Pointu, demeure ainsi englué dans l'ombre, doublement impacté par le surplomb paternel et par une lecture de son œuvre qui le réduit à n'être que le fils de son père.
Il semble qu'ici comme ailleurs les idées préconçues gênent l'observation.
Dans leur ouvrage pionnier L’École de Carriès, art céramique à Saint-Amand-en-Puisaye, 1888-1940 (1997), Patricia Monjaret et Marc Ducret nous mettaient judicieusement en garde mais sans nous éclairer davantage par-delà les faits que les archives avaient livré à leur examen attentif: "Léon Pointu mérite mieux que l'ostracisme dans lequel les amateurs du groupe Carriès l'ont tenu jusqu'à présent". Je partage leur sentiment.
Dans ses Cahiers du Grès de Puisaye, fondamentaux eux-aussi, Marcel Poulet avait passé au crible les rares faits avérés sur la trajectoire du fils Pointu, Paul Arthur dans son magistral French Art Nouveau ceramics (2015) et Emmanuel Nesly, sur son site de synthèse consacré aux grès de Puisaye, précisent chacun des contours importants mais malheureusement les quelques faits laconiques autant que lacunaires qui s'offrent à l'amateur ne permettent d'éclairer ce qui gît dans les manques.
Restent les œuvres.
Ma position sera donc presque extérieure aux analyses biographiques : dans chaque œuvre, il existe un centre dérobé pour lequel elle a été menée. Interroger les pièces et les gestes qui les ont fait éclore permettra peut-être de sonder les creux d'une histoire trop absente, avec l'espoir que cette prospection, à défaut de livrer des faits supplémentaires, soit au moins utile à sa redécouverte, à son appréciation et plus encore à susciter des questions.
à rebours
Je voudrais donc tenter ici de repositionner l'importance des Pointu à partir du cas du fils -Léon Pointu- en m'attachant à saisir ce que son art offre de vraiment singulier. Bizarrement, je me propose de faire cela non pas en m'appuyant sur les modèles autonomes qu'il a imaginé après le décès de son père mais bien au contraire à partir de ce qu'ils ont forgés ensemble et qu'il a poussé plus loin.
Je voudrais, pour ce faire, tracer une voie à rebours, une relecture à hauteur du fils qui ne soit plus contingentée ni par l'emprise du père ni par les lectures trop coutumières d'une historiographie enchainée aux archives et que tout recours aux sensations semble pétrifier de peur.
Relire la place de Léon Pointu, mieux comprendre son œuvre, est au double bénéfice de l'histoire. Cela nous pousse à préciser la trajectoire du père et permet de valoriser le mentor qu'il fut pour que surgisse au crépuscule de sa carrière une coopération féconde dans ce qu'il faudrait appeler dorénavant plus justement l'atelier Pointu.
Revenons donc en arrière.
Autour de plusieurs collections, notamment celle des Leproust au passionnant Musée de Prémery, la vie et l'inscription de Jean Pointu -le père- dans l'histoire céramique est dorénavant correctement documentée.
Lorsque celui-ci arrive et s'installe à Saint-Amand-en-Puisaye, il a déjà une longue carrière de praticien derrière lui, qui lui a permis de croiser divers enjeux de son époque. Acteur du groupe animant la "faïence impressionniste" autour du vivier artistique que forment les centres potiers de Fontainebleau (1875-92), Marlotte et Montigny-sur-Loing, il se fait une renommée de technicien hors pair en tant que faïencier, puis comme directeur technique d'une fabrique de porcelaine à Montreuil-sous-Bois (1893-94), responsable d'une tuilerie et d'une manufacture d'éléments céramiques industriels à Decize (1895-1906).
C'est seulement en 1906, alors qu'il est déjà âgé de 63 ans, qu'il assouvi un rêve caché et s'installe à Saint-Amand-en-Puisaye comme collaborateur de Lucien Brisdoux, spécialisé dans la céramique pour l'industrie chimique.
