En œuvrant intensément à Saint-Amand-en-Puisaye entre 1888 et 1894, le merveilleux Jean Carriès initia un nouveau rapport à l'art, radical et quotidien.
Après lui, le sillon ainsi ouvert fut à même d'accueillir plusieurs générations d'artistes qui s'engagèrent dans une pratique ajustée aux mondes qu'ils et elles désiraient.
La galerie stimmung est heureuse de présenter une sélection de pièces d'une poignée de ces artistes pour qui Carriès a ouvert une brèche: Pierre Pigaglio, Roger Jacques, Jacques Lacheny et Charles Gaudry
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« La liberté, c'est toujours la liberté de celui qui pense autrement. »
Rosa Luxemburg
L'histoire qui sert de point de départ à cette courte sélection est certes connue mais vaut toujours d'être racontée. Voyez donc ce qui vient d'abord comme une simple mise au point doublé d'un rendez-vous avec le passé utile à notre présent.
Dans une France marquée par les débuts moribonds d'une IIIe République exécutrice de la Commune de 1871, un artiste talentueux et promis par beaucoup à un bel avenir trace une voie nouvelle.
Né à Lyon en 1855, Jean Carriès, orphelin de père et mère dès ses 6 ans, fut élevé avec ses frères et sa sœur par les religieuses de la maison Saint-Jean des Filles de la Charité Saint-Vincent-de-Paul. Encouragé dans la voie artistique par la Mère supérieure de l'orphelinat, Marie Anne Callamand, il est déjà un habile sculpteur lorsqu'il arrive à Paris. Formé auprès de Pierre Vermare et soutenu par Alexandre Falguière, le jeune homme y mène alors une vie de bohème dans laquelle il côtoie un terreau intellectuel artistique et militant de première importance où gravitent Nadar, l'ombre de Gustave Courbet, Jules Breton, Auguste Vacquerie et certains cercles ouvriers où infusent les jeunes thèses socialistes qui marqueront son être-au-monde.
C'est à l'exposition universelle de 1878 que Jean Carriès tombe en admiration devant de simples pots de grès, humbles trésors nippons liés à la cérémonie du thé. Cela fait alors une quinzaine d'années que la scène artistique parisienne est marquée par les arts du Japon. À contre-courant des précédentes apparitions de l'ailleurs sur le terrain des arts, certaines sphères éclairées reconnaissent au Japon une altérité bien différente de celle déniée aux terres colonisées en Amérique, en Afrique ou en Océanie. Une scène foisonnante s'active à Paris pour déchiffrer, comprendre, accueillir le sens et le choc de cette rencontre.
Cette rencontre est une déflagration dans la vie du jeune homme, elle ouvre pour lui un espace inédit en mettant à l'épreuve ses idées sur l'art. Il se laisse traverser par cette découverte et tente d'en saisir la puissance.
Tâchons de bien comprendre: l'art est alors mondain, il est à sa place au salon car il se discute et s'anime dans les salons de la haute société parisienne et s'expose et s'acquiert aux divers Salons qui rythment la saison artistique héritée du cadre initié par les académies depuis le dix-septième siècle.
Et pourtant, Jean Carriès sent qu'être artiste dans ce présent demande un nouvel usage de soi. Promis à une telle "carrière de salon" le jeune homme est habité par un trouble, la domination des académies déjà remise en cause depuis la révolution impressionniste impose de chercher des échappatoires à celles et ceux qui en ont conscience. Le monde de la sculpture est à la traîne et Carriès a l'intuition que sa découverte des grès japonais est la clef pour repenser sa position et la position de l'art tout entier pour œuvrer autrement, librement. Il la reçoit comme un appel de la terre et envisage radicalement de se faire potier. Il ne s'agit plus seulement de modeler des œuvres sculpturales virtuoses et inspirées, mais de se mettre à l'épreuve de la simplicité de la terre, de la puissance du feu, et de tracer -peut-être- une route inédite dans le cadre occidental.
Galvanisé par les réseaux d'amateurs et collectionneurs japonistes, son attention pour les pots et les arts du Japon décante, mûrit, et au fil des années, il se met en quête d'un pays où son travail pourrait vivre la métamorphose qu'il appelle de ses vœux. Carriès désire que l'art trouve une place ajustée au cœur de la vie quotidienne, qu'il renoue avec sa vocation émancipatrice, avec cette exigence de transformation du monde qui le sous-tend à son échelle individuelle comme à l'échelle collective.
