Qu'y-a-t-il de commun aux multiples tentatives de penser un art affranchi des institutions comme le furent historiquement l'art brut, l'art naïf, les arts singuliers, l'art outsider ou les arts hors-les-normes ?
Y-a-t-il des liens possibles entre l'éthique artisanale et ces fécondes marginalités ?
Pour tenter de déplier ces questions, la galerie stimmung est heureuse et fière de présenter un extraordinaire ensemble d'œuvres céramiques de Fernand Joris (1885-1966) patiemment rassemblées au fil des ans.
_
Imaginez un monde différent de celui dans lequel nous vivons.
Un monde où l'art est émancipé, où il prend soin de l'innocence et de la force d'âme de l'enfance, sa liberté première.
Imaginez un monde où l'enfance n'est plus la face réduite et inaboutie d'un destin adulte, où, au contraire, la puissance de l’être-enfant est célébrée et cultivée chez l'adulte.
Imaginez un monde où les plus fragiles d’entre nous seraient visibles, considérés.
Imaginez un monde où toute création est un espace de liberté, une source de vie, où nulle forme, nul savoir n'est objet de mépris.
Imaginez un monde où la quête de justice est la source d'un quotidien désirable et la condition de tout bonheur véritable.
Découvrez l’histoire extraordinaire de Fernand Joris, l'histoire d'un homme ordinaire ayant incarné une pratique où "l'enfance de l'art" ne désigne plus un mouvement ébauché mais ouvre l'espace d'un devenir-art sans limite, nimbé de la puissance incomparable de toute jeunesse.
________________
Photographies des œuvres par Léang Seng
«De la fréquentation assidue des lisières dépend l’entrée dans les métamorphoses»
Yannick Haenel
«L'art doit toujours un peu faire rire et un peu faire peur. Tout mais pas ennuyer»
Jean Dubuffet
«La vie n’a de prix qu’aussi longtemps qu’on peut faire un pas en avant, agrandir son horizon»
Fernand Joris
«La jeunesse a toujours raison ; qui l'écoute est sage»
Stefan Zweig
Il y a dans les méandres de nos vies des rencontres qui sont déterminantes parce qu’elles éclairent le sens, la présence ou la valeur de ce qui nous tient à cœur. Lorsque de telles rencontres parviennent à tenir ensemble des choses aux coordonnées apparemment éloignées, elles rendent lisibles des liens jusqu'ici invisibles, des significations qui demeuraient pour nous jusqu'alors insaisissables.
Fernand Joris (1885-1966) fut une telle rencontre pour moi. Notamment parce que sa figure d'esprit libre a l’étonnante particularité de rassembler en son être et en son histoire plusieurs des sujets qui animent mon propre élan de vie : l’humilité radicale de toute présence artistique, les remises en question des régimes dominants de l’art, la passion de la Terre, la puissance des imaginaires vernaculaires, l’idée révolutionnaire, les luttes sociales, et la nécessité de récits qui nous permettent d’arpenter nos vies avec consistance.
Un Art brut céramique?
C’est au cours de mes recherches sur l'alléchante ambiguïté d’un possible art brut céramique que son travail m’est apparu un jour il y a de nombreuses années. En tombant nez à nez avec une pièce étrange figurant un acrobate, je me suis retrouvé projeté -sans l'avoir anticipé- dans un parcours exceptionnel et une œuvre d'une sensibilité toute singulière à la lisière de l'inconnu.
Comme une comète venue d’ailleurs pour m’aider à penser et à aimer, ses personnages à la facture vibrante et au modelé si libre sonnèrent comme un avertissement : son travail entièrement réalisé entre 1951 et 1966, occupe en son temps un espace inédit, un espace pionnier de friction entre le centre et les marges, un espace émancipé des formatages s'abreuvant à d’autres sources et ouvrant d’autres possibles que celui encadré par les étroites perspectives des institutions et cénacles intellectuels de son présent. Et du nôtre.
S'agit-il d'Art Brut ? D'un travail d'artiste naïf ? De céramique d'autodidacte ? D'un pionnier de l'art singulier /outsider ?
Au sortir de la seconde-guerre Mondiale, c’est au peintre français Jean Dubuffet que l’on doit la notion d’Art Brut en éclairage de la constitution, dès 1945, d'une singulière collection d’objets créés par des pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques, des personnes en marginalité sociale, des détenu·es, des personnes isolées dont il perçoit la création marginale comme l'outil nécessaire à une opération intellectuelle et conceptuelle sur la manière d'envisager l'art. À côté de sa propre création, Jean Dubuffet est alors en quête d'une appréhension qui lui permette (comme à nous) de repenser plus largement, et de façon moins institutionnelle et moins hiérarchique la notion d'Art sur un mode alternatif : anthropologique, hors de l'esthétique, en faisant travailler ensemble dans une friction volontaire les notions d'art, de norme et de culture. Dans son pamphlet manifeste L’Art Brut préféré aux arts culturels publié en 1949, à l'occasion de la première présentation de sa collection à la Galerie Drouin, Dubuffet précise ce qu'il a en tête : «Nous entendons par là (l'Art Brut) des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistiques, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écritures, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe». La remise en cause de Dubuffet ne surgit pas ex-nihilo, si l'attaque est cinglante et inédite dans sa formulation, elle s’inscrit néanmoins dans une constellation plus ancienne agrégeant des tentatives de penser autrement l'art. La précède toute une constellation qui part de l'intuition romantique, traverse la pensée Arts & Crafts et son appétence pour le "mineur", et résonne dans les tentatives fécondes de plusieurs avant-gardes (Dada, le surréalisme et sa nébuleuse d’intérêt: naïfs, marginaux, art médiumnique, "peintres du dimanche", artiste amateurs sur le tard....) ou encore dans le champ de l'Art populaire promu par Georges-Henri Rivière.
