À l'occasion de la première exposition muséale réalisée en France sur l’art méconnu de la vannerie japonaise en bambou, Fendre l'air, Art du bambou au Japon qui ouvre ses portes au Musée du Quai Branly le 27 novembre, la galerie stimmung présente sa collection de paniers japonais et raconte à sa manière l’extraordinaire histoire d’un art de l'ordinaire.
Photographies par Damien Ropero
L'art sert aussi à raccourcir la distance entre des temps éloignés, à nier des frontières, à dire des positions dans le monde.
La découverte de la vannerie japonaise par l'Occident est un phénomène récent, cadré dans le vingtième siècle et largement tributaire de la géopolitique de ce siècle.
Porté dans l'entre-deux-guerre par le renouveau des arts populaires du mouvement Mingei de Soetsu Yanagi, cet art connut en France un écho maintenant oublié. Charlotte Perriand, Pierre Chapo et les potiers de la Borne arboraient chez eux et dans leurs scénographies de sublimes paniers ruraux français.
Lorsque Perriand va au Japon en 1941, elle y rencontre l'architecte moderniste allemand Bruno Taut déjà subjugué par la beauté des vanneries nippones qu'il a croisées dès son arrivée au japon en 1933 lors de sa fuite devant l'arrivée du nazisme. Il communique à Perriand sa fièvre qui nourrit alors sa propre lecture des artisanats savoyard et français.
Comme souvent dans les détours dont l'histoire vive a le secret, c'est l'autre qui nous révèle à nous-mêmes et si aujourd'hui presque tout reste à redécouvrir sur la vannerie européenne, gageons que le regard du voisin japonais et celui que nous portons sur le champ spécifique de cet art au soleil-levant lève le voile sur ces beautés discrètes qui parsèment aussi notre histoire.
Tresser
Si la vannerie, l'art de faire les paniers par tressage de fibres végétales, existe depuis la nuit des temps, on ne conserve aujourd'hui que trop peu d'exemples de ces chefs-d’œuvre malmenés et trop éphémères à l'échelle des siècles.
Ces innombrables objets, utilisés par une large population paysanne, pour ranger, transporter, nettoyer, cuisiner, manger, s’asseoir, dormir, cultiver font partie de l'intimité humaine.
Même en cherchant à saisir leur origine, dégager une typologie demeure quasiment impossible et ne recoupe que trop peu des usages innombrables et décomplexés qu'ils prirent selon les temps, les ères géographiques et civilisationnelles.
Près de nous, en Occident, la vannerie accompagnait encore il y a peu la vie quotidienne sans que jamais elle n'ait à connaître d'évolution stylistique majeure. Paniers de travail réalisés durant l'hiver dans le Berry quand les travaux des champs étaient en veille, redevance de l'ouvrier agricole à son « patron » dans la Sarthe d'autrefois, véritable métier et gagne-pain quotidien dans les ingénieuses traditions tsiganes de l'Est de l'Europe...
Le métier reste marginal, rare étaient les ateliers ordonnés, on faisait des paniers dans des coins de grange, au coin du feu des salles communes, il fallait être créatif comme en témoigne la diversité des installations encore perceptibles et l’ingéniosité de l'outillage fait-maison des artisans.
Le bambou, idées et formes d'une plante magique
L'art de la vannerie est toujours inscrit dans un milieu et si l’Égypte antique utilisait le roseau et le papyrus dont elle disposait abondamment, l'Europe a logiquement privilégié le châtaigner, l'osier, la ronce, le seigle ou encore le noisetier.
En Asie, il existe une plante utile à la vannerie qui depuis les temps les plus anciens est devenue l'outil magique quotidien de plusieurs civilisations : Le bambou.
Du Sud-Est asiatique au Japon en passant par la Chine, nombreux sont les foyers qui ont imaginé une forme d'alliance avec ce matériau ordinaire aux propriétés extraordinaires.
Le bambou fait partie de ces choses qui ancrent une société, de ces matérialités qui condensent la force symbolique à l’œuvre dans une collectivité.
