Il est des personnes qui vivent une aventure et dont la vie forme une parabole. Robert Picault fut de celles-là et l’heure de sa redécouverte est proche.
Autour de pièces rares et à l'occasion de la sortie du livre Picasso / Picault - Picault / Picasso, un moment magique à Vallauris 1948-1953, nous vous proposons une plongée dans le midi du siècle.
Au sortir de la seconde guerre mondiale, la France est en reconstruction et traverse une crise spirituelle féconde où sont convoqués aussi bien le christianisme d’un retour aux sources que les idéaux communistes les plus purs. Diverses communautés voient le jour guidées par des raisons d’être variées, formalisées ou non.
L’artisanat et son éthique se trouvent au centre de la création et, avant la vogue suivante de 1968, la recherche d’un savoir-faire vivant, couplée à un idéal de vie, pousse de nombreux jeunes artistes à écumer les centres historiques à la recherche de racines sur lesquelles grandir.
L’indicible de la guerre encore proche rend ces chemins moins lisibles mais c'est avec entrain qu'une génération les arpente. L’industrie n’est, de toute façon pas vraiment prête aux enjeux du design balbutiant, et ces jeunes gens, issus des zazous et existentialistes de Saint-Germain-des-près ou de terroirs agonisants de leurs pays, s’interrogent et cherchent à construire des formes de vie mues par la connaissance et le plaisir.
Parmi ces viviers, le Sud provençal devient un appelant et la terre un monde ouvert pour un art qui s’invente ici et maintenant. Architectes et artistes issus des écoles des Beaux-Arts convergent vers Vallauris. L'arrivée de Suzanne Ramié, André Baud, Roger Capron, Alice Colonieu, Robert Picault, Jean Derval, Henri Grailhe ou Juliette Mazaudois marque le renouveau de la céramique locale. La nouvelle vague d'artistes crée dans une liberté où se mêlent préceptes modernistes, formes expressionnistes et sensibilité vernaculaire méditerranéenne.
L’influence de Georges-Henri Rivière et de sa redécouverte dans les années 1930 des arts et traditions populaires alimentent les idées. Mais la cohabitation entre les artistes fraichement arrivés et les potiers traditionnels fait poindre quelques conflits que l’envie de parfaire un art populaire étouffe toutefois opportunément. Les uns font et les autres découvrent que dans ce creuset chacun trouve une entrée vers un langage commun. L'émulation est grande et la vie prend des allures festives là où le sens est rendez-vous.
L'arrivée de Picasso à Vallauris éclaire le mouvement déjà en marche et attire d'autres artistes, peintres ou sculpteurs venus se donner à la terre. Le résultat – malgré l'aveuglement lié au trop plein de lumière dirigé sur Picasso- est positif et fécond, une foule de manières s’expriment et demain semble toujours remis à aujourd’hui. Picasso stimule, par sa puissance créatrice, l'émergence d'une poterie libre et inventive. Les différents céramistes que regroupe la ville sont tous d'excellents techniciens et des chercheurs passionnés. Émergent les noms d'André Baud, Roger Capron, Marcel Giraud, Robert Picault, René Maurel, Henri Grailhe, Ozère, Juliette Laurent-Mazaudois, Max Boissaud, Les Archanges (Gilbert Valentin), La poterie du Grand Chêne (Odette Gourju et Lubina Naumovitch), Jacques Innocenti, Juliette Derel, Les Argonautes (Isabelle Ferlay et Frédérique Bourguet), Eugène Fidler, Alexandre Kostanda, Gilbert Portanier, François Raty, Jean Derval, l'atelier du Tapis Vert, ou encore Sébastien.
Parmi ceux-là, Robert Picault forme une figure essentielle. Pionnier des néo-arrivants du retour à la paix, Robert Picault est un parisien formé à l’école des arts appliqués. Formant le vœu de faire revivre la poterie de Vallauris, Picault est à la source d'une œuvre puissante et d'une très grande variété.
Marqué par sa sensibilité à nourrir le présent du passé, il entend faire du beau pour tous et s'attèle dès son arrivée à Vallauris à concevoir une céramique moderne mais intimement liée à une tradition locale séculaire. Il sera sa vie durant au cœur des enjeux céramiques de la seconde moitié du vingtième siècle, de l'importance nouvelle de la céramique architecturale à l'avènement d'une céramique utilitaire d'une extrême actualité où la force de la série s'appuie sur le caractère unique de chaque pièce.
Il s’installe à Vallauris en 1945 avec ses amis Roger Capron et Jean Derval, "les trois coqs". Les deux premiers fondent l’atelier Callis dont le soleil méridional devient l'emblème. Ils font leurs armes en redécouvrant avidement le répertoire de formes tournées issues des traditions locales. Les pièces sont animées d'une vigueur toute personnelle qui s'abreuve à la source de l'imagerie populaire méditerranéenne.
La personnalité forte des artistes les incitent à créer ensuite chacun leur atelier pour mener leur voie où ils l’entendent.