Si, une fois les germes de définition posés, l'art céramique, par les connaissances, les savoir-faire et les impératifs techniques qu'il implique, semble d'abord résister à une impulsion parfaitement spontanée ; à bien y regarder, rien dans la première définition de 1949 ne s'oppose radicalement à ce qu'au-delà d'un apprentissage technique l'auteur.ice brut.e puisse participer d'une «opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions».
Aujourd'hui, l'approche de Dubuffet, réinvestie notamment par Michel Thévoz et Lucienne Peiry auprès de la Collection de l'Art Brut de Lausanne ou par les travaux passionnants de Céline Delavaux (1) ou Marc Décimo ont accompagné l'élaboration d'une description plus vaste qui n'implique, elle non plus, aucune incompatibilité indépassable entre céramique et Art Brut (2): «Les œuvres d’Art Brut sont réalisées par des créatrices et des créateurs autodidactes, retranché·e·s dans une position d’esprit rebelle ou imperméables aux normes et valeurs collectives, qui créent sans se préoccuper ni de la critique du public ni du regard d’autrui. Sans besoin de reconnaissance ni d’approbation, ces personnes conçoivent un univers à leur propre usage. Leurs travaux, réalisés à l’aide de moyens et de matériaux généralement inédits, sont indemnes d’influences issues de la tradition artistique et mettent en application des modes de figuration singuliers.» (site de La Collection de l'Art Brut, Lausanne)
Ce n'est probablement pas seulement par une ironie du sort que l'émergence de Fernand Joris au seuil des années 1950 coïncide justement avec cette quête réflexive de Jean Dubuffet pour imaginer un régime alternatif à cet art qu'il qualifie de "culturel": «je me suis sans cesse appliqué à consolider: celle d'une création d'art résolument étrangère à la culture » (lettre à Jean-Jacques Pauvert, 23 ou 24 juin 1966) et il est à parier que Jean Dubuffet aurait aimé rencontrer l'art de Joris lui qui «se défie de l'image de la culture d'origine régalienne et de celle de la culture bourgeoise héritée du XIX siècle, celle du bon goût, véhiculée par les académies et les universités, la culture institutionnelle du pouvoir, que l'on instruisait sur les bancs des écoles de la Troisième République. Pour (Dubuffet), les valeurs qui la fondent, au premier rang desquelles trône l'art, comme le clame Malraux dans Le Musée imaginaire, doivent être systématiquement mises en question, voire être taillées en pièces car responsables du règne sans partage de la conservation, au détriment de l'invention.» comme l'expliquent Baptiste Brun & Isabelle Marquette (in Portrait de Jean Dubuffet en anthropologue in Jean Dubuffet, un barbare en Europe, Hazan, Mucem 2029, p.11)
Ces puissantes remises en question menées par Jean Dubuffet autour de l'homme du commun et de l'art brut, surgirent en écho dans la manière singulière de Joris et celui-ci incarna pour moi un espace synthétique inédit à partir duquel poursuivre la réflexion d'un salutaire décentrage de la notion d'art.
Voilà comment depuis plus d'une décennie, j’enquête sur Fernand Joris et sur ce qu’il agrège car je crois que tout son être, toute son histoire, toute son expression viennent questionner de nouveau et repositionner les coordonnées sur lesquelles croient pouvoir s’appuyer nos horizons trop fragiles.
Mais il nous faut commencer par le commencement. Raconter sa vie et son œuvre n’est cependant pas chose aisée. Il nous faut évoquer une vie humaine plongée dans les profondes mutations de la première partie du vingtième siècle et comprendre que cette vie s’entremêle de manière éclairante avec l’histoire de nos institutions.
Une vie
Qui est Fernand Joris?
Fernand Joris est né en 1885 dans une famille wallonne de mineur originaire d’Haltinne et installée dans le bassin houiller de Charleroi, à Anderlues dans le Hainaut. Ses parents Adophine, et Victor y élèvent une famille composée de quatre enfants dont Fernand est le cadet. Toute la vie est guidée par le travail. Victor est lampiste à la mine dans un contexte matériel et social extrêmement difficile et, son enfance durant, le petit Fernand est marqué par l’épreuve que constitue la condition ouvrière et les difficultés avec lesquelles chacun.e doit composer dans un tel contexte. Dans sa prime enfance, les drames humains générés par les grandes catastrophes industrielles sont au cœur de sa vie quotidienne. Le coup de grisou de 1880 à l’Aulniat qui tue une cinquantaines de travailleurs est encore dans toutes les mémoires à sa naissance et lorsqu’il a sept ans une nouvelle catastrophe endeuille son village lorsque qu’un nouveau coup de grisou emporte brutalement 162 pères et enfants de la communauté lors de la catastrophe du 11 mars 1892. Son enfance est ainsi triplement heurtée par la violence systémique, sociale et historique. Il prend pied dans la vie au cœur des luttes ouvrières et des violentes répressions que le mouvement subit autour de la grande grève insurrectionnelle de 1886 qui secoue la Wallonie et dont les échos et récits le marqueront durablement.
C’est dans sa treizième année que Fernand quitte l’école pour rejoindre son père à la mine. Il échappe à la "descente au fond" pour intégrer la lampisterie où il est chargé de divers entretiens de matériel. Habile et fin, il est remarqué et devient peu à peu responsable du magasin d’explosifs et bientôt membre de l’infirmerie. Aux premières loges de la misère ouvrière de sa communauté, il cherche à s'interroger et lutter contre cette condition. Tout en continuant à travailler à la mine, il réussit, à l’âge de 17 ans, à reprendre des études d’arpenteur dans l’administration des Ponts et Chaussées. Il continue à se former et devient bientôt diplômé de sténographie à 18 ans, diplômé de droit à 20 ans et obtient aussi le brevet d’infirmier. Le jeune homme se cherche et cherche une stabilité tout en étant fidèle à la culture ouvrière dans laquelle il baigne. Il cherche à améliorer son existence, mais ne rejette pas le milieu ouvrier qui nourrit sa culture et suscite son attachement profond. Remarqué pour sa vivacité d’esprit, il arrive à se lier à Jules Destrée, figure importante de la scène politique et culturelle wallonne, lors d'une visite de l'homme illustre à la mine où il exerce. À son contact devenu régulier, il s’ouvre à d’autres horizons que ce à quoi le prédestinait son environnement familier.