C'est que le bambou est depuis longtemps perçu comme un support de l’esprit. Pour le peintre et le calligraphe, il est un symbole de beauté ; le jardinier le façonne pour sacraliser un espace ; le maître de thé s’en inspire pour parfaire la simplicité de son art ; et l'art de la guerre y puisait autrefois une philosophie de l’arc et de la flèche.
La sagesse populaire exhorte le bambou car comme le dit le dicton «le bambou est honnête, il montre tout». Si ses feuilles s’inclinent avec humilité pour saluer la terre, sa résistance et sa flexibilité sont proverbiales ; à l'instar du roseau de notre fable, pliant devant l’adversaire, il se redresse toujours.
En Asie, le bambou est aussi un symbole d’intégrité et d’honnêteté convoqué dans des métaphores devenues classiques. Puisqu'il demeure vert pendant l'hiver, il est signe de constance ; on dit ainsi qu'on reconnaît un fidèle ami pendant les difficultés comme un «bambou en hiver» . On se sert également de l’image du bambou, qui entouré de pousses représente la piété filiale, fondement de la société confucéenne. «Un rejeton de bambou» désigne un fils capable de succéder à son père.
On connaît en Chine l'idée du «havre de bambou», lieu de repli du monde qui permet de prendre avec lui ses distances sans le déserter totalement. Havre de tranquillité, pas-de-côté hors du monde, «le nid de bambou» disent aussi les Chinois.
Cette symbolique existe aussi à une autre échelle dans le panier, cet espace protecteur que délimite une somme de tensions et de résistances, royaume miniature, abri issu d’une plante tout à la fois protectrice et démiurge.
Ce qui nous intéresse précisément ici, c'est une tradition particulière, située dans le temps et l'espace : l'art du bambou au Japon entre le seizième siècle et nos jours.
Ce qui prévaut sobrement dans ces axiomes populaires évoqué précédemment, c'est une symbolique particulière. On la retrouve à l'œuvre au Japon où les Japonais par le truchement du bouddhisme vénèrent également le bambou. Ils le conçoivent comme un symbole naturel de la plénitude du néant car la plante arbore un chaume creux et mène sa croissance autour du vide.
Au Japon, le bambou est considéré comme un matériau-ami poussant partout et accompagnant la vie des habitants de l’archipel depuis les temps les plus reculés. Il est un symbole de l’alliance cosmologique entre humain et nature (et non-humain plus largement). Le bruissement de son feuillage, ce «murmure de soie» est l’expression de la porosité entre ces mondes. «Que serait le Japon sans le bambou? À quoi n’est-il pas utile? » interrogeait le peintre Félix Régamey au début du vingtième siècle.
Et si au Japon, le bambou est la plante à tout faire, les Japonais aiment à rappeler qu'il reflète la modestie et la pureté des lignes construites autour d'un vide qui disposent tout autant à la droiture qu’à l’élégance.
L'art japonais a eu l'intuition philosophique que le vide, le rien, ce qui n'existe pas n’empêche nullement à ce rien d'être malgré tout quelque chose, qu'il y a un mode d'être de l'inexistant. Une place au vide.
Parfois ce rien permet même l'élaboration d'un projet ou la fixation des formes du tangible, comme si ce rien servait de support à l'avènement d'un quelque chose.
C'est ce vide qui est justement au cœur de la spiritualité des maîtres Zen. Ceux-là mêmes qui dans un certain rapport cosmologique à la nature ont promu au fil des siècles par l’entremise du chadō -la voie du thé- les vanneries en bambou, mais aussi les grès nippons qui avaient déjà attiré notre attention auparavant.
Inscrit dans ce rapport essentiel au vide, la représentation graphique japonaise accorde ainsi logiquement une grande attention au motif du bambou. Le mimétisme entre le bambou et le trait de pinceau a transformé le dessin de cette plante en pure calligraphie, formant une expression plastique de la pensée, un discours sur l’ineffable, permettant au peintre et aux contemplateurs de l’œuvre d’entrer en osmose gestuelle et intellectuelle avec une nature totalisante.
«L’art oriental peint l’esprit, l’art occidental peint la forme», écrit Suzuki.
C'est aussi vrai pour l’art de la vannerie japonaise qui sublime le faire artisanal, l'ars, pour incarner un outil de réflexion.