Encouragé par Paul Gauguin, lui même traversé par ce qu'il nomme le sentiment du grand feu, dans une quête existentielle du même ordre (Il consacrera dix années de travail à la terre auprès du céramiste Ernest Chaplet), Jean Carriès sent qu'il doit s'inscrire dans un territoire pour se consacrer à la terre. Guidé par des amis vers la Puisaye, terre potière pluriséculaire, Carriès s'installe finalement en 1888 dans la Nièvre à Saint-Amand-en-Puisaye, il s'entoure de praticiens féconds, rencontre les potiers locaux, s'y frictionne et imagine un œuvre absolument inédit, foisonnant, exigeant que bien des ouvrages passionnants racontent et documentent admirablement. (Pour une bibliographie sur le sujet voir le site gresdepuisaye)
Mon idée n'est donc pas de rentrer ici dans le détail de cette histoire qui ne cesse pourtant de m'habiter. Disons simplement qu'entre 1888 et 1894, année où il décède prématurément à seulement 39 ans, Jean Carriès dépose sur la Terre de merveilleux et mystérieux pots de grès et sculptures, tous d'une beauté qui témoigne d'une complète nouvelle appréhension de l'art. Ne nous y trompons pas, il ne s'agit nullement d'une simple manière singulière dans le japonisme en vogue depuis une quinzaine d'année, ni d'une simple conversion d'un artiste à la condition d'artisan mais bien d'un profond apprivoisement des leçons que la manière nippone livra sans le vouloir à l'Occident. Comme le dira Henri Focillon dans son Essai sur le génie japonais (1919): "Il y a là (...) toute une série de voiles qu'il nous faut soulever d'une main légère, un trésor spirituel dont notre vieille logique occidentale ne nous donne pas spontanément la clef."
Carriès est alors l'émissaire d'une redécouverte d'un autre paradigme de l'art que celui de l'exceptionnel et du luxe: celui d'une beauté simple, à portée de main, à portée de la vie quotidienne. Ce qu’il participe à faire surgir, ce sont les traces d’autres espaces et temps, traces qui mettent en crise nos habitudes et les systèmes de représentation qui y sont attachés. Il n'envisage rien moins que de renouer un rapport sensible d'usage aux objets, celui-là même que l'art académique avait ruiné en empêchant de voir la richesse de leur simplicité et de leur quotidienneté.
L'art ne peut plus être le décor additionnel des activités humaines et son marché corollaire. L'art n'est pas non plus cet exutoire ou cette distrayante parade à l'usure du vécu que présente sa face mondaine. Il est bien une faculté à penser le monde, à forger de nouvelles formes de vies. Il est une familiarité entre nos gestes et l'espace-temps. Il est l'habileté sensible par laquelle l'humain assure sa présence au monde.
Quoi que l'on ait pu dire ou écrire sur Carriès, ce qu'il rend alors profondément possible en le touchant du doigt va même bien au-delà de cette leçon japonaise, ce qu'il rend possible c'est de renouer avec l'origine oubliée du sens de l'art. C'est sur ce seuil que je veux attirer ici votre attention car c'est en ces aspects philosophiques que vibrent son expérience et son geste les plus fondamentaux.
Et même si le passage de Carriès -tel celui d'une comète- fut rapide et étincelant, ce qu'il nous faut saisir c'est que son éclat persista autant dans le regard de ceux qui l'ont croisé que dans le souvenir qu'il imprima à celles et ceux qui ouïrent l'écho de son flamboiement incandescent.
En 1894, à l'horizon de ses quarante ans, lorsque Jean Carriès meurt fauché en pleine force de son art, consumé par une vie incontentable, son passage en art est mis à l'épreuve. Sa fin prématurée aurait tout aussi bien pu sceller le sort de la scène poyaudine, l'enfermer dans une impasse ou dans un culte proprement incultivable. S'il était devenu figure tutélaire indépassable, son héritage aurait été moindre, mais au contraire, à sa suite, le centre potier historique, qui depuis le seizième siècle rayonnait de son savoir-faire et de sa merveilleuse terre dans toute la France, va devenir une scène ouverte où pourront prendre pied les destinataires du geste de Carriès au sein d'un territoire pourtant très marqué par l'industrie céramique manufacturière et son rapport ouvrier à la production. C'est comme si Carriès gardait en mémoire que l'ouvrier était à l'origine un œuvrier, un artisan que les corporations d'Ancien Régime, puis l’industrialisation et sa division du travail, avaient dépossédé de la matière de sa vie.
Après Carriès, plusieurs générations vont se croiser à Saint-Amand-en-Puisaye et s'y épanouir de diverses manières. En premier lieu les artistes de ce qu'on appelle, après Marc Ducret et Patricia Monjaret, l’École de Carriès, c'est à dire celles et ceux qui ont côtoyé Carriès, qui ont subi son exaltation et son influence concrète, puis ensuite ceux qui se sont installés et ont œuvré dans son sillage. Ce sont Georges Hœntschel, l'Abbé Pacton, Paul Jeanneney, William Lee, Eugène Lion, Henri de Vallombreuse, Théo Perrot, Nils de Barck, Emile Grittel, Lucien Arnaud, Jean et Léon Pointu.
