Il est des beautés silencieuses qui éclosent sans prévenir. Leurs apparitions sont aussi rares que précieuses, elles ménagent du silence et de l'attention dans le tumulte du monde.
Ainsi est l’œuvre préservée de Claude Foënet (1935-2014).
C'est une fierté et une joie profonde de la mettre en lumière ici.
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Photographies des œuvres par Léang Seng
«Toutes les idées sont vides quand la beauté ne peut plus être rencontrée dans l'existence de chaque jour.»
Guy Debord
«Avec un vieux pot le sage possède l'univers.»
Diogène
Certaines beautés invitent notre quotidien au silence fécond de la réflexion intérieure, elles nous mettent face au temps vrai de nos vies, le temps pour soi qui ouvre au temps pour l'autre. L'art, en de telles occasions, devient une possible réponse au mystère de l'existence. Car c'est dans le silence qu'une telle réponse affleure.
Au commencement de cette histoire, il y a la chance d'une rencontre ou comment l'œuvre de Claude Foënet a croisé ma vie.
Alors que j’enquêtais de longue haleine sur des artisans ayant œuvré durant les années 1950-60 et sur lesquels je ne trouvais aucune information, c'est mon amie Pascale qui brisa plus d'une fois le silence assourdissant de l'oubli en m’indiquant que ses parents avaient connu ces travaux singuliers. Eux-mêmes artisans en soie peinte, son beau-père Claude Foënet et sa mère Éliane avaient été de la fête à la grande époque du Salon des Métiers d'art entre la fin des années 1950 et les années 1980. Ils avaient côtoyé et partagé la vie de personnes qui peuplaient mon esprit et mes recherches sous forme de noms plus ou moins oubliés.
Si je connaissais des œuvres, eux avaient connu des visages, des rires, des discussions, des vies qui passaient au-devant de ces objets. J'étais, à chaque fois, conscient de ma chance : trouver celles et ceux qui se souviennent est souvent dans ma démarche le point de bascule qui permet d'échapper à l'oubli.
Je découvrais du même coup le magnifique artisanat du couple Foënet dans ma documentation, et par la même occasion, que Claude, était d'abord peintre et sculpteur par-delà le travail d'atelier.
Un voile était délicatement soulevé, mais j'allais encore patienter plusieurs années avant d'être au rendez-vous de sa poétique peinture.
Être au rendez-vous
Je n'ai malheureusement pas eu la joie de rencontrer Claude. Un cancer l'a soustrait au monde en 2014 après l'avoir d'abord empêché de poursuivre l'œuvre au cœur de sa vie. Restaient les œuvres chèrement conservées par celles et ceux qui l'avaient entouré.
Mon amie Pascale, qui l'avait tant aimé, me proposa de partir à la découverte de son travail : « Il y a des choses, tu verras, qui résonnent avec ton approche » me dit-elle simplement en préambule.
J'acceptai par amitié, par curiosité, et allai passer enfin un moment auprès d'elle, entouré de sa mère Éliane et des bons esprits qui peuplaient joyeusement cette merveilleuse maison que le couple avait imaginée pour abriter leur vie non loin de Nîmes.
C'est ce bon silence évoqué au départ de notre périple qui me pénétra dès l'instant de mon arrivée, nous étions là entre ami.es, vivants, morts, petit peuple de l'atelier témoignant de maintes vies d'artisans aussi discrètes que dignes d'attention. Je me retrouvais face à un regard exceptionnel, à une peinture belle, impérissable, tendre, d'une qualité aussi rare que profonde. En résonance, comme le signe d'une rencontre qui devait avoir lieu d'une manière ou d'une autre : elle ouvrait une fenêtre insoupçonnée sur l'art céramique de l'après-guerre.
Claude Foënet est né à Nancy en 1935 ; adolescent, il prend la décision ferme d'être artiste, peintre précisément, et se forme aux Beaux-Arts de Reims et de Toulon. Il devient professeur de dessin dans un lycée du Havre entre 1960 et 1962 mais son désir d'indépendance le fait déserter rapidement le professorat pour se consacrer à sa création. À la fin des années 1950, son travail de peinture est encore vif, coloré, très construit. Il s'articule dans l'esthétique figurative en vogue mais Claude pose bientôt les bases qui vont lui servir d'assise dans sa quête de simplicité.