Son attrait pour le travail de la céramique japoniste de l'école de Carriès se fait si pressant que l'élan de son implantation nouvelle, et le regard aiguisé qu'il promène sur l'héritage artisanal local lui donnent l'opportunité de commencer à produire des pièces en grès, inspirées du japonisme de Jean Carriès.
Ces premiers essais sont les coups de maîtres d'un technicien très exigeant. Ils possèdent déjà cette surface lisse et mate décorée de glaçures épaisses qui va caractériser la manière de l'atelier de Saint-Amand dont son fils Léon prendra seul les rennes à sa mort.
Le succès est au rendez-vous et certaines de ses pièces sont exposées au Salon d'Automne et de la Société des Artistes Français entre 1907 et 1913, ainsi qu'au Musée Galliera en 1911. Au-delà de ces pièces qui sont aussi des témoignages, on ne sait pas grand-chose de précis de son travail jusqu'à la Première Guerre mondiale sinon qu'il revend à ce moment-là son atelier réquisitionné pour des besoin militaires en 1917 et qu'il se réinstalle route de Cosne, à quelques encablures.
Durant cette décennie il élabore une œuvre à la fois marquée par l'influence nippone et la médiation de Carriès mais qui se démarque de l'élan des autres contributeurs du "groupe Carriès" par une farouche volonté de maitrise. Remarquable praticien, il sélectionne et prépare une terre à grès extrêmement épurée, très blanche, sur laquelle il appose des émaux superposés en coulures qu'il tente de maitriser pour ne pas concéder trop de place aux aléas du feu. Il combine diverses recettes d'émaux et s'échine surtout à créer des harmonies de tons audacieuses, très construites où s'entremêlent évocations terreuses et virtuosité des assemblages. Les formes sont simples, assez fermées, et servent de support à de remarquables marbrures et coulures aussi surprenantes que maitrisées.
L'atelier Pointu!
Le premier exercice que nous pouvons tenter consiste à réinterroger les quelques faits avérés pour rendre à chacun la place honnête qui lui est due et non celle à laquelle ils sont chacun assignés.
La vulgat toujours répétée tient donc en quelques mots: Alors que Jean Pointu s’installe en Puisaye en 1906, son fils Léon termine son service militaire après ses études et intègre l’atelier paternel probablement au moment de la "grande guerre". Le tempérament « aigu » du père, ménage peu de place au fils, et ce dernier, montrant peu d'ambition propre, aurait poursuivi respectueusement l'œuvre paternelle, sous sa "tutelle", non seulement jusqu'à son décès en 1925, mais bien au-delà.
Cette vision -bien commode- dit au fond beaucoup plus sur le patriarcat et les lectures linéaires qu'accentuent l’historiographie archivistique que sur la densité et la matière des puissances à l’œuvre dans la création.
On l’a dit tout à l’heure, lorsque Pointu père s’installe à Saint-Amand, il est âgé (63 ans), sa carrière est derrière lui, et il est probable que l’enchainement des faits présenté ci-dessus nous porte à considérer que c’est bien avant la première guerre mondiale - il a environ 35 ans-, même avant l’installation du père en Puisaye que Léon (il a déjà 27 ans lors de l'installation en 1906!) s’initie aux arcanes de la poterie.
Si le parcours de Léon Pointu demeure méconnu, tout (le silence des archives contrecarré par des témoignages principalement) pousse à croire qu’il s’est formé au long cours depuis sa prime jeunesse auprès de son père et rien ne confirme qu’il ait suivi une quelconque autre formation hors de l’atelier paternel. A Saint-Amand en tous cas, dès 1906 l'atelier fonctionne avec une équipe constituée d'un tourneur, d'une anseuse, d'un manœuvre polyvalent et d'un apprenti. (à ce sujet, les recherches précises de Marcel Poulet et des Ducret-Monjaret sont éclairantes).
De mon côté, l’examen attentif des faits me poussent à formuler une hypothèse: Compte tenu du parcours passionnant qui sera le sien après le retrait (vers 1921) et la mort de Jean (1925), il semble légitime de nous interroger sur le rôle joué par le fils dès l’installation de son père en 1906. Si, comme je le crois, Léon pointu est formé au travail de céramiste depuis sa prime jeunesse et s’il travaille auprès de son père dès son installation, il faudrait repenser le travail artistique de l’atelier Pointu à Saint-Amand-en-Puisaye comme le lieu d'un travail conjoint que le respect filial particulier à l’époque et la stature paternelle aurait empêché de lire correctement.