Viendront ensuite d'autres acteurs qui seront toujours fortement marqués par l'influence de Carriès et qui renouvelleront certains aspects de son approche plastique sans toutefois toujours saisir avec justesse la vigueur de ses ambitions éthiques et philosophiques. Le nom de Carriès devenant ainsi parfois davantage synonyme d'un style que l'étendard d'un esprit de rupture avec les règles écrasantes de l'histoire de l'art académique ou des impératifs de l'industrie. L'histoire aurait pu s'étrangler là, dans un mimétisme aussi glissant que vain, mais heureusement tel ne fut pas totalement le cas.
Un profond renouveau émerge même après la seconde guerre mondiale grâce à certains potiers et potières qui se sentent alors partager non seulement un héritage et un territoire avec Carriès, mais qui vont surtout en faire usage et donner à Saint-Amand-en-Puisaye un nouveau souffle. Cette scène est peut-être un des legs les plus méconnus et pourtant les plus riche de Jean Carriès, elle n'est heureusement plus tant marquée par l’esthétique de Carriès mais se vit enfin comme l'héritière de la libération permise par la perspective initiée par Carriès.
"La liberté demande de l'aide: non pas un guide, mais de l'aide" dira bientôt la pédagogue Maria Montessori en 1907, c'est là où demeure le legs profond d'un Carriès qui ne fut pas un guide mais seulement celui qui dégagea un seuil, qui en permit l'accès et le passage praticable. Ce geste, redisons-le, ne réside pas dans un style, ni dans une manière ancrée dans l'élan japoniste de sa découverte mais bien dans sa liberté. Une liberté de créer, en s'appuyant sur un territoire, une matière, des gestes évidemment, mais surtout sur la confiance de son intuition, sur la confiance en soi de l'artiste prenant conscience de sa puissance non disciplinée, non obligée par des dominations institutionnelles, historiques, ou des assignations minorant la puissance des œuvres.
Après lui, on sait que l'art existe sous la forme d'un pot, que la poterie, l'art céramique et l'objet en général sont une des voies d'expérimentation et d'émancipation de l'artiste. Percevoir et agir avec cela à l'esprit, c'est dépasser le regard convenu, le rendre inopérant pour voir ce que l'on connaissait déjà en une nouvelle position. C'est comme si, par-delà le temps, Jean Carriès avait pu encourager celles et ceux qui dans son sillage voulurent dépasser les colonisations mentales, dépasser l'assignation à l'objet, dépasser le témoignage historique, dépasser segmentation et hiérarchisation de l'art décoratif et de l'art tout court et donner à voir des œuvres du quotidien comme les chef-d'œuvres qu'ils sont, comme l'espace où vie, fabrication et usage sont indistincts, où réalité matérielle, anthropologique et charge symbolique sont indifférenciées, émancipées.
Une telle quête se nourrit de la puissance de la vie quotidienne, elle trouve dans le vivre quelque part, dans les gestes de la vie quotidienne, et dans les objets liés à ces gestes, les aspects les plus élevés et les plus nobles de la beauté.
C'est bien cela qui traversa la vie et l'œuvre des artistes qui arpentèrent d'une nouvelle manière ce chemin ouvert par Carriès à Saint-Amand-en-Puisaye: on y compte évidemment des personnalités reconnues comme Robert Deblander, Antoine de Vinck, Albert Vallet, Colette Biquand ou encore Jean-Marie Foubert, Jean-Michel Doix, Alain Gaudebert et d'autres trop méconnues au-delà du cénacle céramique malgré des trajectoires passionnantes qu'il nous faut redécouvrir, tels Pierre Pigaglio, Roger Jacques, Charles Gaudry, Jacques Lacheny, Daniel Auger, Jean Cacheleux ou Georges Robin. (Pour saisir ce foisonnement, visitez notamment le site grèsdepuisaye.fr)
Je suis heureux de présenter aujourd'hui une sélection de huit pièces remarquables de ces quelques dignes héritiers du seuil ouvert par Jean Carriès. J'y ai volontairement accolé d'autres œuvres de notre catalogue imaginées et façonnées à Saint-Amand-en-Puisaye entre le dix-huitième siècle et 1980.
Augustin DAVID, Automne 2023
À Philippe Sprang.
Merci à Charlotte pour ta relecture complice et ô combien précieuse.
Merci à Jean Girel, Valérie Hermans, Mathieu Néouze et Claude Leguay de nos chaleureux échanges sur notre ami commun Jean Carriès