Avec sa première compagne, France, il s'installe à Bize-Minervois dans l'Aude jusqu'en 1969. En marge de sa peinture, il s'intéresse à l'estampe qu'il pratiquera toute sa vie d'une façon singulière sous forme de monotypes ou de gaufrage à partir de formes en zinc en des compositions toujours uniques ; il officie aussi comme illustrateur pour son entourage. La période est féconde pour « le peintre », qui a conquis les Bizois. Les expositions se succèdent, au Palais des Archevêques à Narbonne, à Bages. Il côtoie Paco Rabanne, qui habitait avec sa mère en Minervois, et diverses personnalités. « La peinture se refusant obstinément à nourrir son homme »* comme le note un truculent article vantant déjà une commande de foulard par Juliette Gréco, le couple se lance dans la peinture sur soie et trouve un succès mérité à la hauteur de l'attention qu'ils mettent -en pionnier- dans cette pratique alors promise à un bel avenir. Cette vie de bohème reste dure et désoriente le travail de peinture de Claude. Le foyer est en souffrance et bientôt le couple se sépare.
Alors qu’il est en quête d’espace pour peindre un grand panneau de soie, sur l’entremise d’un ami galeriste, Pierre Manent, il va chez Éliane. Elle est artisane au Salon des Métiers d'Art, elle habite, avec ses trois enfants, une vaste maison à la montagne, qui comprend une fabrique de bougies et un bel atelier. Claude, qui s'occupe seul de ses deux enfants, s'installe bientôt à Saint-Hilaire-du-Touvet en Isère auprès de sa belle Éliane* et trouve une nouvelle sérénité « après avoir pédalé dans la choucroute pendant sept à huit ans »*. Le jeune couple reprend de concert le travail de soierie que Claude menait jusqu'alors et poursuit la fabrication des bougies. Ils développent de nouvelles et chatoyantes soies peintes à décors jubilatoires, très vivants, ils traitent également des tissus uniques pour la mode, puis bientôt des abat-jours, magistrales pièces uniques parfaitement exécutées et qui vont alimenter de nouvelles collaborations avec d'autres artisans. On retrouve ainsi photographiés dans la presse spécialisée leurs abat-jours sur les lampes des époux Ruelland et de nombreux potiers qui sont aussi leurs amis et voisins au Salon des Métiers d'art.
La vie de Claude se partage alors entre la peinture et le dessin, centre précieux de sa création, et l'atelier d’artisanat qui le mobilise beaucoup mais rencontre suffisamment de succès pour que Claude et Éliane élèvent ensemble leur famille recomposée de cinq enfants.
Faire une vie
Il fallait bien faire une vie, trouver un équilibre entre le faire et l'être, et cette vie allait s'articuler autour de l'atelier et du travail de peinture de Claude.
À l'instar des personnages évoqués par Romain Gary dans son roman autobiographique La nuit sera calme, les Foënet forment alors une expression vivante de la figure de l'artiste-artisan : « Beaucoup de jeunes cherchent très fréquemment à vivre leur vie sur un canevas d'expression artistique. (...) L'art est devenu la jeunesse, il veut être vécu, parce que jamais dans l'histoire du sacré, il n'y eut un tel besoin d'exprimer sa vie, au lieu de la subir. Les gosses veulent être les auteurs de leur vie...
Huit heures par jours au bureau, deux heures de trajet, ce n'est pas un thème de vie, c'est des obsèques.
Je connais déjà quelques groupes comme ça, rencontrés par hasard ou parce qu'ils ont senti que pour moi, la culture, l'art c'est une façon de vivre, ce n'est pas seulement une façon de regarder ou de lire. Ils rêvent d'un art-artisanat avec leur vie pour matériau : pour la première fois depuis le début de la mimique chrétienne, il y a une jeunesse qui cherche un mode d'expression artistique, vécu, un artisanat de soi-même, une nouvelle liturgie assumée du matin au soir. »
Chaque années aux deux Salons des Métiers d'Art en septembre et janvier, Claude et Éliane reçoivent les commandes de soies peintes et de bougies qui doivent garantir l'équilibre du foyer. Claude dessine les motifs, Éliane passe des couleurs, prépare un fond, ils assurent les commandes, les emballages et les expéditions. Même les enfants se proposent pour monter des pieds de lampe ou tremper des bougies : "On aimait bien cette vie, il y avait beaucoup de joie au quotidien" se rappellent-ils.