Certains artisans semblent en amont de nous dans cette intelligence du monde, ils ont fait de la nécessité du hasard un atout et leur choix d'un matériau porte toujours en lui un rapport au monde.
Ceux qui de part les siècles ont fait du bambou leur moyen d'expression ont probablement senti ce que cette plante peut dire.
Chaque œuvre est alors la tentative ténue d'incarner le souvenir de cette intuition.
Si nous ne le sentons pas, c'est à nous de nous interroger ; les artisans, eux usent ensemble d’une langue commune.
Les vanneries nippones sont des prodiges tributaires des qualités de ce matériau merveilleux qu’est le bambou. Plastique, malléable, flexible à volonté, le bambou offre au vannier orientale sa résistance insoupçonnable supérieure à celle de l'acier. A l’extérieur, une laque naturelle en partie composée de silice le protège des attaques des insectes et du pourrissement rapide et le vannier à son tour appelle cette plasticité en travaillant avec souplesse cette matière imperméable et imputrescible.
Lorsqu'il œuvre, l'artisan ne s'intéresse pas tant aux artifices mais à la vérité sensible de ce qu'il participe à révéler.
Il sait intuitivement que si la sincérité crée des obligations, en revanche elle rend heureux. Il respecte sa matière et en fait usage. Chez le vannier, tout est fait pour ne pas casser les fibres, l’assemblage des pièces est effectué sans clou, ni attaches extérieures autre que d'autres éléments de bambou. Tout se tient solidement en ménageant pourtant une certaine souplesse. Apparaît alors une merveille d’observation, de savoir-faire, d’élégance, d’harmonie, de simplicité; une démonstration de l’habileté de l’artisan, du talent de l’humain prenant plaisir à produire de ses mains des objets utilitaires qui prolongent les gestes d’un.e paysan.ne , d’un.e cuisinier.e, d’un autre humain en somme.
Traces du vide
Mais au fond qu'est-ce qu'un panier?
C'est un contenant réalisé en un tressage d'une tige ou d'une fibre végétale.
Comme en un effet de mise en abîme, si le bambou existe autour de son vide, le panier s'impose la même exigence fondatrice. Le vannier utilise de simples tiges ou branches pour échafauder autour du vide un contour, il dresse une paroi qui dessine un intérieur et un extérieur sans que jamais ne se perdre la porosité entre un dedans et un dehors. Le panier n'est pas étanche, il est orné de claires-voies, il est percé (pas comme dans l'expression populaire) car il demeure toujours perméable, une simple limite que l'homme pose comme un rapport au monde. De cette pellicule végétale, ajourée, tressée avec patience, surgit aussi un monde où s'articulent l'intime et le public, le caché et le visible, le soi et l'altérité, le domestique et le dehors, le foyer et le lointain. Il est une membrane, un partage de l'espace commun divisé, manipulable, convocable.
On pourrait penser ainsi tout contenant, mais ce serait sans compter sur ce plein du vide que le panier -et son élaboration surtout- dresse, tresse sans cloisonner, sans enfermer.
Il est inspiré le vannier qui matérialise cette écorce d'un vide, cet épiderme de l'absence.
Il révèle les traces du vide, le vide fondateur, ce vide sur quoi toute chose s'adosse, ce vide du bambou, ce vide si riche.
En forgeant sa puissance dans son apparent vide, le bambou appelle à saisir un paradoxe trop apparent, à s'interroger sur ce qui échappe au dicible.
Cet inénarrable, cette absence d'être n'est qu'apparent car autour du vide, du rien, du pas-là, se dessinent les contours de pensées et d'usages possibles.
Si sa façon d'aborder la question du rien a durablement paralysé la pensée occidentale, un regard vers cet ailleurs, cette orientation du regard ouvre des perspectives pour ceux qui avec Jacques Rancière pensent que celui qui regarde est celui qui cherche à saisir la puissance dans l'invisible.
De la même manière que dans l’art d’utiliser le bambou, l’homme doit laisser parler le silence apparent de la nature pour révéler une beauté qui existait déjà, cachée dans la matière.
À la galerie stimmung, nous croyons que cette attention aux choses passées -ces témoins silencieux de la tradition des oubliés qui les ont imaginés- alimente une perspective historique utile à saisir notre temps présent.