Au risque de choquer par une méthodologie à rebours, je voudrai enfoncer le clou et supposer que nous nous sommes mépris sur la consistance de ces deux parcours. Il me semble probable que l’Atelier Pointu de Saint-Amand développe dès l'origine sa manière à partir du duo formé par le père et le fils. Si le désir et l'élan japoniste de Jean ont probablement dominé l'impulsion initiale, il convient aussi de regarder à postériori, à la lumière de la manière particulière de Léon, ce qu’il a pu influencer et développer dès l'origine auprès de son père. Car l'art de Léon Pointu s'abreuve à une source inédite dans le creuset amandinois, il est notamment celui par lequel une lecture sensible, gustative, a pu émerger en déplaçant le modèle japonisant, en l'appréhendant d'une façon plus autonome.
Ce réexamen, loin de nier la personnalité de Jean ou de minorer sa dictée sur celle de Léon, permettra de comprendre l’importance de la manière Pointu dans l’histoire des grès japonistes de l’école de Carriès et plus largement dans l’influence du développement des grès flammés, car les Pointu jouent également un rôle de pivot dans ce double mouvement qui anima ce creuset spécifique entre 1900 et 1940.
Partant de cette hypothèse on devine mieux en quoi l’atelier des Pointu à Saint Amand fut un centre de l’évolution permettant le passage du japonisme des années 1890-1910 à la production flammée semi-industrielle qui essaimera dans la Puisaye et le Berry dans l’avant-seconde-guerre mondiale.
Le travail de Léon, trop souvent présenté comme la simple continuité plus ou moins inspirée de celle de son père doit, au contraire, être relue comme son intensification.
Là où Jean Pointu avait développé des solutions techniques passionnantes pour maitriser les coulures, les marbrures virtuoses dont il ornait les épaulements de ses formes simples, il me semble que Léon va affirmer une manière plus simple, plus radicale, qui ouvre la voie à un rapport très tactile et gustatif aux œuvres. Pour le dire autrement, si les pièces de Jean étaient un ravissement pour les yeux, celles de Léon sont une ode à la suavité, à la douceur gourmande de la terre.
L’appétit de la terre
On sait, depuis l’avènement du japonisme, les amateurs de grès plus sensibles à la matière qu’au dessin, aux tâches qu’au décor, ils préfèrent toucher, prendre en main, palper que tenir à distance. La matière qu’ils caressent avec tendresse, la forme dont ils savourent le moindre relief est moins le résultat d’un dessin -aussi virtuose soit-il- que d’un dessein: le mariage alchimique entre le feu et la terre, la fusion entre la surface des émaux et le corps de même de l’objet. En ce sens, l’ouverture du four a même quelque chose de l’accouchement, que va t’il résulter de ces longues et mouvementées gestations? C’est toujours une histoire cosmique que résume l’objet.
Cet affection de la matière, Léon semble en avoir une conscience profonde. Il va la transcender en radicalisant certaines caractéristiques mises en place conjointement avec son père. Le souci technique, la maestria du paternel sont parfaitement intégrés, il se fait donc moins démonstratif, moins grandiloquent et laisse éclore une véritable harmonie matiériste. Ses pots "font corps" en forme et en décor, les marbrures chamarrées et subtiles de son père deviennent plus franches, vibrantes, tranchées et comme animées d’une assurance moins farouche qui posent plus intensément encore les possibilité de la matière.
Léon, que sa discrétion et son respect filial ont gommé de l’histoire, fait preuve à ceux qui veulent le voir, d’une liberté que son père s’était probablement trop refusée, probablement pétri des contraintes ressenties entre son savoir technique, sa volonté d’œuvrer et son intégration peu évidente dans le langage étroit du sillon Carriès à Saint-Amand.
