....Monnaie..Currency....
Mon compte..My Account

Shibui 渋い, une beauté discrète..Shibui 渋い, a discreet beauty

Focus

La démarche de la galerie Stimmung consiste à déjouer les critères de lectures et d’appréciations de l'art et de la beauté de notre époque.

Pas à pas, s'articulent peut-être ainsi des outils ouvrant d'autres façons de nous lier aux objets.

Dans cet esprit, et avec l'horizon d'un futur travail plus approfondi sur cette notion importante, je vous propose aujourd'hui une première plongée dans la matière de ce qui est shibui.

________

Illustrations: série Polaroïds de Damien Ropero
Photographies des œuvres par Léang Seng



« Le kaki astringent
On en ferait
Un bon remède contre les imbéciles »
Shiki Masaoka

« Le monde se dilate ou se rétracte proportionnellement à notre courage »
Anaïs Nin


La diversité des mondes cohabitants sur la Terre est l'un des compagnonnages les plus précieux à disposition des esprits curieux.
Ainsi, dans les manières de nous attacher à l'inconnu s'opèrent parfois des sentiments déroutants capables de nous faire deviner d'autres chemins.
Croyant aux promesses d'une telle perspective, j'ai parfois, d'où je parle, la curieuse sensation que le Japon connaît des concepts esthétiques et philosophiques (nous en avons exploré quelques-uns ici et ) qui semblent presque avoir été inventés pour nous aider à cheminer dans notre présent. Sans m'illusionner, je sais qu'ils ont au moins l'insigne vertu de déplacer nos perspectives en dégageant des seuils, voire des chemins, là où nous ne verrions autrement que des impasses ou des murs infranchissables.
Ainsi de l'adjectif shibui et de son substantif shibumi qui recoupent divers sens capables d'éclairer utilement ce que je cherche à caractériser dans certaines de mes recherches, sésame aussi important que difficile à saisir dans sa richesse.


En dehors du Japon, le terme shibui était presque inconnu jusqu'à ce qu'un article du numéro d'août 1960 du magazine House Beautiful intitulé « Discover Shibui: The Word for the Highest Level in Beauty. » , l'invite à la table de l'Occident.
Cette année-là, Elizabeth Gordon, rédactrice en chef de House Beautiful (1941-1964) écrivait : « Shibui décrit un sentiment profond, sans prétention et calme. Il est discret et sans ostentation. Il peut avoir des ambitions cachées, mais elles ne sont ni présentées ni exposées. La forme est simple et a dû être réalisée avec une économie de moyens. Shibui n'est jamais compliqué ou artificiel… La beauté Shibui, comme dans la beauté de la cérémonie du thé, est la beauté qui fait du spectateur un artiste. » 

Initialement et jusqu'à la période Muromachi (1333-1568), le terme shibui était un qualificatif essentiellement gustatif; il désignait ce que nous nommons en français l'astringence, cette sensation de rugosité au palais, l'effet de ce qui resserre les tissus vivants, faisant ainsi se tordre nos lèvres et provoquant d'abord une moue dubitative avant que l'intérêt d'un tel goût ne se laisse peut-être approcher. C'est l'essence par exemple des tannins de certains vins, des clous de girofle, de la cannelle, des baies du Sichuan ou des épinards qui nous font apprécier (ou non) la complexité de leur goût.



Au regard du Japon, l'exemple caractéristique et inlassablement répété de cette acception est le goût de certains kakis avant qu'ils n'atteignent la maturité qui les rendront d'une saveur plus douce. Cette sensation d’astringence est justement recherchée dans certaines préparations, pour la richesse, l’épaisseur des bouquets qu’elle rend possible.
Au cours de la période Edo (1603-1867), le qualificatif shibui va évoluer dans les usages japonais pour glisser vers un concept esthétique et sensible, en usage sur le terrain des arts. S'opère par cette mutation un renversement des valeurs accolées à cette sensation qui permet le passage du concret de l'astringence à l'idée d'une profondeur de goût qui demande du temps pour être appréciée.
Dans son merveilleux livre L'astringent (Les ateliers d'Argol, 2012), Ryoko Sekiguchi explique que shibui ne désigne « pas un goût mais une sensation du corps tout entier (...) (un) défaut tourné en qualité, travail patient et délicat, (un) goût patiné » . Elle use d'une belle métaphore pour nous inviter à en comprendre la consistance profonde et ambivalente : le shibui évoque non « pas la gentillesse de qui n'a connu que le bonheur, mais celle d'un être qui aurait traversé l'amertume de l'existence. » 
Le mot va prendre peu à peu au figuré, un sens très profond qui remobilise autrement le sensible en laissant la part belle à l'usage et au temps nécessaires à l'appréciation de celui-ci. 
Sont ainsi qualifiés de shibui les choses, espaces, personnes, situations donnant accès à un registre inédit de beauté-bonté. Quelque chose de shibui, bien qu'apparemment simple, évoque la profondeur de la nature complexe -composée- de la vie.
Sa qualité particulière est de révéler, par l'attention, la beauté de ce qui est considéré comme ordinaire ou banal. L'esthétique du shibumi nous ouvre les yeux sur la beauté de la vie réelle et banalement quotidienne ; elle est une manière d'être, une approche de l'existence, une attitude qui saisit et reconnait la valeur de la beauté ajustée aux réalités quotidiennes et au temps qui file.