Le bambou devient un prétexte, un outil pour bousculer nos habitudes de pensée et permettre peut-être d'aboutir à une vision de l’histoire qui refuse toute complicité avec la sotte idée de progrès ; à une histoire qui ne suit pas une ligne droite sans césure mais qui s’inscrit en ces espaces vacants. Alors l'histoire «ne se dévoile pas […] dans le processus de son évolution, mais dans les ruptures de sa continuité apparente, dans ses faiblesses et ses accidents, là où le soudain surgissement de l’imprévisible vient en interrompre le cours et révèle ainsi, en éclairs, un fragment de vérité originelle» comme disait Stéphane Mosès à propos de Walter Benjamin.
Une telle vision présente une histoire qui vole en éclats, en fragments et qui offre la matière de réfléchir en se tournant vers ce qui fut oublié.
Ces aller-retours entre pensée, sensation et matérialités du bambou nous offrent aussi une dérive à même de faire apparaître dans la position du vide, aussi bien ce rien qui caractérise l'être-bambou que la voix des silences qui accompagnent une perception de l'histoire plus vive.
Le cas nippon: à la genèse d'une esthétique
La longue et légendaire histoire du Japon est emplie de traditions et l'artisanat qui en est issu est très varié : le cas particulier du bambou n’échappe pas à la règle. Comme tout artisanat, il fut d'abord d'usage quotidien, et s'est empreint au cours des siècles d'une valeur particulière.
Au cours du temps, la vannerie a atteint au Japon un degré de perfection incomparable.
A la différence d’autres traditions asiatiques de vannerie, elle n’utilise presque que le bambou qui pousse abondamment dans l’archipel nippon.
A partir d’un matériau unique, les artisans y ont développé d’innombrables techniques dont chacune porte un nom imagé précis, comme une utilisation innée de la géométrie pour trouver des solutions formelles. La géométrie est là, calculatrice ou émancipée : le changement de rythme du tressage assouplit ou rigidifie le modelé et permet l’épanouissement de la forme.
La vannerie de bambou a toujours été considérée comme un art quotidien, un art de l'usage et du symbole. Pour le comprendre, il faut revenir à l'émergence de l'esthétique du zen, là où se love un double concept philosophique et éthique intimement lié à l'histoire de la Voie du thé et de la Voie des fleurs et parfois vu comme l'essence de la notion japonaise de la beauté : une beauté au-delà du beau et du laid, le Wabi-Sabi.
C'est aux temps médiévaux des Seigneurs de guerre que s'épanouit le Chanoyu, la Voie du thé, un exercice spirituel questionnant le sentiment du quotidien au travers de ce frisson douloureux de la chose qui va disparaître (Mono no aware). Au moment de son apogée à la charnière des seizième et dix-septième siècles les deux notions Wabi et Sabi s’imposent comme pivots essentiels.
Wabi vise un raffinement nourri de simplicité, une élégance sobre, une noblesse sans sophistication, l'intuition d'une beauté réduite à sa simplicité essentielle, qu'une simple fleur peut parfaitement exprimer. Wabi recouvre ainsi différents aspects que l'Occident sut saisir bien plus tard par la médiation des tenants de l'Arts & Crafts et des arts populaires : l'éloge de l'ombre, la vertu du vide, l'honnête simplicité des matériaux, autant de critères qui mettent en avant la richesse de l'esprit et de l'être en l'opposant au séducteur, à l'artifice et au brillant dont le trop fort éclat peut aveugler nos sens.
Sabi évoque l'écoulement du temps, la patine, le renoncement à l'éclat d'une beauté neuve et le sain délaissement face au temps s'écoulant inexorablement. Sentir le sabi, c'est accepter les usures, les rides, l'éphémère, les irrégularités. Au-delà de les accepter, c'est les aimer comme la marque du temps qui auréole les choses, les rend intelligibles et apprivoisables. C'est renoncer à la nouveauté comme qualité première.
A la croisée de ces deux notions millénaires, les Japonais ont forgé l'idéal d'une beauté intuitive, humble et discrète qui est ressentie plus que vue, une beauté incluse dans le mouvement de la nature entière où les marques et les imperfections sont des qualités, des états.