Léon Pointu laisse une part plus importante aux seules coulures, aux mariages aléatoires et aux ruptures de teintes. Ce faisant, il innove et propose des formes plus variées, accordant autant -sinon plus- d’importance aux moyennes pièces exaltant sa liberté d’expérimentation qu’aux grandes, qui nécessitent un engagement moins affranchi des contraintes.
On a pu lire que les coloris de Jean étaient plus mesurés, c’est une fiction qui nie que les juxtapositions coloristes du père s’exposaient d’abord comme signe d’une absolue maitrise technique. Le vase balustre que nous présentons va, par exemple, à l'encontre de cette analyse traditionnelle.
Il apparait au contraire que Léon -comme tout père sensé l'espérerait pour son enfant- a su s’affranchir davantage de l'emprise technique rassurante qui structurait le geste du père pour offrir une œuvre où les harmonies colorées distribuées en coulures, en fins filets ou en larges aplats sont le récit d’un appétence gustative de la matière, d'une libération des sensations.
Les gourmandises de Pointu fils sont des gâteaux pour les yeux. Ce sont de délicieuses invitations à la délectation des sens; telle couverte est l'essence discrète de la douceur, tel mariage une union douce-amer, telle coulure résonne comme un nappage fondant dont la souplesse, la liquidité immuable est une joie. Les émaux sont veloutés, raffinés, enveloppants parfois. Tel pot irradie du moelleux de son enrobage, tel autre éclaire de sa fraicheur.
La poterie, art de la conjonction du toucher et de la vue est ici transcendée par le faisceau de puissance du père et du fils; comme la conjuration symbolique d’un patronyme trop piquant, l’art des pointu est celui du velouté, de la douceur de modelé conjuguée à celle de la surface. C'est l'incantation gourmande du liquide figé par les flammes.
En ce sens, en décalant à peine la perspective, c'est aussi une célébration de la terre et de ses imaginaires que l'atelier Pointu révèle. Les couvertes suscitent des paréidolies, ces recompositions mentales que nos cerveaux assument, face à l'informe en convoquant une image, une forme, un objet analogue. A l'instar des dessins des pierres ou des veinures du bois, puissances imageantes dans lesquelles nos sens cherchent du connu dans l'inconnu, les vases de Jean et Léon sont aussi la pulsation terrestre fantasmée: paysages mentaux, deltas, nœuds sylvestres, moirages d'ailes de papillon, strates sédimentaires et délicats lichens. A travers la terre, la nature toute entière y est à l’œuvre. Support de ces formes aléatoires perçues en surface, chaque vase est un voyage intérieur que la curiosité et l'imagination amplifient.
L'atelier Pointu occupe aussi une place particulière dont témoigne un autre aspect de la démarche libératrice de Léon Pointu. Ce dernier met une attention extrême à la beauté des formes en elle-même. Au-delà du vocabulaire développé du temps de Jean, il introduit des anses très souples, se joue des perspectives et provoque des superpositions qui accentuent les effets vibrants de la surface veloutée. Ses formes tendent à s'ouvrir, il se fait plus audacieux dans le répertoire mobilisé, ses volumes tendent à magnifier les rondeurs, à amplifier les effets propres à la surface en les inscrivant dans la forme elle-même. Décor et forme tendent à une intime cohésion, il s'agit moins de décorer que d'être.
Léon est conscient des horizons différents qui s’imposent à la génération de son père et à la sienne. Les enjeux propres à l'émulation de Carriès sont derrière lui, d'un temps qu'il n'a pas vraiment vécu.
Si en arrivant à Saint-Amand, son père Jean, avait vraisemblablement voulu rompre avec les critères industriels auxquels sa longue carrière l’avait soumis depuis son départ de Fontainebleau, s'il avait voulu exercer sa passion pour un travail d’artisanat aussi exigeant que libérateur, Léon va oser traduire autrement la perspective de l’atelier familial poyaudin.