Dans un contexte marqué par la montée des militarismes, Fernand est chanceux au tirage au sort qui lui permet d'échapper au service militaire et l'autorise à fonder un foyer avec son épouse Anne Fontignie avec qui il aura trois enfants (Victor, né en 1907, Marthe, née en 1908 et Camilla, née en 1912).
Poursuivant sa vie à la mine, il devient un personnage important de la vie d’Anderlues, « il fréquente les marchés, les boutiques, les estaminets, bref, tous les lieux où vivent et se divertissent les humbles, les amuseurs, les artisans, les gagne-petit. Là il aime évoquer ses souvenirs d’enfance et d’adolescence» (Roger Foulon, 1993) il participe aussi activement à la gauche militante et associative locale dont il se fera plus tard l’étonnant chroniqueur.
La vie n’en demeure pas moins difficile et, suite à un accident du travail, il est amputé de plusieurs doigts.
En 1933, à 48 ans, il est entravé dans sa mobilité et devient porteur d'un handicap qui le contraint de se déplacer dorénavant à l’aide de béquilles. Il part s’établir à la campagne non loin d’Anderlues à Lobbes «c’est la période la plus heureuse de sa vie, Les bois et les prairies l’entourent. Il parle aux plantes, aux feuillages, aux animaux qui deviennent ses familiers» (Roger Foulon in Fernand Joris, Musée lanchelevici, La Louvière, 1993) «Pour celui qui vient de passer trente-sept ans de vie professionnelle à l’ombre des terrils, un monde neuf s’ouvre» se rappelle son ami Henri Arpigny (1964)
Lorsque commence la guerre de 1939-45, il se fait discret tout en participant à certaines actions de la Résistance locale. Il est à nouveau marqué par ce présent difficile qui perdure après la Libération. Alors qu’il participe à l’arrestation du colonel SS en charge du secteur, il est témoins de la violence qui parasite insidieusement l’allégresse de la Libération. Joris, traverse le siècle, c'est comme s'il collectait des visions et réflexions pour arpenter bientôt une voie nouvelle.
En 1951, âgé de 66 ans, il quitte son havre campagnard pour revenir vivre «en ville », à Anderlues. C’est à ce moment charnière de son existence, « à un âge où la plupart des gens aspirent à une retraite méritée», que Fernand Joris opère un remarquable pas-de-côté dans sa vie. Après avoir aperçu une réclame pour les cours de l’école provinciale des Arts et Métiers du centre de La Louvière, il prend la décision de s’inscrire aux cours du soir et à la rentrée 1951, il intègre les cours du céramiste Ernest D’Hossche (1912-1976). Après son compagnonnage dans le monde ouvrier sous la riche influence de Jules Destrée, c’est cette nouvelle rencontre déterminante qui va sceller l’usage que Joris fera de ses dernières années sur sa chère Terre.
Ernest D’Hossche est alors au faîte de sa carrière. Formé par Charles Catteau, D’Hossche mène alors un travail de création personnel tout en ayant repris les rênes du studio de création de la manufacture Boch à La Louvière. En marge de ce rôle prestigieux, il assure aussi cet enseignement à l’école qui va marquer profondément Fernand Joris.
À proprement parler, Fernand Joris n’est donc pas un autodidacte, bien au contraire, c’est en revanche un homme âgé (66 ans), marqué, affuté et viscéralement curieux qui vient se former pour maîtriser techniquement l’art de la terre et du feu. Joris commence alors une période féconde où durant quinze années, il œuvre à un travail aussi intime que branché au pouls de son époque, unique en son genre et précieux pour le monde.
Il se met également à peindre, d’une façon qui suscitera d'abord l’enthousiasme du champ d’étude de l’art naïf et de son cénacle. Joris cotoie la scène artistique de La Louvière où quelques noms émergent : Madeleine Biefnot et le groupe surréaliste de La Louvière, Pol Bury ou Henri Lejeune. Si la peinture de Joris est affranchie des attendues académiques et fais échos aux manières libres de la constellation des "artistes du dimanche" découverts dans la lignée du Douanier Rousseau, elle n’est nullement naïve dans ses contenues. Ses gestes, son approche aiguisée de la vie locale et sociétale de son pays sont inspirés des récits oraux locaux et forment une véritable chronique du cri du peuple, il se nourrit de l’histoire populaire, des vies quotidiennes de celles et ceux qui font vivre Anderlues. Par son geste discret Joris affirme, tel Gustave Courbet avec Ornans ou Jean-François Millet avec son Cotentin natal, que son territoire mérite autant que n'importe quel lieu illustre d'être le cœur de son sujet. Son œuvre est une ode à un quotidien qui regarde la vie bien en face.
Fernand Joris s’inspire de l’apprentissage de D’Hossche pour mettre les mains dans la terre. À contre-courant de tout ce qui existe sur la scène céramique de l'après-guerre, il modèle des vases, des assiettes, des figures en ronde-bosse qui deviennent autant de supports pour dire l’histoire de la vie, de sa vie, et porter la tradition des vaincus chère à Walter Benjamin, celle des vies oubliées qui jalonnent les luttes ouvrières.
La jeunesse n'a pas d'âge
Fernand Joris œuvre dès lors avec une soif insatiable, en quinze années, il imagine près de quatre cents œuvres dont une centaine d'œuvres céramiques dont les trois sources principales d’inspirations sont assez singulières pour que nous nous y penchions davantage.