Claude et Éliane sont riches de leurs ami.es, Claude dessine tout ce qui est utile à sa communauté, faire-parts divers, cartons de la kermesse des enfants, bulletin du journal rural. Pascale se rappelle « Claude était heureux de sa vie d'artisan, pleine comme un œuf, avec "sa belle" et ses cinq mômes, quand l'artisanat se portait bien (...) J'ai adoré l'enfance. Les parents bossaient beaucoup, dans l'atelier, en écoutant France culture ou inter ou musique. On passait la tête quand on voulait. Et la liberté de bricoler, de lire ou se balader était totale. Dans le respect d'un cadre (école, aider, se coucher de bonne heure...), c'était un quotidien travailleur, créatif et joyeux. J'ai toujours été fière d'eux. »*
En 1979, ils franchissent le pas, partent retrouver la lumière du sud si chère à Claude et aux peintres qu’il affectionne. Ils s’installent dans le Gard, une grande bâtisse que jouxtent les ateliers de soie, une galerie, un jardin intérieur... et un atelier pour la peinture, elle seule. Lorsque du temps peut être glané, Claude s'isole pour peindre et habiter le silence qui lui est nécessaire. Le couple a un équilibre ainsi fondé, le travail d'artisanat est commun, il est au cœur du foyer et donne son aisance et sa liberté à la famille. Tout s'articule, vie familiale, amoureuse, professionnelle et artistique. Cet équilibre consciemment ménagé par Éliane, offrira à Claude l'espace où mener cinquante ans durant une œuvre apaisée et exigeante. De cet équilibre et de ces relations plus ou moins conscientes allait naitre un travail où le privé se tressait au public, où l'artisanat et l'art étaient entrelacés dans un rapport estompant des frontières qui n'étaient en vérité que financières.
Claude est aussi un jardinier inspiré, que ce soit à Aigues-Vives puis ensuite à Aubais, la vie quotidienne s'articule entre art, famille et amis, et jardin. Claude nourrit son travail d'une attention aux choses et de poésie. Le contact avec la nature vivante est une vibration qui l'habite. Comme Olivier Messiaen affirmant « la seule musique a toujours existé dans les bruits de la nature. L’harmonie du vent dans les arbres, le rythme des vagues de la mer, le timbre des gouttes de pluie, des branches cassées, du choc des pierres, des différents cris d’animaux sont pour moi la véritable musique ». Le « cher petit peuple de l’atelier » l'accompagne dans sa rêverie féconde. Il se laisse traverser par cette calme musique, ce bruit silencieux qui raconte une appartenance aux mondes qui peuplent son présent.
Dans cette vie bien remplie, l'artisanat permet de conjurer la peur du lendemain : c'est une rente régulière quand la vente des peintures reste plus incertaine malgré les succès des expositions de Claude. Sa peinture n'est pas un métier mais le centre nerveux d'une existence dédiée à l'art. Comme l'invoque alors François Mathey aux manettes du Musée des Arts décoratifs : « L’art est global, indivisible, il n’y a pas de hiérarchies entre ses composantes, seulement des différences de conceptions, de fonctions et d’intentions. L’art “appliqué” est un surgeon stérile quand on le considère isolément, par contre associé, intimement mêlé à toutes les autres créations réputées majeures de l’art, il est le signe de la vitalité contemporaine. » Cela, Claude l'a parfaitement compris en donnant le meilleur de lui-même dans sa pratique artisanale, même si la peinture reste sa véritable raison d'être.
Artiste-artisan
Il y a dans l'œuvre picturale de Claude Foënet un équilibre plastique, sensible dont témoigne peut-être un autre équilibre qui l'alimente à l'origine. Claude réussit à tenir ensemble des pratiques séparées, non pas comme une indistinction entre deux expressions mais plutôt comme un duo complémentaire formé par la stabilité et la sociabilité de l'artisanat en relation avec le retrait et le silence qu'exige en corolaire son approche picturale. Cet équilibre pourtant précieux, la tonalité de l'époque l'empêche parfois de l’apprécier à sa juste valeur. Claude souffre de ne pas occuper la place à laquelle il rêve, il veut consacrer toute son attention à la peinture sans y parvenir. Malgré le succès, lorsque la critique vante ses « dessins naïfs, le dessin coloré mélangé de merveilleux à la Facteur Cheval », Claude songe au-delà « il serait peut-être temps que je prouve quelque chose (...) je rêve de pouvoir entrer dans mon atelier et de ne pas me sentir obligé de "sortir" ma lampe en quelques heures. Je rêve de pouvoir me laisser aller à l'inspiration »*. Il est fier de leur travail mais se sent prisonnier d'une binarité qu'il dépasse pourtant quotidiennement en acte. La liberté de se laisser-aller est pourtant ce qu'il nourrit quotidiennement, garantissant sans même s'en rendre compte à son œuvre picturale une sphère de liberté qu'il n'aurait probablement pas réussi à articuler autrement.