Quand Jean était lui-même tributaire de tourneurs (Marcel Poulet cite notamment Emile Pichard et Emmanuel Nesly, Jean Normand) Léon veut répéter des formes et mettre ses recherches passionnées à profit dans la variation illimitée des émaillages qu’il a à offrir. Il décide d’intégrer le coulage/moulage dans la production de l’atelier. L'histoire semble connue, trop souvent disqualifiée comme un abâtardissement des principes artisanaux, mais elle demande plutôt de comprendre ce qui s’y joue.
L’enjeu est de taille, imaginer une production qui assume le moulage sans briser ni morceler davantage le geste créateur que la délégation à un tourneur.
En ce sens, Léon Pointu fait partie de cette génération qui pense mettre en mouvement la mythologie féconde d'un art pour tous. Sans se convertir à l’industrie que son père s’était justement échiné à refouler, Léon tente l’amélioration des techniques pour augmenter sa capacité créatrice. En cela il annonce cet après-Seconde-Guerre-Mondiale qui rivalisera d'ingéniosité et d'audace dans l'avènement d'une poterie artistique populaire fondée d'abord sur la variation telle la démarche d’un Pol Chambost à Paris, d’un Roger Capron ou d'un Robert Picault à Vallauris.
A la suite de l’art imaginé à quatre mains avec son père, Léon Pointu va ainsi affiner les jeux plastiques des couvertes et des formes. Soutenu par la technique, Léon se lance dans des réalisations déclinées qui ne succombent jamais aux impératifs de l'ersatz industriel. Il a le courage de la synthèse et assume les opportunités comme les nécessités dictées par la série. De nouvelles formes propres au coulage apparaissent et chaque pièce demeure unique parce que la combinaison des formes et des émaux est sans fin et que le jeu de l’émaillage dans la cuisson demeure éternellement singulier. Pointu accède ainsi à l’idéal de différenciation dans la série, transformant l'aléa permanent de la cuisson en outil créatif opportun garantissant le jeu infini des variations dans un ensemble toujours cohérent.
La suavité est toujours là, de concert avec l’attention profonde au coloris. Inventif, il repousse les limites de ces expériences en radicalisant encore les rapports de couleurs, ne jouant bientôt plus, comme dans la paire de pots à coulures vertes ou dans les merveilleux petits pots à poussière de thé que nous présentons, que sur des tons pleins et tranchés où l'épaisseur des couvertes gagne en puissance.
La suite de sa carrière sur laquelle nous ne nous pencherons pas ici est néanmoins passionnante, il utilisera les émaux dorés d’une façon inédite, ultimes citation de la goutte d’or concentrée des grès japonisants où la brillance devient au contraire diffuse, évanescente, nuageuse.
Cette première phase de l'atelier Pointu est à n'en pas douter un jalon essentiel de l'histoire du grès, de l'histoire de l'art en général pour ceux qui ressentent comme une nécessité la négation des frontières que les dominations dessinent.
En une perspective sans égal, l'atelier forme, je le crois profondément, une expression particulièrement sublime de l'éthos Carrièsien déplacé en une époque dans laquelle les conditions ont mutées. En prendre acte, c'est comprendre que le cas des Pointu ne fut pas tant les dernières poussières de lumières de l'école de Carriès que les premières lueurs d'une perspective artistique de résistance. En ayant digéré et appréhendé durablement les leçons du japonisme, la trajectoire des Pointu incarne l'exigence d'artisanat au moment même où l'industrie balayait sans ménagement l'ambition d'un art lové dans les gestes millénaires de l'existence quotidienne.
Ce dont Pointu est le nom
Les luttes se jouent aussi dans les mots, ainsi, au risque de briser le rythme de cette brèche dans l'histoire, je voudrais finir en interrogeant ce que l'itinéraire d'un Léon Pointu nous aide à penser plus largement: les limites que les discours cernent sans nécessairement bien les comprendre.
C'est je crois, ce qui se tramait dans le mystère des mots de mon interlocuteur évoqué au début de ce texte. Ce que cet homme a allumé inconsciemment dans mon coeur ce jour-là, c'est la nécessité d'enquêter par delà les limites.