Sur des pièces de formes, vases, coupes, pots, Joris chronique les luttes politiques, les faits marquants de la vie ouvrière du Hainaut, révoltes de 1886, grèves de 1932, les deux guerres mondiales, épisodes marquants et parfois truculents de la vie locale passée et présente. Pour ce faire, Fernand Joris réussi à maîtriser en peu de temps l’art de la céramique, il réinvente à sa façon l’art fabuleux de la faïence stannifère de grand feu, ses pots sont des majoliques socialistes, communistes, anarcho-syndicalistes qui n’ont rien à envier au brio des artisans de la renaissance italienne. Lui ne s'inspire plus comme ses prédécesseurs du XVIe siècle des œuvres des peintres célébrés à la cour des princes mais de récits oraux, des scènes triviales de la vie, il s'appuie sur les coupures de journaux et les témoignages qui ont rythmé les veillées de son enfance. Avec une maestria confondante pour qui sait ce que cela représente, il applique ses émaux avec liberté dans des compositions qui disent un élan issu de son enfance. Les décors se font en registres, il décompose des scènes où s’étirent des personnages dans des frises passionnantes qui sont des témoignages précieux des vies distillées.
Dans le même élan, il travaille la sculpture en ronde-bosse. Ses créations sont toujours étonnantes en ce qu’au-delà de leurs sujets assumés, elles remettent en jeu radicalement la façon même dont la sculpture se regarde. Chacune des pièces de Joris possède cette multitude de points de vue qui donnent à sentir la complexité des possibles. Les membres des personnages s’étirent au besoin, se tordent pour jouer avec la terre et la perspective, les attitudes s’exposent avec une surprenante candeur qui n’est pas feinte mais qui dit plutôt la profondeur de son regard. Il est même surprenant de comprendre comment un de ses sujets, vu de dos, n'est jamais le simple revers attendu de lui-même mais une véritable perspective alternative sur la chose. Une perspective aussi irréaliste que fantastique, une échappée qui fait ce qu'elle veut et déplace notre regard trop logique. Joris est un magicien qui n’invalide aucun angle, aucun regard. Il ne discrimine ni sujet ni manière de formuler un sujet. Il nous surprend et donne à chaque parcelle de ses pièces une importance équivalente à n’importe quelle autre.
Il a d'autres sujets de prédilection que l’histoire politique et sociale : le cirque qui synthétise à lui seule la comédie de la vie, mais aussi l’histoire locale et la vie préhistorique. Accroché avec sublime au trivial de son imaginaire d’enfance, Fernand Joris déploie des ruses plastiques, une fraîcheur insoupçonnée pour faire revivre sous nos yeux des gymnastes, des équilibristes, des animaux dressés, des dinosaures sympathiques qui tiennent au creux de leur manière la double origine, origine de la joie enfantine, origine du monde, de l’art de la représentation. Avec ses dinosaures facétieux, Joris semble répondre au défi d'un art préhistorique plus ancien que celui du paléolithique, celui d'un "avant les humains", ou l'impossible rencontre entre les humains et la vie foisonnante du Crétacé. Témoins familiers de l'impossible.
Avec une manière déroutante, Fernand Joris semble exécuter sous nos yeux une tentative à la fois tentaculaire et simple de recréation/récréation du monde : tout ce qu’il crée s’épanouit sous le triple signe du quotidien, de l’origine et du récit. On y croise ses joies, peines et peurs d’enfance, la force de son imaginaire et le sérieux des vies malmenées, la "petite et la grande histoire" entremêlées, le tangible et l’étrange mis face-à-face. Il est comme le vieil ascète du conte populaire qui, allongé sur son lit de mort, entouré de prêtres et de disciples qui lui chantent des hymnes, fait des efforts désespérés pour entendre ce que la blanchisseuse, dans la cour, dit du linge de sa voisine.
Ce qui nourrit sa pratique c'est le banal transfiguré et rendu digne de notre attention.
Joris l’amateur!
Fernand Joris est d'abord - dans le beau sens du mot - un amateur, et pour le comprendre, il nous faut renouer avec le sens oublié de l’amateur en art.
Si aujourd’hui nous utilisons le plus souvent "l’amateurisme" pour dévaloriser une manière de faire perçue comme moins compétente que celle garantie par le savoir-faire d’un professionnel, l'amateur désignait autrefois celui qui aime, le caractère de celui qui faisait par amour. En ce sens trop oublié, l’amateur et celui qui agit guidé par amour pour le geste, pour son art, pour l'autre-qui-regarde.
Fernand Joris est un modèle de cette acception féconde. Il tire toute sa manière de sa trajectoire unique : artiste sur le tard, passionné par son apprentissage dans le temps qu’il consacre à sa nouvelle vie de retraité, il ne cesse de s’abreuver à la vie quotidienne qui a dessiné ce qu’il est devenu. Résonant avec Jean Dubuffet affirmant «c'est une erreur très commune de croire qu'il faut se déranger pour aller voir très loin des lieux supposés plus intéressants que ceux où on se trouve. Si on ne sait pas prendre intérêt à ceux où on se trouve, on ne prendra pas intérêt non plus à ceux qu'on va voir» Joris a le cœur indexé sur le pouls de la vie déployée autour de lui. En cela, il se trouve fidèle aux causes, aux sources et aux sujets qui ont forgé ce qui a mobilisé son attention tout au long de sa vie.
Et c’est important.
Au tournant de cette nouvelle vie, il n’a pas singé les artistes de métiers, les professionnels de l’art mais au contraire s’est attelé à donner un corps médiatisé à toutes les préoccupations qui avaient rythmé sa vie jusqu’alors. C’est ainsi qu’il inaugure des angles inédits portés par des manières inédites. Son art est engagé mais nullement démonstratif. Il n’est pas la gesticulation distanciée de quelqu’un qui s’affirme publiquement en espérant quelques retours orgueilleux pour dire au monde un engagement mais au contraire son art apparaît comme l’expression humble et non calculée d’un engagement profond et continu qui l’a guidé tout au long d'une existence fragilisée par les violences systémiques.
