
À l'occasion du PAD Paris, la galeriste Mélissa Paul (Londres) présente un ensemble d'œuvres d'Andrée et Michel Hirlet orchestrant un dialogue entre pièces historiques du duo et éditions inédites mises au point par Andrée, au travers desquelles elle réalise enfin un rêve de longue date imaginé avec Michel dès les années 1970.
Porté par une amitié précieuse avec les Hirlet, j'ai la joie et l'honneur d'avoir imaginé le texte du catalogue édité à cette occasion.
À découvrir du 2 au 6 avril 2025 au PAD Paris,
Jardin des Tuileries sur le stand de la Galerie Mélissa Paul.
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Nulla dies sine linea
La ligne traverse toute l’œuvre d’Andrée et Michel Hirlet. Une ligne insaisissable qui anime chaque étape du trajet singulier par lequel le couple mena une quête existentielle depuis 1963. Des premiers saisissements d’Andrée auprès de sa professeure Françoise Bizette, au cœur de la passion fondatrice de Michel pour la musique, jusqu’aux ultimes travaux menés ensemble, toute leur écriture se tient dans l’espace exigeant de la ligne. Une ligne lovée au cœur d’un précieux dialogue ininterrompu jusqu’au décès récent de Michel.
Attentive à la poursuite de ce dialogue, les gestes déployés aujourd’hui par Andrée sont contenus dans une écriture retrouvée. Le fil qu’elle manie sous le regard bienveillant de Mélissa Paul, c’est une ligne partagée avec Michel et dont la forme présente expose, ici et maintenant, un geste engagé en réalité depuis l’aube de leur œuvre commune. Autrefois, les amoureux cherchèrent comment articuler la ligne, comment tisser un chemin dans la texture du monde : l’ensemble de leur travail s’est épanouit comme une histoire personnelle de la modulation universelle. Leur écriture s’est faite sillon, module, structure, agencement d’une ligne qui se veut chemin sans cesse questionné et reconfiguré. Ils y voient depuis toujours la scansion musicale du rythme du monde, leur façon de faire entendre la répétition, la musique incessante des bruits de la Terre.
Ce pouls viscéral, il fallut le sentir, le célébrer, l’interpréter, le traduire, le mettre en forme dans une perspective qui assumait l’œuvre comme l’espace-temps où une intuition devient partageable. Michel et Andrée ont ainsi déployé un geste à la fois étroit -ténu- et pourtant incommensurable dans sa capacité à relayer la musique du monde. En une économie de moyens que permit leurs gestes ajustés, pensés, graciles, ils s’en sont faits interprètes : modulations de la ligne, usage de la trace, expressions du volume, rythmes des gammes colorés furent leurs principaux vocabulaires pour exprimer, à travers un geste, les rythmes et souffles de l’univers.
Dès 1970, ils mobilisent le sillon comme écriture, ce sillon commun aux runes, au dessin, au geste paysan, aux tracés primordiaux des temps rêvés de certaines cosmologies animistes, ils dessinent dans la terre des lignes creuses d’intensité variables qu’ils étirent, interrompent, composent au fil d’une volonté de saisir la vibration terrestre, les variations de l’espace et du temps. De la stèle «sillons» de 1970 au «grand biface bleu» de 2010, en passant par le monumental «labours» de 1974, le sillon est un thème important de cette relation au passé vibratoire du monde, il est la première de leurs écritures, la première pierre d’un message indifféremment adressé aux morts comme aux vivants.
Les exercices formels de composition modulatoire qui égrèneront leur travail dans les années 1970 répètent ce même geste, exprimé à chaque fois de façon autonome. Et si leur caractère restera toujours articulé au geste artisanal, une importante partie de l’œuvre du duo forme pourtant l’étrange exemple d’un design artisanal. Je n’entends pas par ce mot l’habituelle appréhension par l’industrie d’un travail artisanal produit ensuite en série, ni une esthétique, mais bien l’ambition plus ancienne d’une relation profonde entre dessin et dessein dans un vocabulaire qui justifie son insistance, qui fait série sans répétition du même. Un tel geste ne cherche jamais à invisibiliser les traces de son cheminement, car elles témoignent de l’espace et du temps nécessaire à la création.