En 1948, Robert Picault fonde son propre atelier Chemin du Fournas, voisin immédiat de l’atelier de Picasso avec qui commence un dialogue fécond. Picault se rappelle «Il (Picasso) tenait à me faire partager son goût pour la tauromachie. Il m’emmena donc à Arles et à Nîmes voir les plus grandes corridas. Assis au premier rang avec Françoise Gilot, Picasso et ses amis, je filmais en Kodachrome la tragédie qui se déroulait dans l’arène. Lorsque je projetais mes films à Picasso, il fut ébloui par les couleurs de la corrida car c’était la première fois qu’il voyait un film en couleur sur le sujet. » (sur ce sujet voir l'admirable fond d'archives conservé au Musée Picasso)
Dans son nouvel atelier Picault développe une gamme large et inventive de poterie tournée vernie à l’alquifoux et à l’émail noir qu’il participe à remettre à la mode avec Georges Jouve à Paris et les potiers d’Accolay en Bourgogne.
Sorte de Stig Lindberg français, Picault partage avec le maître suédois le souci de réactualiser l’art céramique du contenant et le sens d’une création manuelle irriguant de sensibilité le monde discret et édifiant du foyer domestique.
Profondément attaché à la réunion -chère aux avant-gardes- de l’art et de la vie, Picault œuvre à promouvoir un art tourné vers la quotidienneté. Il se donne comme mission de repenser la poterie d’art culinaire avec une devise simple « De la cuisine à la table ». Il fait voler les conventions limitantes de la bourgeoisie et met son ardeur à mettre en pratique un art de vivre essentiel où se rencontrent et s’alimentent des idéaux de commensalité - le partage du repas- et de beauté fonctionnelle.
Il invente une nouvelle peau pour une cérémonie hors d'âge, sûr que l'humain et le partage sont la base de la vie heureuse. Picault vise une beauté humble, il ne multiplie pas les artifices. Il crée des gammes simples, cuites au four à bois, et redessine des formes anciennes. Sa palette est fondée sur un habile réseau de lignes tracées librement au pinceau à l’oxyde de cuivre et à l’oxyde de fer sur une base d’émail blanc. La série existera dans la variation de pièces uniques coordonnées. On y croise le folklore provençal, l’influence des poteries méditerranéennes, l’imagerie et l’abstraction dans un véritable système ornemental qui lui assure liberté et simplicité.
Ces pièces parlent à chacun et le succès est important.
Il lui vaut une médaille d’or à la prestigieuse IXe Triennale de design de Milan en 1951, année faste et légendaire où un autre chantre d’une beauté quotidienne, Marco Zanuso, se voit célébré lui-aussi pour son fauteuil Lady. Picault se rappelle: "L'émail stannifère (exempt de plomb) me semblait parfaitement convenir à une "nouvelle poterie" de qualité...Et pour ajouter un charme de plus à cette poterie cuite au bois de pleine flamme, il fallait la décorer. J'appris donc à des jeunes filles du pays à décorer sur émail cru. Après une courte période d'apprentissage, elles se révélèrent d'excellentes décoratrices. Elles furent vite capables d'exécuter des décors simples à base d'éléments géométriques en vert de cuivre et brun de fer, puis vinrent les décors de fleurs, d'oiseaux, de poissons. Mes prix de vente, que je voulais très raisonnables, imposaient des décors enlevés, rapidement exécutés. Cette manière de voir était très nouvelle dans les années 50. J'avais gagné mon pari et donné un sang neuf à la poterie culinaire de Vallauris qui désormais était décorée. En 1951, une médaille d'or à la Triennale de Milan récompensa mes recherches". (lettre datée du 8 juillet 1986)
En 1962, fatigué du mauvais pli pris par Vallauris devenue industrie touristique, où les pires ersatz polluent le meilleur de l’art français méridional, il accepte la proposition de l’Aga Khan de venir monter un atelier de céramique sur la côte d’émeraude sarde. La Cerasarda naît et accueille à sa direction artistique le déjà-fameux Robert Picault.
Picault y travaille de 1963 à 1966 et oriente la production de la fabrique sur deux axes essentiels: la fabrication entièrement manuelle et une recherche fondée sur les émaux unis vifs et profonds expérimentés en France et qui semblent trouver leur raison-d’être sous le soleil acide de la Sardaigne.
Les considérations essentielles qui animèrent tout le parcours de Picault ne nous apparaissent peut-être pas assez clairement aujourd’hui. Elles méritent pourtant notre attention -plus que jamais- car des figures comme Picault marquent une étape essentielle en France de la volonté farouche d’attaquer la hiérarchie académique des Arts et l’idée stérile d'un art séparé de la vie.
Picault et ses acolytes partagent un enthousiasme commun qui prend des atours très variés selon le langage propre à chacun mais qui se retrouve sur le terrain offensif d’une très haute estime de la vie quotidienne. Henri Lefebvre et Guy Debord ne sont pas loin et à défaut d’un Soetsu Yanagi à la française pour avoir théorisé ce combat, il est de notre devoir de saisir que ces pionniers ont œuvré corps et âme à l'invention de formes de vie.
La perspective sera le quotidien ou ne sera pas, car toutes les idées sont vides quand la beauté ne peut plus être rencontrée dans l'existence de chaque jour.
A l'heure de la redécouverte, longue vie à Robert Picault et que sa parabole trouve un écho dans notre temps.
Nous remercions de tout cœur la famille de Robert Picault, particulièrement sa fille Anne Aureillan, pour sa gentillesse, son enthousiasme et son aide. (Images Archives Picault © Anne Aureillan)
Pour en savoir davantage, voir la très belle édition parue sous la houlette de Suzanne Slesin chez Pointed Leaf Press à New York lire: Picasso / Picault - Picault / Picasso, un moment magique à Vallauris, 1948-1953, par Sylvie Vautier, 2016.