Ce faisant, Fernand Joris renouvelle considérablement la gamme de ce qui est digne d’attention comme sujet artistique. La beauté de sa forme découle très pratiquement de la bonté de son regard. Ce qui mérite considération échappe aux attendus de l'art institutionnel. Joris s'intéresse en vérité et sans calculs à ce qui suscite généralement l'indifférence de la pensée artistique. Nulle quête de beauté plastique, de forme élégante. Comme le disait Jun’Ichiro Tanizaki dans un tout autre contexte, l’élégance est sale. Chez Joris, la beauté est informe, elle est marquée de la poussière de la houille, de la sueur du travail, de la fatigue du vécu, de la joie brute et extatique de l’enfance comme accroche tangible au bonheur.
Comme un Dubuffet prenant le «parti-pris vilain de se complaire aux choses sales», ce qui traverse Joris, c’est la vérité de la matière des vies vécues, la puissance du commun face aux conditions éprouvantes de la vie ouvrière, l’ensemble des événements qui rythment l’existence avec insistance dans le mouvement de la vie. Dans son approche résonne inconsciemment le questionnement de Jean Dubuffet: «Personnellement je m'intéresse peu à l'exceptionnel, en quelque domaine que ce soit. Mon aliment est le commun. Plus c'est banal, mieux cela fait mon affaire. Je ne me sens, heureusement, rien d'exceptionnel ; c'est le regard d'un homme tout à fait moyen et ordinaire que je veux dans mes tableaux retrouver, et c'est aussi sans ajouter aux simples moyens dont dispose la main d'un homme ordinaire - ses techniques rudimentaires de profane, je n'en veux pas d'autres, elles me paraissent suffire- que j'ai tenté de constituer d'amples et hautes fêtes. Les fêtes ont bien plus de prix quand, au lieu de recourir à des registres étrangers à notre vie quotidienne, elles se tiennent sur le propre terrain de celle-ci. C'est alors que leur vertu (de commuer notre vie quotidienne en fête merveilleuse) est opérante. Je veux parler de fêtes de l'esprit; qu'on me comprenne, de fêtes des humeurs et des délires. C'est à l'esprit que l'art s'adresse, et non, bien sûr, aux yeux. Trop de gens se font l'idée que l'art s'adresse aux yeux. C'est en faire bien pauvre usage.» Jean Dubuffet
Ce que Fernand Joris conserve au fond de sa démarche, c'est son esprit d'enfant. C'est comme si la vie et l'attention qu'il avait eu pour les terrains minorés de la vie avaient exercé son acuité. C'est comme si, au presque terme d'une vie de labeur, Joris avait réussi à réactiver l'enfant en lui et la magie du monde que l'enfance opère sans même y songer.
Ainsi, les dinosaures qui peuplaient mystérieusement son imaginaire d’enfant rencontrent la joie du cirque en un court-circuit que seul l'enfant comprend. Deux imaginaires dialoguent sans limite avec d'autres perspectives plus âpres: la vie militante, les coups durs et les rapports de force qui pèsent sans fin sur le monde cru où il évolue. Au cœur de telles palpitations, Joris est l’irréductible amateur, celui qui se forme et crée avec son cœur pour moteur. Un cœur insoumis aux contraintes et contingences de l’artiste de métier, un corps qui envisage sa pratique comme l’espace de plaisir et de liberté que son amateurisme garanti.
Subvertir l’art : marginalité, naïveté, brutalité
Par-delà la vivacité inédite de ses sujets et de sa manière libre, il me semble aussi que l’œuvre de Fernand Joris est essentielle en ce qu'elle métamorphose en acte nos rapports à l’art. En cela, l'œuvre de Joris rime et enrichit les plus riches tentatives de son époque, aussi arrêtons nous un instant sur l’impact profond que l’art de Joris nous permet à mon sens d’articuler.
Lorsqu’il se met au travail artistique, Joris est un homme âgé, retraité, marqué par une vie éloignée de toute culture artistique classique, et c'est ainsi qu'il fonde autrement son engagement en art comme un ailleurs salutaire, comme un espace de liberté. Il ne correspond pas aux attendus de l’art tel que son époque le conçoit, il n’est pas à proprement parler un intellectuel, il n’est pas en quête de beauté ou d’innovation formelle, il n’a pas un désir théorisé de communiquer, il vient d’un milieu ouvrier où les artistes sont rares et apparaissent seulement comme quelques figures tutélaires de la mouvance singulière tels Fleury-Joseph Crépin ou Augustin Lesage. C’est dire, si rien ne prédestine Joris à devenir un tel artiste au dernier chapitre de sa vie. Œuvrant d'abord pour lui-même, pour ses proches, pour les enfants du village, il sera néanmoins exposé de son vivant à plusieurs reprises et présenté alors comme un excellent artiste naïf.
Dans l’introduction de son Encyclopédie mondiale de l’art naïf (Édita / Bibliothèque des Arts, 1984), Oto Bihajlji-Mérin rappelle que «Tout art est naïf à l'origine. La nouveauté ne réside pas dans l'art des artistes naïfs, mais dans sa découverte à une époque donnée.» En effet, depuis la fin du dix-neuvième siècle, et plus précisément depuis la découverte et la visibilité attirée sur Henri Rousseau «Cette irruption du naïf et du primitif dans notre civilisation, dont le point de départ fut le voyage de Paul Gauguin à Tahiti, est l'ultime tentative de l'art moderne européen pour retrouver les trésors d'énergie cachés dans la Nature. Les peintres naïfs ne constituent pas un courant particulier dans l'art moderne. Leurs structures originales et non artistiques se situent en dehors des controverses intellectuelles des artistes professionnels. Leur œuvre est le produit d'une impulsion du cœur, spontanée et insouciante (…) La naïveté authentique trouve son terreau dans les recoins les plus profonds de notre existence. Le seul souci décoratif ou celui de raconter une histoire ne sont pas les uniques caractéristiques de l'art naïf; celui-ci est également source de plaisir dans la découverte et l'utilisation du processus pictural imaginatif.»