Il s'agit donc de se mettre en position d'interrogation sensible pour ressentir la matière d'une beauté simple, de la déceler et d'en jouir. Le temps est alors un allié. Ce qui se joue est à l'opposé de toute flagrance, l'inverse de tout clinquant. C'est une beauté-bonté non immédiate, qui interroge, curieuse, à facettes multiples.
Est ainsi shibui une sensation de justesse face à ce qui se dérobe dans le flux du présent, une appréhension méditative et sensible de la beauté qui demande une intense qualité d'attention pour ne pas demeurer, sinon, insaisissable.
Ce qui s'opère dans ce glissement de sens facétieux, c'est la prise en compte du temps que la bonté met à se révéler. C'est le cœur de ce qui rend ce mot passionnant : Shibui a cette force merveilleuse d'une idée, d'une dynamique qui allie expérience sensible et temporalité et qui reconnait à l'usager un rôle actif dans le saisissement de l'art.

En explorant les caractéristiques d'objets dont la beauté serait incluse dans leur bonté et non le fruit d'une fabrication volontaire en vue de la beauté -a Beauty Born, Not Made- le penseur du Mingei (art populaire japonais), Yanagi Sōetsu affirme dans son ouvrage fondateur The Unkown Craftman que « le monde regorge de différents aspects de la beauté. Le beau, le puissant, le gai, l’intelligent, tous appartiennent au beau. Chaque personne, selon ses dispositions et son environnement, se sentira une affinité particulière avec tel ou tel aspect. Mais lorsque son goût s’affine, il arrive nécessairement à une beauté qui est shibui. Bien des termes servent à désigner le secret de la beauté, mais celui-ci est le dernier mot. »



Un lecteur occidental pourrait à ce stade craindre de trouver dans cette approche un snobisme distinctif scindant le monde entre celles et ceux qui seraient dotés d'une telle faculté et les autres. En vérité, il n'en est rien, car il n'est point question d'une connaissance déjà donnée mais d'un cheminement sans fin vers une qualité d'attention, d'une tournure sensible, d'une certaine orientation qui nous met en position d'accueillir nos sensations et de nourrir les relations possibles avec la beauté shibui.
On évoque ainsi moins une donnée objectivable qu'un état d'esprit rendant possible une perception singulière, autonome et ajustée d'une qualité transpirant dans des textures, des matières, des moments, des impressions. Le shibui est toute subjectivité, il déjoue même la logique du dualisme sujet-objet en reconnaissant à la chose une agentivité. C'est bien la chose qui nous engage dans cette voie et pas seulement nous qui projetons en elle.
Il faut alors prendre la perception non pas seulement comme quelque chose saisissant ce qui est là pour se dévoiler à quelques privilégiés mais bien plutôt comme une strate supplémentaire qui permet la relation en s'agrégeant, en s'articulant à d'autres qualités et en déjouant les assignations pour nous mettre en position de nouer un attachement entre un monde et un habitant de ce monde.
La vraie beauté shibui n’est pas celle qu'un créateur déploie devant le spectateur. Elle émane de l’intérieur de l'œuvre, de l'usager pour exister dans la relation nourrie entre les deux.
Dans cette perspective, c'est toute la position du créateur qui est densifiée: « créer » signifie alors faire une chose de telle sorte qu'elle amène celui qui la contemple à en dégager la beauté par lui-même. La beauté shibui fait ainsi du contemplateur un artiste, un voyant dirait ici Rimbaud.
Cette idée nous invite à saisir le rapport originel de l'œuvre avec la vérité : contempler signifiant à l'origine « être avec une portion du ciel », (dans « cum templum » : le premier sens de « templum » c’est l’espace désigné dans le ciel par l’augure avec son bâton pour les auspices, et donc la portion que l’on observe pour la divination.) c'est-à-dire regarder en s'absorbant dans l'objet et en le considérant en vérité, par la pensée et le sensible des usages.
Le zen utilise aussi l’expression kenshō dans laquelle ken signifie « voyant » et shō  « nature »: assemblés, les deux mots ne veulent pas dire « voir la nature » mais plutôt « voir indistinctement dans sa propre nature comme dans la vérité de la Nature ». Dans kenshō, l’artiste et son interlocuteur ne sont plus deux entités distinctes. Le faire de l'artisan et l'usage de tout un chacun conspirent d'un même souffle impliquant de mêler sensations, toucher, et relation au temps qui passe dans une perspective connexe bien que différente de celle aujourd'hui plus connue du wabi-sabi.
Ce qui laisse sentir le shibui ne relève donc pas seulement d'une esthétique mais bien d'une éthique d'un rapport au temps qui déjoue, je le crois, les attendus et illusions du temps moderne.
Ce qui est shibui offre ainsi avant tout une perspective.