La perfection de la création se trouve alors dans son contenu et dans ses contours, elle hante l'invisible. « Le bambou est une vie et une philosophie » disent les adeptes du zen.
L’impact extraordinaire du zen sur la culture japonaise se lit particulièrement dans les arts associés à la cérémonie du thé. Sous l’influence du Maître de thé Sen No Rikyû (1521-1591) s'établit l'occasion de susciter un art original plongeant ses racines dans les artisanats ruraux et anonymes du Japon des temps immémoriaux. Il enseigne la manière de servir le thé -et donc une manière d’être- comme un être-au-monde où chaque geste tente de saisir les qualités de dignité, de courtoisie, de sincérité. C’est lui qui donne au bambou son importance dans la cérémonie du thé et transforme un objet banal en outil spirituel et philosophique.
Rikyû contribue à la mise en valeur d'un art assumant la simplicité et l'anonymat. Les ustensiles destinés à la cérémonie du thé, auparavant d'antiques pièces chinoises, laissent place aux œuvres japonaises, le bambou y trouve alors une place de choix car il incarne une beauté à visage humain accessible, connue pour faciliter l’union intime entre des êtres et des choses. Rikyû choisit le bambou pour la cuillère à thé (chashaku), le fouet (chasen), le repose louche (futaoki) et surtout pour les vases de fleurs qui seront soit en bambou tressé soit de simples morceaux de bambou tranchés comme le célèbre vase Onkyoku imaginé par le maître. À ses yeux comme plus tard à ceux des acteurs du mouvement Mingei réunis autour de Soêtsu Yanagi, la seule vraie beauté réside dans l'usage, dans l'ordinaire que l'œil ouvert et hanté sent intuitivement. C'est une beauté qui appelle l'usage.
Suivant un déroulé marqué par le taoïsme, cette séquence historique voit le développement parallèle de plusieurs voies devenues des formes d'exercices spirituels aux visées performatives. Par le truchement de ces cérémoniels entrelacés : cérémonie du thé en poudre macha (chanoyu), cérémonie du thé infusé sencha (senchado) et voie des fleurs (ikebana); le lettré japonais, exerce son ancrage au monde, questionne ses positions existentielles et tend à un idéal spirituel et pratique. Si la route est parsemée de règles et d'impératifs qui éloignent probablement d'une pratique émancipatrice, se dessinent malgré tout, au cœur de ces moments, des tensions qui forgent l'idéal de beauté d'une civilisation.
En mettant en œuvre l’art floral de l'ikebana dans l'art du thé -le chadō-, l'artisanat de bambou trouve un élan inédit.
Le thé et les fleurs: chanoyu, senchado et ikebana
La légende raconte qu'un jour au bord d'une rivière, le célèbre maître de thé Sen No Rikyû observa avec jubilation le panier à poisson qu'un pêcheur portait à la taille.
Il saisit la beauté de cet humble panier de bambou. Non pas une beauté spectaculaire, mais une beauté véritable.
Il eu alors l'idée de transformer le panier en vase pour les fleurs.
L'esthétique des Chajin, les adeptes du thé, et leur volonté de communier avec la nature exigeaient en effet des formes simples, d'aspect humble et l'art du bambou, pratiqué naturellement à des fins utilitaires dans les milieux ruraux trouva un nouveau souffle.
Les paniers qui avaient de robustes usages semblables à ceux de notre vannerie occidentale, outils de transport, contenants de stockage et de conservation, nasses de pêche, ustensiles de cuisine, outils de ferme, devinrent par un déplacement de perspective et une virtuosité nouvellement déployée, les expressions d'un art de la délicatesse simple directement lié aux moments privilégiés de l'expression artistique nippone.
L'humilité apparente du matériau, son usage anonyme et discret, sa malléabilité, sa liberté formelle lui permettent de devenir l'attribut d'une société qui érige cette simplicité en modèle de vertu. Dans l’esprit du thé, les vases doivent être de la plus humble facture car la beauté profonde de la fleur ne doit pas être occultée par le récipient qui la contient. Un simple bambou coupé autour d’un nœud en devient l’archétype idéal.
Par l'art des fleurs, l'ikebana s'ouvre un champ nouveau aux paniers.