Mais de quoi est-on naïf au juste ?
Et si dans un salutaire retournement de perspective, le naïf ou la naïve n’était pas tant celui ou celle qui œuvre en marge des attendus esthétiques de l’art tel qu’il est institutionnellement reconnu, mais plutôt celles et ceux qui par une acuité rare s’émancipent du poids que représente en occident un telle administration de l’art et la condescendance qui l'accompagne? Les vrais naïfs ne sont-ils pas ceux qui semblent croire que l'art puisse avoir de telles limites institutionnelles autres qu'opportunistes? Ne sont-ce pas ceux qui cantonnent et étroitisent le possible en l'enserrant d'un ordre quelconque? L'espace - ce qui espace - de l'art ne devrait-il pas demeurer par essence une illimitation radicale de gestes et de sens pour questionner l'être?
Il faut peut-être rappeler ici qu’en Occident, à partir de la Renaissance, sur fond des querelles de Anciens et des Modernes, l’institutionnalisation et l’administration des arts sous l’égide des académismes et des classes dominantes ont participé à l’écrasement durable d’une immense partie des activités de création parce qu’elles s’épanouissaient en dehors des sphères de marché, de pouvoir, de richesse, parce qu’elles émanaient de groupes sociaux dévalorisés, invisibilisés ou parce qu'elles servaient des perspectives qui semblaient aux intellectuels trop triviales, trop articulées au quotidien.
C'est bien face à la conscientisation de ces entraves que dès la seconde moitié du XIXe siècle, se sont dessinées de multiples tentatives de penser autrement : d’abord au sein de l’espace académique des dits "Beaux-arts" en s’opposant à ses règles (romantisme, réalisme, naturalisme, symbolisme, impressionnisme, etc) et plus tard hors des sphères cantonnées au registre de la partition arts majeurs/mineurs grâce notamment au mouvement Arts & Crafts et à celui du renouveau des arts décoratifs.
Rendons nous bien compte : Brut, primitif, enfantin, singulier, sauvage, amateur, folk, insit, archaïque, autodidacte, paysan, prolétarien, naïf, outsider, marginal, hors-les-normes… au vingtième siècle, la litanie des multiples tentatives pour reconnaître d’autres approches de la notion d’art plus large que celle héritée de la modernité (3) semble sans fin et soulève encore pour nous aujourd’hui une question importante : pourquoi tant d’esprits libres ont cherché à formuler contre leur temps des manières de s’affranchir d’un état de fait qui reléguait l’immense majorité des création artistiques humaines à des perspectives allant de la condescendance au déni, en passant par la minorisation, le rejet, la moquerie, la dénégation ou encore l’invisibilisation presque complète ?
La réponse est assurément dans la question.
«On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l'ont engendré» disait avec clairvoyance Albert Einstein, et pourtant il me semble que la plupart des vocables précités ici, malgré leur intérêt indéniable lors de leur formulation, constituent tous, à leur manière, une tentative entravée tant qu’il s’agissait d’intellectualiser les possibilités de "lutter contre" car se loge à l’endroit de ces diverses tentatives un même paradoxe : lutter contre suppose trop souvent de se constituer à partir de. Nous avons parfois suffisamment intériorisé la puissance d'une domination que nous semblons condamnés à penser à partir des termes et divisions que qu'une telle domination nous impose. Il y a du machiavélisme dans cette aporie qui donne une visibilité et une assise à ce dont on prétend se libérer. «Qui s’évertue à instituer un nouvel ordre pour remplacer celui qui règne fait absurde besogne, le statut d’un chien attaché ne se trouvant pas changé pour ce qu’on change de place son point d’attache, dès lors que reste la même la longueur de la chaîne.» disait Jean Dubuffet en espérant s'en prémunir lorsqu’il tentait en formant le vocable «art brut» de mettre en jeu une critique radicale de l’art et de la culture de son temps.
Et si l’Art brut est probablement la formulation la plus construite dont nous disposons, elle implique une autre difficulté car en définissant l’Art Brut contre «l’art culturel» et en identifiant au départ l’art brut à un corpus d’œuvres marginales, Dubuffet cherche à définir une pensée systémique alternative où les mots «art brut», «art culturel», «auteur.ice brut.e» étayent une alternative au sens de l’art qui l'émancipe de la sphère Culturelle. Comme l'explique remarquablement Céline Delavaux dans son ouvrage fondamental L’art brut un fantasme de peintre (éditions Palette, 2010), la perspective de Dubuffet consiste à défendre un point de vue singulier sur l’art, à en refonder le sens et la définition et ensuite à l’illustrer par sa collection aujourd’hui conservée à Lausanne. En se délestant avec efficacité des critères propres à l’histoire de l’art pour emprunter à l’anthropologie, au folklore ou encore à la médecine, Dubuffet met en place une éthique de l'art qui pose la question essentielle du rapport de l'art et du langage mais aussi du « faire » de l'art. Sont néanmoins maintenus certains des contours discursifs (une large partie du vocabulaire) et institutionnels (la forme collection, le point de départ d'une telle pensée alternative) de la culture qu’il abhorre : «Ce que le « brut » dit de l'art, fondamentalement, c'est que, bien au-delà d'un ensemble d'objets à désigner, à classer, l'art est une pratique humaine dont chaque œuvre réinvente le sens. Et la mise au jour de ce sens n'a pas fini de faire travailler le discours.» (...) « Avec l’art brut, ce que Dubuffet a risqué, ce n’est pas la nomination d’un ensemble d’objets (réalisés par des fous, des spirites ou des autodidactes) qu’il a collectionnés par ailleurs. L’art brut est d’abord une invention poétique qui condense le fantasme d’une pratique artistique désaliénée de l’histoire de l’art et du marché. L’art brut est le moteur du discours de Dubuffet, de sa manière singulière de penser l’art. Autrement dit, l’art brut est son éthique de peintre (d'artiste?).» (C. Delavaux)
Une telle démarche, aussi spéculative et intuitive, sur le sens de l'art éprouvé au prisme du langage et sur son dégagement des décombres de l'historiographie et de l'académisme mérite encore notre attention. Comme l’ensemble des tentatives dans le mouvement desquelles elle s'inscrit, cette démarche désigne bel et bien un espace d'émancipation dont l’historiographie croisée reste à écrire : comment une constellation foisonnante, polyvoque, une multitude a cherché à saisir la richesse vitale que l’esprit de création illimité offre aux compositions de mondes alternatifs. En prendre conscience, c’est tenter de défaire encore une fois certaines entraves à nos pensées. Et pour de bon.