D'une exigence profonde quant à la qualité de ce qu'il entend déposer sur cette Terre, ses remarques sont parfois exigeantes à l'endroit des néo-artisans qui ne comprennent pas toujours ce que réclame une éthique artisanale. S'il encense la technique et l'attention qu'exige le travail céramique de ses amis potiers, il ne rend pas toujours justice à l'incroyable qualité de son propre travail artisanal tout en se tenant à bonne distance de tout jugement sur sa peinture. Avec la recul de la position qui est la mienne aujourd'hui j'aurai aimé le connaître, j'aurai aimé pouvoir le prendre dans mes bras et lui dire : « nous savons ce que tu vaux, l'importance de ton mode d'être-au-monde. Tu peux en être heureux. Tes soies colorées, vives, aux dessins facétieux, le chatoiement de vos chandelles sont un vécu nécessaire auquel répond la quiétude et la contemplation qu'exige ta peinture profonde. L'un t'a permis de faire l'autre, sois-en fier Claude. »
C'est dans le silence qu'une réponse est belle
Au court des années 1980, la demande d'œuvres artisanales se tarit face à la montée d'une culture industrielle et les affres de la société du spectacle toute puissante. Le public n'est plus au rendez-vous et la confiance en un futur se contracte, Claude continue de se renouveler et propose des figurines truculentes qu'il réalise en papier mâché et qui lui permettent d’intégrer la section OB Art du salon Maison et objet. Les enfants vivent désormais leur propre vie, et dans les ateliers d’Aigues-Vives l’équilibre se déplace toujours plus vers la peinture. C'est aux alentours de 1995, que Claude assume de s’y consacrer pleinement.
C'est dans l'inconfort de ce moment qu'il accède à son rêve de toujours.
Claude Foënet était un être en quête de silence. L’écoute, qui demande patience, retrait, recueillement, calme, humilité forge les mêmes caractères apaisés et apaisants à la source de son œuvre et à l'heure de son partage avec le monde. C'est toute sa démarche qui baigne dans un retrait volontaire et il nous faut accepter de n'entrer que lentement dans la peinture de Claude malgré la solidité de sa manière.
Il connaît la valeur du silence. « J'ai besoin que les êtres se taisent autour de moi. J'ai besoin du silence des êtres et que se taisent ces affreux tumultes du cœur » disait à sa façon Albert Camus. Claude avait aussi ce besoin de goûter cette paix, de l'habiter afin d'espérer la partager comme on partage un repas, une passion et des joies avec celles et ceux que l'on aime.
Sa peinture occupe l'espace du vide, elle s'en nourrit, l'habite et le communique. Ce silence qu'il habite est celui d'une attention, le prélude à toute attention même. Il s'agit bien d'entendre le silence comme composante de tout monde, comme partie du bruissement du monde. Comme le disait avec justesse le compositeur John Cage « je crois que nous avons besoin de (silences) qui transforment... ce dont nous avons besoin, c'est du silence ; mais ce dont le silence à besoin, c'est que je continue à parler ». Le travail de Claude Foënet est le témoin de cet équilibre entre vide et plein, présence et absence, silence et chant du monde, unis dans un souffle nécessaire et indistinct : « Entre deux notes de musiques il y a une note, entre deux faits il y a un fait, entre deux grains de sable, fussent-ils unis, il y a un espace, et il y a une façon de sentir au milieu des façons de sentir- c’est dans les interstices de la matière primordiale que passe la ligne de mystère et de feu qui est le souffle du monde, et le souffle continu du monde est ce que nous percevons comme silence, et appelons silence. » écrivait magnifiquement Clarice Lispector.