Si l'ikebana simple du thé -le chabana- prône une composition très libre, vouée à orner discrètement le tokonoma, l'alcôve qui accueille la seule décoration du pavillon de thé, les autres pratiques autour du thé (senchado) ainsi que les diverses pratiques de l'art floral permettent l’éclosion d'une grande variété de paniers japonais.
À partir du dix-huitième siècle l'engouement pour la cérémonie du thé sencha, moins formelle que celle du thé macha (chanoyu) accroît considérablement l'usage des paniers. L'influence de l'univers lettré chinois remet en évidence sous un nouveau jour l'art du bambou déjà plébiscitée auparavant par le wabi-cha en saison estivale. Dorénavant les paniers pourront être utilisés sans saisonnalité. Les vases à fleur prennent davantage la forme de corbeilles mais sont alors encore de style chinois (karamono). Le mouvement se prolonge au dix-neuvième siècle et les artisans japonais s'émancipent peu à peu pour répondre à une demande de contenants simples et moins codifiés qui se prêtent bien au style du thé sencha.
Le public devient plus large, les artisans s’autorisent davantage de liberté dans leurs inspirations et leurs aspirations. Ils s’éloignent des modèles chinois qui convoquaient des formes issues de la céramique et développent à partir des modèles paysans retransformés des assemblages virtuoses qui n’imposent plus une symétrie constructive, on les appelle alors objets de style japonais (wamono). On y préfère la dissymétrie, une sauvage robustesse que seule une extrême dextérité peut pourtant atteindre. Ce style japonais se déploie alors durablement et dès le milieu du dix-neuvième siècle une manière proprement nippone marque déjà fortement les esprits et ouvre la voie à plusieurs générations d'importants vanniers qui vont écrire l'histoire de la vannerie moderne. Ils se nomment Rōkansai, Shōkosai, Chikuunsai, Chikubōsai...(à leur sujet, voir Fendre l'air au Musée du quai Branly)
Avec eux, se ravive une boucle historique ouverte plus de trois siècles auparavant par le wabi-cha. Dans l'anonymat qui avait cours jusqu'alors comme dans cette nouvelle posture qui consiste à signer leur œuvres, scintillent des moments où les œuvres ne tendent pas tant à un exercice de style qu'à contenir en elles, à récapituler ou à réconcilier la manière vive d'un savoir-faire discret, rural, simple en harmonie avec l'idéal de beauté zen qui irrigue tout l'art nippon. Alors, on atteint à une véritable position, un panier montre un être-au-delà que nous ne savions pas saisir.
Regarder un panier, ce n'est donc pas seulement faire face à une tradition, à un usage, à des savoir-faire, c'est aussi s'interroger sur sa puissance symbolique, saisir le sens qu'il y a à nier les hiérarchies dans les arts, dans les gestes techniques, dans les usages. C'est comme une leçon antidatée d'un art émancipé des glorioles du spectaculaire. Caresser un panier, voir un.e vannier.e tresser le végétal c'est sentir parfois que l'art est habileté de composition, d'assemblage, de combinaison. Quelque chose qui donne à saisir une coexistence entre les vivants et les choses.
Ce privilège pourtant partageable est trop oublié, il existe encore pour celles et ceux qui ont le temps de questionner et de mener une vie quotidienne, où s’accroissent une puissance et un devenir-sensible.
Dans un panier, l'artisan œuvre, c'est-à-dire qu'il qualifie sa vie dans un faire, un comment-faire quelque part et avec l’alliance d'une matière. Alors, avec lui, l'art cesse d'être affaire de production matérielle pour devenir la magie de faire exister différemment le monde.
Ça n'est pas un hasard si l'ikebana au service du thé s'est tant servi des ces humbles paniers pour construire ses compositions. Ikebana est formé d'ikeru (vivre) et de hana, (fleur). L'ikebana est donc cet art paradoxal de faire vivre les fleurs coupées. Par l'arrangement subtil d'un bouquet on cherche à retrouver aussi le grand équilibre d'une nature cosmologique. Et si de nos jours dans chaque foyer nippon, le tokonoma, cette alcôve située dans la pièce principale est dévolu à ce culte, c'est une résurgence de cet idéal syncrétique entre taoïsme, shintoïsme et bouddhisme zen qui ressurgit dans une version profane quotidienne.