Peut-être, faut-il dire ici, que le rendez-vous des Hirlet avec l’œuvre en série industrielle relève de l’utopie littérale, il n’a pas vraiment eu lieu malgré les multiples tentatives d’articuler cette voie à leur voix. Il y eut pourtant la brique mélèze, présentée au salon des artistes décorateurs de 1971, dont on se plait pourtant à rêver qu’elle ait été produite en quantité. Il y eut aussi l’aventure féconde du Mur vivant, mouvance esthétique et critique créée à l’initiative de l’architecte Jean Merlet et du sculpteur Robert Juvin pour articuler sculpture et architecture. Elle mobilisa leur écriture lorsque, pour l’exposition de 1969, ils imaginèrent un jardin suspendu pour accueillir une forêt d’orchidées verticale dans une structure de tubes extrudés préfabriqués en grès, tous marqués de façon unique par le feu. Là encore la tiédeur des industriels ne rendra pas justice à la justesse du projet. En 1972, ils proposent déjà des claustras passionnants et, en 1975, ils initient une gamme de sculptures sérielle: la structure est modulaire, répétitive, mais le décor semble affirmer l’unicité artisanale en faisant de chaque composition un lieu singulier.
Andrée et Michel sont pourtant tentés par l’édition, ils recherchent l’émulation : ils admirent le travail d’édition d’Ulla Procopé à la manufacture Arabia en Finlande qu’ils visitent, côtoient Pierre Digan, exposent des pièces dans sa galerie de l’Axe, ils croisent Charles Gianferrari, l’acteur important de l’Œuf Centre d’Étude, mais ne parviennent pas à mettre un pied viable et serein dans l’industrie. Ils connaissent bien le projet initié par Henri Virebent et son vivier pour le monde de l’édition céramique mais ils sont hors de l’univers potier. Il est trop tard de toute façon, leur ligne s’est glissée dans d’autres interstices. Le rendez-vous avec l’édition semble manqué, et seul subsiste une envie au détour d’une voie oubliée.
Aujourd’hui Andrée est à un seuil. Il lui a fallu comprendre qu’elle avait le droit d'être dans sa propre vie, avec Michel, malgré la mort. Elle veut ressurgir autrement en tenant au plus près d’elle la nature du travail mené à quatre mains. Non pas comme une simple continuité, mais comme un rendez-vous. Andrée cherche une réactivation d’un passé non advenu, elle cherche à reprendre le dialogue laissé en friche par un passé incapable de l’accueillir.
Grâce au soutien aussi précieux que sensible de la Galerie Mélissa Paul, ce désir inaccompli a trouvé un espace où exister. Les œuvres qu’Andrée Hirlet présente aujourd’hui permettent cela, elles sont la célébration d’une puissance entravée jusqu’à ce présent. À 88 ans, Andrée est vivante, aux prises avec son passé, son présent et un futur. Aidée de Mélissa, elle a imaginé et maquetté dans le secret de son atelier quelques objets qui appelaient le duo qu’elle formait avec Michel de longue date : des projets édités aujourd’hui avec la complicité de la manufacture Céramique lochoise, des séries qui avivent ce désir ancien et lui donne corps.
Son nouveau projet de table basse modulaire réactive sous un jour nouveau leur vocabulaire ancien où s’articulent modules et vibrations colorées. Elle nous adresse un nouveau claustra et un système de parement qui repensent à nouveaux frais les sillons qui irriguent leur travail depuis son origine. Un sillon bien ancré dans la terre, un creuset fécond, une trace initiée dans la terre et sur la Terre à partir d’un dialogue sauvé de la perte.
Et puis il y ce banc, une ode au repos nécessaire, un lieu où se positionner pour penser, s’accorder le temps de la réflexion. Ce banc est encore un module, et lorsqu’une assise est retournée, il se fait fauteuil de discussion, il devient confident, espace où l’un confie son attention à l’autre. Et si une des deux places semble aujourd’hui vide, un réjouissant dialogue y demeure toujours à l’œuvre.
Augustin DAVID, chercheur indépendant et enseignant à l’Université Paris 8, anime la galerie stimmung
Janvier 2025, Récit par Augustin David ©galerie stimmung
Merci à Mélissa Paul de sa confiance, à Andrée et Michel Hirlet de leur amitié et de leur attention à mon regard sur leur œuvre.