Ceux (vivants ou non-vivants) qui sont qualifiés comme tel possèdent des traits de simplicité, une profondeur, une modestie, un naturel, une relation à la banalité, des imperfections assumées et une quiétude confinant au silence. Ce qui s'en dégage est la condition d'une beauté discrète, mate, sobre, indisciplinée et indisciplinable.
Les objets Shibui témoignent ainsi d'une simplicité qui se révèle justement à l'appui discret de détails subtils, de textures rugueuses, de coloris difficiles à nommer, d'harmonies sourdes qui participent d'un équilibre, d'un sens de la mesure entre simplicité trop légère et complexité trop écrasante.
Partant, c'est bien un rapport au temps qui vient au-delà de cette phase créatrice amplifier et nourrir ce qui est shibui. Comme dans le kaki ne révélant sa douceur qu'au prix de la rugosité qui habite d'abord nos papilles à son premier contact, comme dans le vin qui offre son âpreté  pour donner du relief à un repas, à un moment partagé, comme dans les sublimes polaroïds corrompus de Damien Ropero qui illustrent ici mon propos, comme dans les coloris bruns des tannins qui ne révèlent que pas-à-pas une beauté si peu flatteuse, cet équilibre instable participe de la richesse inénarrable de ce qui est shibui.

Ce qui est apprécié comme shibui, nous permet de trouver constamment de nouvelles significations, de nouvelles émulations sensibles et quotidiennes à son contact. Shibui est le contraire de la flagrance. Ce qui est shibui est un truchement. Est shibui la beauté d'une riche épaisseur qui fait croître son rayonnement dans le temps.
En s'y rapportant, on arpente une ligne entre ce qui se révèle discret et ce qui s'expose, entre contours et être, entre silence et sobriété, entre ce qui est travaillé et ce qui est naturel, entre œuvre et nature.
Ainsi les contours, les matières, les textures, les couleurs de ce qui mérite le qualificatif de shibui sont moins des atours que des outils de réflexion, de méditation. Ils disent l'idéal d'une beauté intuitive, humble et discrète, qui est ressentie plus que vue.
Mais cette beauté discrète n'est pas inoffensive car elle porte en puissance un questionnement sur la quotidienneté et ses sources de joies. Yanagi Sōetsu se réfèrait déjà à « une beauté avec des implications intérieures »  aidant a saisir que la beauté shibui, est une forme d'entente, un « sens ressenti » d'une beauté non figée -évolutive- en lien avec la force et la fragilité de la temporalité de nos vies. Ce qui est palpable dans ce régime de beauté n'est rien moins que la vie tapie derrière les qualités de toute expérience, derrière l'implacable impermanence de l'être.

Nous donner les moyens d'emprunter ce chemin pour comprendre et expérimenter ce qu'est la beauté shibui est une étape vers la consistance de toute harmonie désirable.
Mais je crains d'avoir été déjà bien trop bavard à expliquer ce qui relève d'une discrétion fondamentale, alors entrons ensemble dans un espace inépuisable au travers de ces quelques exemples d'œuvres auxquelles j'accole volontairement le terme shibui, et qui sont tout aussi volontairement sélectionnées parmi des œuvres non japonaises, de manière à contrer les évidences trop séduisantes...


Augustin DAVID, été 2023



Ma compréhension de la notion de shibui doit beaucoup à la poésie des mots de Ryoko Sekiguchi dans L'astringent publié aux éditions Les ateliers d'Argol en 2012 et réédité en 2018. Merci à eux.
Je remercie de tout cœur mon ami Damien Ropero pour son aide précieuse, pour l'élan qu'il me donne par la beauté de ses images shibui.
Je remercie mon amie Anne pour son soutien indéfectible qui m'aide tant à peser mes mots et leurs significations.

Newsletter

....Entrez votre mail et nous vous tiendrons informés des nouvelles et des mises à jour! ..Enter your mail and we'll keep you posted with news and updates!....