"Le silence se mit à vibrer, comme une corde qui ne rend pas de sons" disait auparavant Stefan Zweig dans une heureuse formule qui reconnaissait déjà une matière au silence.
Dans la peinture de Claude Foënet, la matière est une voix du silence, une voix des silences, un "silence fait de mille silences" (A. de Saint-Exupéry) qui accompagne une perception de l'existence plus vive car il est don d'écoute et d'observation, porte d'entrée à l'intérieur des choses. C'est un silence qui libère du bavardage et autorise de trouver une voie pour ce qui ne peut être dit autrement.
L'art de Claude Foënet va user de plusieurs formes (peinture, sculpture, monotype, dessin) de plusieurs sujets (nature-mortes, portraits, nus, bestiaire) qui mériteront d'être examinés dans le futur. Pour ma part, j'ai décidé pour cette première plongée de me concentrer sur ce qui, dès ma confrontation, a saisi mon attention : ses variations autour de la nature-morte, still-life, vanités.
Les compositions, les vies silencieuses de Claude Foënet ne sont qu'une partie de son œuvre picturale mais elles sont pour moi au rendez-vous de ma propre intimité, pleine de pots, céramiques et autres objets dont je m'échine, dans mes recherches, à saisir la substance, la voix et l'autonomie (la voie donc !). Dans ces objets choisis, on peut déceler la même quête de ce que Kandinsky cherchait lui dans le point géométrique, « l'ultime et unique union du silence et de la parole ».
Vies silencieuses, dialogue secret
Retour dans le passé. Dès le milieu des années 1950, Claude Foënet, installe ce qui va structurer son travail.
Il va user de la nature-morte pour habiter son univers intérieur fécond. Il aime les pots, simples, volumes habitant eux-aussi l'espace de nos vies. Il saisit les formes, les couleurs et trouve en ces objets l'appui sensible dont il a besoin. À l'instar de Giorgio Morandi, de Julius Bissier qu'il découvrira plus tard, il pose les bases d'un décor intemporel où cohabitent théières, bols, verres, vases, coupes que réalisent ses amis potiers. Il s'en inspire, il invente, il détourne. Ces formes, ces corps sont pour lui un outil de pensée. Le banal est son royaume, la discrète et apparente solitude de ces pots devient le pivot d'une réflexion, d'un recueillement. « Certains peuvent voyager à travers le monde et ne rien en voir. Pour parvenir à sa compréhension, il est nécessaire de ne pas trop en voir, mais de bien regarder ce que l’on voit. » (Giorgio Morandi)
Il sait bien qu'à chaque fois qu'on pense découvrir quelque chose, quelqu'un y a déjà pensé. Ce qui l'intéresse c'est de se rapporter à celles et ceux qui avec lui ont ressenti au plus profond de leur être cette singulière relation aux choses. L’absence de clair-obscur, une frontalité, la texture légèrement granuleuse de sa matière, ses coloris si particuliers, évoquent les fresques anciennes des maîtres du Quattrocento, Giotto, della Francesca, ou encore Masaccio. Sa lumière se révèle discrètement, lentement, probablement peu disposée à satisfaire la hâte des regards trop contemporains.
Il ne cherche pas à innover, encore moins à faire date et se détache rapidement des manières à la mode. On comprend dès lors le peu d’influence qu’exercèrent les mouvements contemporains sur sa peinture et ainsi l'impressionnante continuité de la voie qu'il arpente entre le milieu des années 1950 et le début du vingt-et-unième siècle.
Claude Foënet montre dans sa peinture une sobriété libérée de l'emprise du temps : une poétique de coloris pâles, d'harmonies subtiles en camaïeu de gris rosés ou bleutés, de verts sans nom, d'orangés insoupçonnés, de violines qui rappellent les subtiles teintes traditionnelles issues du grémil des teinturiers.
En divers formats qu'il affectionne, il pose dans un tracé simple des silhouettes d'objets qui peuvent d'abord sembler irréelles mais qui à l'examen attentif, sont parfois de véritables pots qu'il a observés.
Si les pots ne sont pas là seulement pour eux-mêmes, ils se font sujets de sa peinture, ils en sont un centre.
Lorsque je pénétrais dans l'atelier de Claude, ces pots, qui de prime abord pouvaient sembler des prétextes, apparurent pour moi comme les outils d'un dialogue secret, serré, une convocation au sens étymologique tenant ensemble plusieurs voix.