Philippe Sollers, dans un court texte intitulé Fleurs du temps éclairait justement ce rapport singulier:
« Le moment mystérieux est celui où on a le sentiment que les éléments voulaient être arrangés d’une certaine manière et pas d’une autre. A partir de là, ils semblent commencer entre eux un dialogue qui n’a pas de fin.
Qu’il s’agisse de mots, de signes de ponctuation, de fragments de phrases, de fleurs, de mousses ou de branches ; ou encore de notes de musique, de plans colorés ou de coups de pinceau, la déclaration d’un ensemble paraît lui venir du dedans, parcourir le tout en équilibre instable et revenir au détail pour le faire vibrer. Lui. Lui seul.
Aucune différence, donc, entre l’art floral, celui de la poésie ou de la peinture. C’est la même chose de réussir un bouquet ou un nô. Échelles d’espaces. Rythme des volumes. Jaillissement du temps.
Naissances et morts, allées et venues :
Une marionnette sur son tréteau ;
casse le fil à l’instant
elle retombe et se brise.
Ces bouquets éphémères sont là pour dire ce qui dure. Qui s’efface, mais continue dans la trame invisible. Ils doivent être harmonieux et contradictoires. Tranquilles, affirmatifs, aérés, mais comme mordus par la brièveté de toute apparition. Ils surgissent, ils tournent sur place, ils éclaboussent légèrement la scène, ils éclatent, ils sont leur disparition. Comment penser que ce qui est là, si fin, si subtil, si vivant, économe et plein, fragile et violent comme une cellule nerveuse, soit en même temps une scansion de vide ?
C’est pourtant cela : une répétition qui ne reparaîtra qu’après un intervalle de néant, une respiration interrompue mais qui reprendra plus tard, l’envers voulu du gaspillage de la nature. L’italique, en somme, de la profusion.
De quelle matière sont-ils constitués ? De feuilles, de baies, de fleurs, de rameaux, de touffes ? Ou plutôt de syllabes inaudibles, voyelles, consonnes, nombres inapparents ? Oui, c’est plutôt un cri, une modulation, une série de timbres. L’unité d’une voix déchirée qui n’existe pas. Mais qui chante quand même, là, devant vous et pour vous, en vous transformant en écho des ombres. Que quelqu’un soit passé par là constitue l’immense surprise. Signature des extrémités ; doigt précis sur les lèvres ; victoire rapide et planante sur la toute-puissante corruption. »
C'est qu'au fond la vie est affaire de temps, d'espace et de gestes dans un vide: une position.
Nous remercions de tout cœur Damien Ropero pour son aide précieuse et son regard.
Bibliographie sélective :
Le livre du courtisan, Baldassare Castiglione, li heredi di Philippo di Giunta, Florence, 1528.
Le Livre du thé, Okakura Kakuzō, Dufflied & Co, New-York, 1906.
Japanese flower arrangement for modern homes, Maragaret Preininger, Little Brown and Co, Boston, 1936.
Modern Bamboo craft, crafts gallery, Collectif, the National Museum of Modern Art Tokyo, Tokyo, 1985
.
L'ange de l'histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Stéphane Mosès, Le Seuil, Paris, 1992.
Bamboo Baskets, Japanese art and culture interwoven with the beauty of ikebana, Maggie Oster, Viking studio Books, Penguin, New-York, 1995.
L'Ikebana, l'art floral japonais, Martine Clément, préface de Philippe Sollers, Denoël, Paris, 1997.
Japanese Bamboo Baskets: Masterworks of Form and Texture, Lloyd Cotsen, Cotsen Occasional Press, 1999.
Ces papés, mémoire et tradition de la vannerie en France, Michèle Pichonnet, Éditions les brins d'osiers, Argenton-sur-Creuse
, 2006.
Japanese bamboo baskets, Meiji, Modern, Contemporary, Masanori Moroyama & préface de Lloyd Cotsen, Kodansha, Tokyo, 2007.
La voie des fleurs, Gusty Luise Herrigel, Arléa, Paris, 2016.