Ainsi, l’attention focalisée sur les premiers acteurs de l’école de Carriès -l’idée même «d'école de Carriès » à leur endroit- aura autant porté une attention diffuse sur les Pointu qu’elle aura contingenté d’autres lectures possible de leur travaux.
L'idée aujourd'hui, bien loin de rejeter les travaux pionniers dont les apports sont ô combien essentiels, consiste plutôt à appeler un usage et une prise de conscience des nécessaires parts d’ombres d’une historiographie qui demeure -quoi qu'on en pense- balbutiante.
En l'espèce, ce qui en découle, c'est aussi bien une remise en balance des sources trop lacunaires qu'une mise en accusation des schémas sociétaux qui poussent à faire de l'ainé le guide dominant qu’il n’a pas forcément été, lorsque que peut aussi se raconter le compagnonnage respectueux d’un fils auprès d’un père, cette aide précieuse ayant permis à un vieux père d’expérimenter et de mener à bien, au terme de sa vie, une création conjointe à la charnière de plusieurs mondes.
Plus largement, ce que l'histoire des Pointu nous oblige à penser aussi, c'est le profil des oubliés, des laissés pour compte de l'histoire.
La tentation est grande pour une discipline aussi récente et étrange que l'histoire de l'art de simplifier jusqu'à dénaturer. Il existe des raccourcis en la matière qui sembleraient risibles et intolérables à n'importe quel spécialiste d'un champ historique mieux fondé.
Pour en sortir, il faut assumer d'agir en archéologue, de souffler sur la poussière en mêlant faits et spéculations intuitives prudemment pesées.
L'histoire de l'art est une histoire des formes, des vies et du commun. A chercher toujours à expliquer par la voie la plus droite, par la voie du plus fort, nous risquons -trop assurément- d'ignorer que ce qui s'invente parfois de meilleur emprunte des voies tortueuses qu'une vue directe ne saurait percevoir.
Ce que cet exercice sur le profil de Léon Pointu désigne aussi aujourd'hui, c'est la nécessité de dépasser les présupposés propres à l’aristocratie des grands noms et des idées dominantes. Lorsqu'il y a si peu d’archives, très peu de témoignages, il est tentant de se fixer sur le connu pour penser un phénomène, mais cela revient alors à accentuer les silences.
Pour que le savoir soit co-(n)naissance, il faut assumer le risque d'arpenter ses marges et les impensés qu'il recouvre. Les figures prétendument "secondaires" se révèlent alors d'un secours essentiel car elles permettent des percées, elles écaillent le vernis d'une histoire trop simple, trop luisante, aveuglante donc.
Comprendre est toujours une démarche d'avenir qui passe par des questions sans réponses, des bouteilles à la mer et des errances qui tentent de tenir ensemble nos savoirs et nos sens.
Augustin DAVID, février-mars 2021
Merci à Damien Ropero pour la sublime photo de "couverture" de cet article.
Photographies des œuvres Léang Seng.
Merci à Claude Leguay, à Jacques Lacheny, à Marc Pointu et à la famille Pointu de leur aide dans cette recherche.
Merci à Jean-Louis Gaillemin de sa précieuse et amicale relecture.
Bibliographie
P. Monjaret & M. Ducret, L'école de Carriès, l'art céramique à Saint-Amand-en-Puisaye 1888-1940, Les éditions de l'amateur, 1997
P. Monjaret & M. Ducret, Passion du grès, l'école de Carriès 1888-1914, Fondation Neumann, Gingins, Suisse / Musée Saint Germain, Auxerre, 2000
M. Ducret, Grès traditionnels Puisaye Berry / L'école de Carriès, Camosine n°115, Catalogue du Musée du grès ancien Prèmery, 2004
O. Fanica & G. Boué, Céramiques impressionnistes et grès Art nouveau, Montigny-sur-Loing et Marlotte, 1872-1958, Massin, 2005
M. Poulet, La grande aventure des grès Flammés 1900-1950 en Puisaye et ailleurs, Les cahiers du grès de Puisaye n°4, 2008
P. Arthur, French Art nouveau Ceramics, an illustrated dictionnary, Norma éditions, 2015