On avait oublié ce qui n'aurait dû surprendre personne : Claude et Éliane travaillaient autrefois étroitement avec les Ruelland, ils sont liés d'amitiés avec Jacques Pouchain, avec Pierre Bayle, avec François Guéneau, avec Henri Virebent, Jacques Blin, les frères Alain et Jean Girel, Loul Combres, avec les Dailler à Blanot, avec les verriers Claude Morin, Claude Monod, Marisa et Alain Bégou...
Et moi, je reconnais sur les toiles de Claude des œuvres précises : ici une bouteille de Georges Jouve, ici un calice de Denise Gatard, là un autre vase du potier aixois, des vases de Dani et Jacques Ruelland, plus loin un grand vase d’Élisabeth Joulia, des pots des Pierlot, des formes qui évoquent Claude Morin, Pol Chambost, André Aleth-Masson, des coupes qui rappellent les volumes de Vera Székely et André Borderie. Claude les regardait au présent, sans dévotion ni conscience.
C'est ainsi que l’apparente monotonie d'une variation se métamorphose : les teintes se précisent, les objets s'animent, ils semblent parfois dotés d'une vie propre, ils s’imbriquent les uns dans les autres, mais leur singularité n'est pas au cœur du travail de Claude qui n'en parlait jamais et ignorait presque la reconnaissance qu'au fil des décennies ses amis potiers avaient suscitée.
Les toiles deviennent les témoins d'une vie d'amitiés et d'un monde trop oublié. Les pots sont des pots, mais aussi des formes, des couleurs, des volumes, des lumières qu'il utilise pour dire le silence et l'essence de la vie et les mettre en partage. Les couleurs sont les actes et les souffrances de la lumière, il pose des couches successives en un glacis sec et matièré, les couleurs vibrent, se superposent, elles sont façonnées de tons issus de profondeurs, mystérieuses, elles rayonnent sourdement comme la lumière intérieure du tableau.
Les pots se répondent, les harmonies se mixtionnent, le vide constitutif de volumes se joint aux aplats des fonds en un dialogue, les matières des choses se désagrègent dans l'acte de peinture : elles semblent indifférentes à leur densité, impossible de dire ce qui est plein, vide, translucide ou opaque. Tout s'agrège, fond en un rythme poétique, quasi abstrait et lumineux.
Claude Foënet a peint un œuvre à contempler. Le comprendre, c'est l’entendre dans son sens oublié, où contempler signifie comme à l'origine « être avec une portion du ciel », c'est-à-dire regarder en s'absorbant dans la vue de l'objet, en le considérant en vérité, par le sensible et la pensée.
La peinture de Claude est de cette puissance là et c’est pourquoi son œuvre offre le silence et la patience nécessaire aux vies bonnes. Elle fait confiance à celles et ceux qui la regardent, elle nous prend par les mains, nous soulage, nous libère, elle ouvre un espace-temps de sérénité.
Comme son auteur, c'est emplie de joies quotidiennes et de fragilités qui s'assument qu'elle déploie sa puissance de dire et de taire. Et pour nous, de sa vie restera une onde. (Ryoko Sekiguchi)
Comme une scansion tendre et affectueuse, ses variations nous rappellent que dans toute vie « ce qui est extraordinaire est loin de l’idéal. Il n’y a pas d’idéal qui surpasse l’ordinaire. L’habituel est l’état ultime des choses » (Yanagi Sōetsu).
Augustin DAVID, été/automne 2023
Mes remerciements vont à Pascale, Éliane et Laurent, vous qui m'avez accueilli en confiance et offert le bonheur de connaître enfin et de côtoyer l'œuvre de Claude.
Merci à mon ami Mathieu Néouze pour son attention et son regard précieux.
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Les œuvres présentées appartiennent à la famille Foënet (Copyright Archives Claude Foënet ©) et sont vendues par les ayant-droits de l’artiste par l'action déterminée de la galerie stimmung.
J'ai décidé de présenter ce corpus avec le regard que je pose ici sur les œuvres, les tableaux sont photographiés en cohérence avec cette position, dans une lumière qui leur restitue une place tangible dans la vie si souvent déniée à la peinture.
*NdA, les citations de Claude Foënet marquées d'une astérisque proviennent de la documentation de la famille Foënet, elles sont principalement issues de coupures de presse, d'articles de critique et de précieux témoignages.