Défaire ces dominations c’est assumer le cadrage opéré par la pensée académique en tant qu'ordre et discipline pesant sur l'espace, le temps, les corps et la pensée. Le reconnaître, c'est rendre possible - à portée d'usage- la faculté de déconstruire l'oppression qui pèse sur l’humain depuis des siècles et nous conditionne à opérer une distinction entre ce qui serait art et non-art, entre ce qui est art et ce qui est artisanat, entre ce qui serait utilitaire et ce qui veut apparaître comme purement (?) artistique, entre ce qui serait légitime ou non, entre ce que l’artiste met au monde et ce que l’humain, le commun, l'amateur, peuvent imaginer. Entre ce qui est digne de notre attention ou ce qui ne le serait pas.
Il nous faut donc déplacer à nouveaux frais ces questions hors des espaces qui nous obligent à penser avec des mots et notions qui oppressent nos visions.
Il nous faut comprendre que cette question d’un dedans et d’un dehors de l’art est éminemment politique car «l’essence discrète et préinstitutionnelle du politique se joue dans les déplacements des seuils qui commandent ce qui mérite l’attention» (Baptiste Morizot, Manières d'être vivants, Actes Sud, 2020).
Dès lors comment de pas nous faire commander ce qui mérite et légitime notre attention ? Comment développer d’autres manières de nous rendre attachés, attentif.ve.s, poreu.x.se à une complicité possible aux choses, comment penser une notion d’art élargie pour jouir au quotidien d'habitudes, de gestes d'apparence anodins mais vecteurs de joie.
Comprendre les enjeux de telles questions, c'est prendre au sérieux - avec Fernand Joris - que c'est dans le quotidien que se joue l'essentiel, dans l'ordinaire et non dans sa suspension. C’est, pour le redire ici une énième fois (merci aux lecteu.rices fidèles;-) ), comprendre que l’art n’est pas une sphère - à part - de la condition humaine mais bien une modalité inhérente à toute position humaine. L’art est une façon de composer des mondes, l’art est ce qui permet de tracer des formes et des récits qui nourrissent nos vies et élargissent nos horizons. Des formes qui disent donc un possible sans limite ni contingence donc.
Pour ce faire, il nous faudrait peut-être nous libérer aussi davantage des approches qui pensent par trop la marginalité. «La marge, c'est ce qui fait tenir les pages ensemble» disait à ce propos Jean-Luc Godard dans un honnête souci d'émancipation. Nous saisissons bien à l'entendre aujourd'hui l'ambivalence véhiculée par cette approche, car ce qui se noue derrière une telle idée mobilise, sans distinction possible, aussi bien la reconnaissance de l'importance de la marginalité que son assignation à demeurer le faire-valoir du centre en un ballet infernal.
Lorsque l’art est ordonné, cadré, limité, contingenté...entravé, ce qu’il limite c’est d'abord le champ de nos possibles. Il ne s'agira donc jamais d'obtenir reconnaissance.
Ce qui importe, aujourd’hui comme hier, ça n’est pas tant d’aller des marges au centre, ça n’est pas de disputer une place centrale, une visibilité et une légitimité centrale, mais bien de tracer/accueillir les voies/voix qui permettent de rompre avec la partition centre/marginalités, en accueillant un espace indifférencié fécond, une humeur de communauté générale qui n’absorbe pas les marginalités dans le centre, qui ne centralise pas les marges, qui ne remplace pas des critères par d’autres mais qui au contraire cultive une absence de limites, un possible illimité. C’est le possible infini luttant contre l’ordre fini car «C’est le fourmillement chaotique qui enrichit et agrandit le monde, qui lui restitue sa vraie dimension et sa vraie nature.» (Jean Dubuffet, Asphyxiante culture)
À cette condition, l’art est alors la capacité d'un être ou d'une communauté à éprouver de la joie dans l'accomplissement de ses gestes. L'art est la faculté d'imaginer autrement le monde et les voies pour le faire exister, pour passer de l'utopie - ce qui n'a pas encore de lieu - à l'intensité de l'espace vécu et construit. L'art est alors radicalement une disposition de l'attention.
Comprendre cette perspective affranchie des limites qui pèsent sur elle, c’est ouvrir une appréhension élargie de l’art comme manière de composer quotidiennement avec la richesse des mondes écosystémiques que nous habitons et arpentons le temps de notre vie terrestre.
Et dans une telle perspective seulement, l'art permet de nous organiser contre l'objectivation du monde, car il est outil de mémoire, de souffle, de joie, de conscience, de désir. Il compose sans cesse à partir et avec tout réel.
Ce mouvement trop inhabituel en histoire de l’art est à lier à ce que proposent certaines pensées essentielles d'aujourd'hui qui engagent l'humain comme monde et partie de mondes, (je vise par là la constellation des pensées de l’écologie, la philosophie du vivant, l'écologie culturelle, les humanités environnementales) ce que Philippe Descola nomme les nouvelles Lumières à même de raconter des histoires vraies en travaillant en profondeur les grandes binarités de la pensée occidentale pour en dépasser les divisions et les colonisation mentales qui entravent notre compréhension et nos actions. (Deborah Bird Rose) Car il y a des significations partout dans les choses qui ne sont pas à projeter, mais à retrouver, avec les moyens qui sont les nôtres, c’est-à-dire à traduire et à interpréter. (Baptiste Morizot)
Manifeste pour une enfance de l'art
Mais quels sont ces moyens à retrouver qui sont les nôtres? Fernand Joris nous en offre un précieux exemple.
Au terme de notre périple, si les caractères spécifiques qui guident le travail de Joris sont bien à prendre au sérieux comme un avant-goût de tout possible, ça n'est pas sa prétendue candeur, son honnêteté, la spontanéité de l'artiste qu'il nous faut seulement souligner, ça n'est pas seulement non plus son émancipation pratique de certains critères pesants mais bien la riche profondeur complice qui le lie à une des rares conditions qui accueille dans un même espace vital le réel et la fantaisie, le réel et le possible, le soi et l'autre : la condition d'enfance.
Une condition où circule tout ce que nous venons de discerner dans son œuvre.
L'expression l'enfance de l'art qui désigne dans le langage courant aussi bien la facilité déconcertante d'une chose que son inachèvement pourrait être relue sans condescendance ni surplomb.
Il nous faut retrouver une vitalité perdue. il nous faut arpenter ce qui, de l'enfance, est resté en germe ou a été condamné par ce qui pèse sur l'adulte. Il n'est plus temps seulement de trafiquer l'inconnu comme disait le jeune Rimbaud mais aussi de ressaisir le connu non-advenu de notre être-enfant. Il nous faut comprendre que l'enfant n'est pas seulement le devenir-adulte qui s’échafaude en nous mais bien un autre paradigme de conscience, d'action et d'être-en-relation que celui qui s'impose sans répit à l'adulte dans la société de son présent.
Cet exercice est assurément difficile dans une société imperturbablement patriarcale et misopède (la haine des enfants), comme au sein de nos psychés qui ne cesse d'oublier ce qui fait une vie d'enfant.
Il faut réactiver cette part puissante de l'être trop souvent condamnée comme traits d'immaturité. Il nous faut chérir l'enfant en nous, habiter l'être-hybride de l'enfance. Il nous faut réactiver son libre foisonnement d'esprit, son esprit d'association, la source du fabuleux, la faculté d'enchantement, la mécanique du rebond cognitif et la riche friction de l'incompris, travailler à notre porosité, accueillir l'espace et les manières d'éprouver des joies profondes, de la colère profonde, de la rage qui transforme l'indignation viscérale en réflexion et en action. Il faut réanimer l'enfant silencié en chacun.e, il faut réveiller la puissance illimité de l'enfant en nous, il nous faut raviver notre innocence (étymologiquement notre " faculté de ne pas nuire") et notre puissance d'accueillir ce qui est, notre foi dans notre capacité à créer et à transformer le monde dont nous somme un sujet écosystémique parmi d'autres, il nous faut renouer avec l'intuition fertile de notre ascendance commune avec tout le vivant, d'une vie en partage, d'un territoire commun, et probablement de nombreux affects parmi ceux qui tissent une existence.
Il faut prendre au sérieux la parole de l’enfance, celle qui ose percer le silence indigne du monde adulte. Il nous faut lutter, car "nous voulons de l’art qui danse" comme disait tendrement Jean Dubuffet.
La jeunesse n'a pas d'âge. Et elle a toujours raison, qui l'écoute est sage.
Merci Fernand.
Augustin DAVID, Été / Automne 2024
«Ce que j'ai appris de l'enfance: que la parole est la seule chose qui nous reste de l'époque où nous n'étions pas encore des êtres parlants. Nous avons perdu tout le reste - mais la parole est la relique ancestrale qui en conserve le souvenir, la petite porte à travers laquelle nous pouvons, un instant, y retourner.»
Giorgio Agamben
NOTES
(1) Céline Delavaux, L’Art brut, un fantasme de peintre : Jean Dubuffet et les enjeux d’un discours, Paris : Palette, 2010
(2) La récente exposition Hey! céramique à la Halle Saint Pierre tente cette expérience de la friction
(3) La pensée des choses, au sein de la modernité, s'est retrouvée docile, désarmée, face à la summa divisio entre sujet et objet, substance et matière, corps et esprit, culture et nature : c’est un héritage de la philosophie antique et de sa relecture par le dualisme ontologique de la philosophie de l'esprit cartésienne. Sur ce sujet (re)lire notre présentation dans le cadre du Collège International de Philosophie "J’ai des souvenirs qui en sont pas les miens")
________________
REMERCIEMENTS
L'iconographie photographique que nous avons utilisée semble provenir des archives de la famille de Fernand Joris partagée il y a une trentaine d'année ; malgré nos recherches nous n'avons pas réussi à identifier l'origine précise de ces images non créditées dans les deux catalogues cités ci-dessous.
Ce travail ici mené n'aurait jamais pu voir le jour sans le passionnant engouement porté depuis 1966 par des passionnés de l'œuvre de Fernand Joris qui ont imaginés notamment deux remarquables catalogues d'exposition il y une trentaine d'années.
Les références à ces catalogues sont ainsi signalées dans les notices des œuvres présentées:
-Fernand Joris, Musée lanchelevici, La Louvière, du 1er au 31 octobre 1993
-Rétrospective Fernand Joris, Peintre-Céramiste 1885-1966 , Hôtel de Ville d'Anderlues, du 2 au 22 septembre 1996 à l’occasion du trentième anniversaire du décès de l’artiste.
Les bibliographies présentes dans ces deux ouvrages ont été mise à jour ici.
Nous tenons à remercier M. Benoît Goffin, Conservateur du Patrimoine artistique de la Ville de La Louvière ainsi que l'équipe du centre Kéramis de La Louvière.
Merci également aux collectionneu.r.ses qui ont mis ces œuvres sur mon chemin et permis à ce travail d'être mené.
Merci à Charlotte pour ses relectures complices et précieuses.